Sarah se croyait en colère.
Elle se croyait furieuse contre Iris, qui aurait dû se montrer elle-même plus respectueuse des sentiments d’autrui. Et puis, si elle tenait vraiment à lui reprocher son égoïsme, n’aurait-elle pu le faire dans un lieu plus intime ?
Et devait-elle ensuite l’abandonner ainsi ? Sarah comprenait bien la nécessité de parler à lady Edith avant que Capucine ne fonce sur elle, mais Iris aurait au moins pu lui dire qu’elle était désolée.
C’est à ce moment-là, alors qu’elle se demandait combien de temps elle pourrait affecter d’ignorer l’arrivée de lord Hugh, qu’un brusque hoquet contracta la poitrine de Sarah. Qui ravala un sanglot.
Apparemment, elle n’était pas seulement furieuse ; et le risque était grand qu’elle fonde en larmes, ici même, dans le salon des Fensmore, où se pressaient les membres les plus éminents de l’aristocratie.
Elle pivota en hâte, déterminée à étudier de près le grand et sinistre tableau accroché au mur voisin. Le portrait était celui d’un notable flamand à l’air peu avenant. Du XVIIe siècle, à en juger par ses vêtements. Comment parvenait-il à avoir l’air si fier avec cette fraise ridicule ? Son regard méprisant disait assez qu’aucun de ses cousins n’aurait osé lui jeter le qualificatif d’égoïste à la figure et que, le cas échéant, il n’en aurait pas pleuré pour autant.
Sarah pinça les lèvres et le foudroya du regard. On pouvait sans doute juger du talent remarquable de l’artiste au regard mauvais que le gentleman sembla lui renvoyer.
— Cet homme vous a offensé ?
Hugh Prentice. Sarah le reconnut à sa voix. Honoria avait dû le diriger vers elle. Sinon, elle ne voyait pas pourquoi il aurait recherché sa compagnie.
Ils s’étaient promis d’être polis, pas zélés.
Elle se retourna. Il se tenait à environ deux pas d’elle, impeccablement vêtu pour le dîner. Seule sa canne détonnait. Le bois en était éraflé et terni, nota Sarah sans comprendre pourquoi elle trouvait cela si intéressant. Lord Hugh voyageait certainement avec un valet, car ses bottes reluisaient et sa cravate était artistement nouée. Pourquoi sa canne ne bénéficiait-elle pas des mêmes soins attentifs ?
— Lord Hugh, le salua-t-elle avec une petite révérence, soulagée de constater que sa voix paraissait presque normale.
Il ne répondit pas immédiatement. Le menton légèrement levé, il examinait le portrait. Sarah fut ravie de n’être pas l’objet d’une attention identique. Elle n’aurait sans doute pas supporté une autre dissection de ses défauts si tôt après la première.
— Ce col a l’air affreusement inconfortable, commenta-t-il.
— Ç’a été aussi ma première pensée, avoua Sarah avant de se rappeler qu’elle n’aimait pas cet homme et, surtout, que s’occuper de lui ce soir s’annonçait comme une corvée.
— Nous devons nous estimer heureux de vivre à une époque moderne, je suppose.
Elle garda le silence car ce genre de déclaration n’appelait pas de réponse. Lord Hugh continua d’observer le tableau, se penchant même un instant, sans doute pour apprécier les coups de pinceau.
Avait-il deviné qu’elle avait besoin d’un peu de temps pour recouvrer son sang-froid ? Non, il ne semblait pas être homme à remarquer ces choses-là. Quoi qu’il en soit, elle apprécia ce répit. Quand il finit par se tourner vers elle, elle respirait plus librement, et ne courait plus le risque de se donner en spectacle devant plusieurs dizaines d’invités.
— Le vin est très bon, ce soir, m’a-t-on dit, déclara-t-elle.
Si l’entrée en matière était un peu abrupte, elle restait polie, et inoffensive. Et puis, c’était la première chose qui lui était venue à l’esprit.
— Vous a-t-on dit ?
— Je n’en ai pas bu, expliqua-t-elle. En fait, poursuivit-elle après un silence un peu embarrassé, personne ne me l’a dit. Il se trouve que la cave de lord Chatteris est renommée. Je… je n’imagine pas que le vin puisse être autre chose que bon.
Bonté divine, la conversation s’annonçait laborieuse. Sarah était toutefois déterminée à la poursuivre. Si jamais elles venaient à regarder dans sa direction, ni Honoria ni Iris ne pourraient prétendre qu’elle ne tenait pas ses promesses.
— J’essaie de ne pas boire en compagnie des Smythe-Smith, déclara lord Hugh d’un ton presque désinvolte. Cela se termine rarement bien pour moi.
Sarah étouffa un petit hoquet.
— Je plaisante, précisa-t-il.
— Bien sûr, acquiesça-t-elle en hâte, mortifiée de s’être montrée aussi peu subtile.
Elle aurait dû comprendre la plaisanterie. Elle l’aurait comprise si elle n’avait été encore bouleversée à cause d’Iris.
« Seigneur tout-puissant, faites que cette soirée se termine le plus vite possible ! » supplia-t-elle.
— N’est-ce pas intéressant, reprit lord Hugh, tout ce qu’imposent les conventions sociales ?
Sarah se tourna vers lui, sachant cependant que son expression ne trahirait rien de ce qu’il voulait dire. Lorsqu’il inclina la tête de côté, les ombres jouèrent sur son visage, qui était effectivement impassible.
Il est beau, constata Sarah dans un brusque éclair de lucidité. Il ne s’agissait pas seulement de la couleur de ses yeux, mais du regard qu’il posait sur les gens, direct et parfois déconcertant. Celui-ci conférait à ses traits une intensité difficile à ignorer. Quant à sa bouche… Il souriait rarement ou, en tout cas, il lui souriait rarement ; en fait, ses lèvres avaient un pli plutôt ironique. Certains ne trouveraient peut-être pas cela séduisant, mais elle-même… si.
« Dieu tout-puissant, faites que cette soirée soit déjà terminée », pria-t-elle.
— Regardez-nous, poursuivit-il, confinés dans une pièce avec… combien de personnes, à votre avis ?
Sarah ne voyait absolument pas où il voulait en venir, elle hasarda toutefois une réponse.
— Admettons, dit-il, même si elle comprit, à son rapide survol du salon, qu’il n’était pas d’accord avec son estimation. Et leur présence collective signifie que vous, dont nous savons déjà que vous me trouvez détestable, faites preuve de politesse.
— Je ne me montre pas polie parce qu’il y a quarante autres personnes dans la pièce. Je me montre polie parce que ma cousine me l’a demandé.
La commissure de ses lèvres frémit, peut-être d’amusement.
— Avait-elle conscience du défi que cela pouvait représenter ?
— Non.
Si Honoria savait qu’elle ne recherchait pas la compagnie de lord Hugh, elle n’avait pas semblé prendre la mesure de sa détestation.
— Dans ce cas, je dois vous féliciter d’avoir gardé vos protestations pour vous-même, dit-il en inclinant la tête avec ironie.
Sarah releva le menton, consciente qu’elle commençait à redevenir elle-même.
— Ce que je n’ai pas fait.
À sa grande surprise, lord Hugh laissa échapper ce qui ressemblait à un rire contenu.
— Et elle vous a néanmoins imposé ma présence ?
— Elle s’inquiète à l’idée que vous ne vous sentiez pas le bienvenu à Fensmore, répondit Sarah, d’un ton qui sous-entendait qu’elle ne partageait pas cette inquiétude.
— Et à ses yeux, vous êtes la personne tout indiquée pour empêcher cela ?
— Je ne lui ai pas parlé de notre précédente rencontre, reconnut Sarah.
Son hochement de tête condescendant arracha à Sarah un grognement à peine étouffé. Elle détestait ce ton qui sous-entendait : « Je vois bien comment fonctionne cette jolie petite tête de linotte. » Si Hugh Prentice était loin d’être le seul homme en Angleterre à l’employer, il semblait avoir affiné cette aptitude plus que les autres. Comment qui que ce soit pouvait supporter sa compagnie plus de quelques minutes ? Certes, il était plutôt agréable à regarder et, certes, il était (disait-on) exceptionnellement intelligent. Mais, Seigneur, il était aussi pénible qu’un crissement d’ongle sur une ardoise !
Sarah se pencha vers lui et débita d’une traite :
— On peut prendre la mesure de l’affection que je porte à ma cousine au fait que je n’ai pas trouvé un moyen quelconque de mettre du poison dans votre poudre dentifrice.
À son tour, il se pencha vers elle pour riposter :
— Le vin aurait pu remplacer avantageusement la poudre dentifrice, si je buvais. D’où votre suggestion, n’est-ce pas ?
— Vous êtes fou, marmonna-t-elle, refusant de céder du terrain.
Il haussa une épaule, puis recula, l’air dégagé.
— Ce n’est pas moi qui ai parlé de poison.
Sarah en resta bouche bée. On aurait pu croire qu’il parlait du temps qu’il faisait.
— En colère ? s’enquit-il poliment.
À vrai dire, elle était moins en colère que prise de court.
— Vous ne donnez pas vraiment envie d’être aimable avec vous, finit-elle par répondre.
— Étais-je censé vous offrir ma poudre dentifrice ?
Quel être exaspérant ! Et le pire, c’était qu’elle n’était même pas sûre qu’il plaisantait, à cet instant. Elle s’éclaircit néanmoins la voix et répliqua :
— Vous étiez censé avoir une conversation normale.
— Je ne suis pas certain que nous ayons l’un et l’autre des conversations « normales ».
— Je peux vous assurer que pour ma part, c’est le cas.
— Pas avec moi.
Cette fois, il sourit bel et bien. Cela ne faisait aucun doute.
Sarah carra les épaules. Le majordome allait sûrement annoncer d’un instant à l’autre que le dîner était servi. Peut-être était-ce à lui qu’elle devait désormais adresser ses prières plutôt qu’à Celui qui ne semblait pas les écouter.
— Allons, lady Sarah, reprit lord Hugh, vous devez admettre que notre première rencontre était tout sauf normale.
Sarah pinça les lèvres. Il lui coûtait de reconnaître qu’en l’occurrence, il avait raison.
— Et depuis, poursuivit-il, nous ne nous sommes vus que rarement, et toujours de manière très superficielle.
— Je ne l’avais pas remarqué.
— Que c’était superficiel ?
— Que nous nous étions vus, mentit-elle.
— Il n’empêche que c’est seulement la deuxième fois que nous échangeons plus de deux phrases. La première, je crois me souvenir que vous m’avez enjoint de débarrasser le monde de ma présence.
Sarah ne put réprimer une grimace. Ce n’était pas ce qu’elle avait fait de mieux.
— Et voilà que ce soir… Eh bien, continua-t-il avec un sourire presque charmeur, vous faites allusion à du poison.
— Méfiez-vous de votre poudre dentifrice, se contenta-t-elle de répliquer.
Il laissa échapper un petit rire, et Sarah sentit un curieux frisson lui traverser le corps. Elle avait marqué un point, et il le savait. Pour dire la vérité, elle commençait à s’amuser. Elle n’aimait toujours pas cet homme, surtout par principe, mais elle devait reconnaître qu’elle passait un moment qui n’était pas désagréable.
Lord Hugh était un adversaire digne de ce nom.
Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle voulait un adversaire digne de ce nom.
Ce qui ne signifiait pas – bonté divine, si elle commençait à rougir de ses propres pensées, elle n’avait plus qu’à se jeter par la fenêtre ! – que c’était lui qu’elle voulait. N’importe quel adversaire à la hauteur aurait fait l’affaire.
Même un adversaire qui n’aurait pas eu d’aussi beaux yeux.
— Quelque chose ne va pas, lady Sarah ?
— Non, répondit-elle un peu trop vite.
— Vous paraissez agitée.
— Je ne le suis pas.
— Évidemment, murmura-t-il.
— Je suis…
Elle s’interrompit puis, à contrecœur :
— Bon, maintenant je le suis.
— Et moi qui n’ai même rien fait.
Plusieurs reparties vinrent aux lèvres de Sarah, mais toutes auraient risqué de provoquer une riposte de la part de lord Hugh. Tout compte fait, ce dont elle avait vraiment envie, c’était peut-être d’un adversaire légèrement moins digne de ce nom. Avec assez d’esprit pour être intéressant, quoique pas trop pour qu’elle puisse l’emporter.
Hugh Prentice ne serait jamais cet adversaire-là.
Et elle en remerciait le ciel.
— Eh bien, cela m’a tout l’air d’une conversation difficultueuse ! lança une voix.
Sarah tourna la tête, quand bien même elle savait déjà à qui appartenait cette voix. Il s’agissait de la comtesse de Danbury, le vieux dragon le plus terrifiant de la haute société. Elle avait réussi un jour à détruire un violon à l’aide de sa seule canne. Cela dit, sa véritable arme, comme chacun le savait, c’était son esprit redoutable.
— Difficultueuse, en effet, confirma lord Hugh en s’inclinant respectueusement. Mais qui le sera de moins en moins maintenant que vous êtes là.
— Dommage, répliqua la vieille dame. Je trouve les conversations difficultueuses fort divertissantes.
— Lady Danbury, la salua Sarah avec une révérence, quelle agréable surprise de vous voir ici ce soir.
— Que racontez-vous là ? Vous ne devriez pas être surprise du tout. Chatteris est mon arrière-petit-neveu. Où voudriez-vous que je sois ?
— Hum…
Sarah n’eut pas le temps de poursuivre que la comtesse enchaînait :
— Savez-vous pourquoi j’ai traversé la pièce de bout en bout pour vous rejoindre, tous les deux ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua lord Hugh.
Lady Danbury adressa un regard impérieux à Sarah, qui s’empressa de dire :
— Moi non plus.
— J’ai découvert que les gens heureux sont ennuyeux. Vous deux, en revanche, vous sembliez près de vous arracher les yeux. Alors, naturellement, je suis aussitôt venue. Divertissez-moi, leur intima-t-elle après les avoir regardés tour à tour.
Un silence interloqué s’ensuivit. Après avoir coulé un regard subreptice à lord Hugh, Sarah fut soulagée de constater que son impassibilité coutumière avait cédé le pas à une surprise manifeste.
Lady Danbury s’inclina alors vers elle pour chuchoter avec force :
— J’ai décidé que vous me plaisiez, lady Sarah.
Était-ce une bonne chose ? Sarah n’en était pas convaincue.
— Vraiment ?
— Oui. En conséquence, je vais vous donner un conseil. Et je vous autorise à en faire profiter qui vous voulez.
Sarah jeta un nouveau coup d’œil à lord Hugh, sans toutefois savoir en quoi il pourrait lui venir en aide.
— Si l’on excepte notre conversation actuelle, reprit lady Danbury, j’ai remarqué que vous étiez une jeune femme dotée d’un esprit raisonnable.
Raisonnable ? Sarah ne put s’empêcher de plisser le nez. Dans quel sens devait-elle le prendre ?
— Dois-je vous remercier ?
— C’était un compliment, confirma lady Danbury.
— Y compris le « raisonnable » ?
— Je ne vous connais pas à ce point, rétorqua lady Danbury avec un reniflement.
— Bon, eh bien, merci.
C’était le moment de se montrer gracieuse ou, à tout le moins, obtuse. Lord Hugh paraissait s’amuser de l’échange, nota-t-elle. Quant à lady Danbury, elle semblait attendre qu’elle poursuive.
Elle s’éclaircit la voix.
— Hum… Y a-t-il une raison particulière pour laquelle vous souhaitiez me faire part de votre estime ?
— Quoi ? Oh, oui ! répondit lady Danbury en frappant le sol de sa canne. En dépit de mon âge avancé, je n’oublie rien… Sauf, ajouta-t-elle après une pause, parfois, ce que je viens de dire.
Sarah plaqua un sourire poli sur son visage, tout en s’efforçant de contenir une appréhension grandissante.
Lady Danbury poussa un soupir théâtral.
— Je suppose qu’on ne peut atteindre l’âge de soixante-dix ans sans devoir faire quelques concessions.
Si Sarah la soupçonnait de s’être rajeunie de dix ans, elle garda son opinion pour elle.
— Ce que j’allais dire, reprit la vieille dame, c’est que lorsque vous avez déclaré être surprise de me voir – ce qui, nous le savons toutes les deux, n’était qu’une tentative plutôt maladroite pour faire la conversation – et que j’ai répliqué : « Où voudriez-vous que je sois ? », vous auriez dû dire : « Apparemment, vous ne trouvez pas la conversation polie très divertissante. »
Sarah entrouvrit les lèvres, mais il lui fallut deux bonnes secondes avant d’être capable de parler.
— Je crains de ne pas vous suivre.
Lady Danbury fixa sur elle un regard vaguement agacé.
— Je vous avais dit que je trouvais très divertissantes les conversations difficultueuses, et vous, vous ne trouvez rien de mieux à bafouiller que l’expression de votre surprise à me voir ici. J’étais donc en droit de vous traiter de sotte.
— Je ne crois pas que vous l’ayez traitée de sotte, murmura lord Hugh.
— Ah bon ? Je le croyais, pourtant, répliqua la comtesse en frappant de nouveau le sol de sa canne. Quoi qu’il en soit, poursuivit-elle en revenant à Sarah, j’essayais simplement de vous aider. Cela ne sert vraiment à rien de débiter des platitudes mille fois rabâchées. Vous avez l’air d’un perroquet, et personne n’a envie de cela, n’est-ce pas ?
— Tout dépend de l’endroit où est perché le perroquet, répliqua Sarah.
— Bien dit, approuva lady Danbury. Continuez d’aiguiser votre sens de la repartie. Je suppose que vous veillerez à user de votre esprit, ce soir ?
— Je veille à user de mon esprit tous les soirs, en général.
Après avoir opiné, la vieille dame se tourna vers lord Hugh, au grand ravissement de Sarah.
— Quant à vous, ne pensez pas que je vous ai oublié.
— Je crois vous avoir entendue dire que vous n’oubliiez rien.
— C’est vrai. Je ressemble un peu à votre père, à cet égard.
Sarah ravala une exclamation. Même pour lady Danbury, la réplique ne manquait pas d’audace.
Avec lord Hugh, toutefois, la vieille dame avait trouvé à qui parler. Son expression demeura imperturbable lorsqu’il déclara :
— Ce n’est pas du tout le cas. La mémoire de mon père est impitoyablement sélective.
— Mais tenace.
— Impitoyablement tenace aussi.
— Eh bien, il est grand temps de le neutraliser.
— J’ai très peu d’influence sur mon père, lady Danbury.
— Aucun homme n’est sans ressources.
— Je n’ai pas dit que je l’étais.
Le regard de Sarah passait si vite de l’un à l’autre qu’elle commençait à avoir la tête qui tournait.
— Cette absurdité a assez duré !
— Sur ce point, nous sommes d’accord, reconnut lord Hugh, même si, aux oreilles de Sarah, son ton ne semblait guère conciliant.
— C’est une bonne chose de vous voir à ce mariage, reprit la comtesse. J’espère que cela annonce des temps plus paisibles.
— Lord Chatteris n’étant pas mon arrière-petit-neveu, j’en déduis que j’ai été invité par amitié.
— Ou pour vous avoir à l’œil.
— Dans ce cas, cela produirait l’effet inverse, rétorqua lord Hugh, subtilement sarcastique. On peut supposer que le seul acte ignoble qui exigerait une surveillance de ma personne impliquerait lord Winstead, qui, comme nous le savons tous les deux, assiste à ce mariage.
Il rendossa son masque impénétrable, et soutint le regard de lady Danbury sans ciller.
— Je crois que c’est la plus longue phrase que je vous aie jamais entendu prononcer, déclara-t-elle.
— Vous l’avez entendu prononcer beaucoup de phrases ? voulut savoir Sarah.
La comtesse la foudroya du regard.
— J’avais oublié que vous étiez là.
— J’ai été exceptionnellement silencieuse.
— Ce qui me ramène au début de cette conversation.
— Que la nôtre était difficultueuse ? murmura lord Hugh.
— Oui !
En toute logique, un silence difficultueux s’ensuivit.
— Vous, lord Hugh, reprit lady Danbury, êtes anormalement taciturne depuis le jour de votre naissance.
— Vous y étiez ?
La vieille dame fronça les sourcils, mais il était évident qu’elle appréciait une riposte, même dirigée contre elle.
— Comment le supportez-vous ? demanda-t-elle à Sarah.
— J’y suis rarement obligée, avoua Sarah avec un haussement d’épaules.
— Mmm…
— Elle s’est vue assigner à ma personne, expliqua lord Hugh.
— Pour quelqu’un d’aussi peu communicatif, vous êtes plutôt prolixe, ce soir, fit remarquer la comtesse.
— Ce doit être la compagnie.
— Il est vrai que je fais ressortir le meilleur en chacun.
Avec un sourire rusé, elle s’adressa ensuite à Sarah :
— Qu’en pensez-vous ?
— Il ne fait aucun doute que vous faites ressortir le meilleur en moi, assura Sarah, qui choisit de dire ce qu’elle avait manifestement envie d’entendre.
— Je dois avouer que je trouve cette conversation-là divertissante, déclara lord Hugh non sans ironie.
— Et quoi d’étonnant ? rétorqua lady Danbury. Ce n’est pas comme si vous aviez dû vous creuser la cervelle pour me suivre.
De nouveau, Sarah s’interrogea. Lady Danbury louait-elle l’intelligence de lord Hugh ? Ou insinuait-elle qu’il n’avait rien ajouté d’intéressant à la conversation ?
En outre, comment Sarah devait-elle le prendre pour elle, qui s’était creusé la cervelle pour la suivre ?
— Vous paraissez perplexe, lady Sarah, remarqua la comtesse.
— Il se trouve que j’aspire ardemment à ce que le dîner soit servi.
Comme lady Danbury laissait échapper un grognement amusé, Sarah, enhardie, se tourna vers lord Hugh.
— Je crois que j’ai commencé à adresser des prières au majordome.
— S’il doit y avoir des réponses, vous entendrez certainement la sienne avant celle de quiconque.
— Eh bien, voilà ! s’écria lady Danbury. Regardez-vous, tous les deux. Vous êtes quasiment en train de badiner.
— De badiner, répéta lord Hugh, comme s’il ne comprenait pas le sens de ce mot.
— Ce n’est pas aussi divertissant pour moi qu’une conversation difficultueuse, mais j’imagine que vous, vous préférez cela.
Les lèvres pincées, elle jeta un regard circulaire.
— Je suppose qu’il va me falloir trouver quelqu’un d’autre pour me divertir, à présent. C’est un équilibre assez délicat, voyez-vous, car l’embarras n’est jamais très loin de la stupidité.
Une dernière fois, elle frappa le sol de sa canne puis, avec un ultime grognement, elle s’éloigna.
— Elle est folle, déclara Sarah.
— Permettez-moi de vous rappeler que vous avez récemment dit la même chose de moi.
Sarah était persuadée qu’il existait un millier de ripostes, mais l’apparition soudaine d’Iris l’empêcha d’en formuler une seule. Elle serra les dents, toujours fâchée contre sa cousine.
— Je l’ai trouvée ! annonça Iris, qui arborait une expression toujours aussi déterminée. Nous sommes sauvées.
Sarah ne parvint pas à se forcer à accueillir cette déclaration avec la joie et les félicitations qui s’imposaient. Elle hocha toutefois la tête.
Iris la regarda avec curiosité, puis haussa les épaules.
— Lord Hugh, puis-je vous présenter ma cousine, Mlle Smythe-Smith ? dit Sarah avec peut-être un peu plus d’emphase qu’il n’était nécessaire. Auparavant Mlle Iris Smythe-Smith, précisa-t-elle. Sa sœur aînée s’est mariée récemment.
Iris sursauta. Elle ne s’était pas aperçue que lord Hugh se tenait à côté de Sarah. Celle-ci n’en fut pas surprise. Quand Iris avait quelque chose en tête, il était rare qu’elle remarque quoi que ce soit d’étranger à sa préoccupation.
— Lord Hugh, le salua-t-elle en hâte.
— Je suis vraiment soulagé d’apprendre que vous êtes sauvées, déclara-t-il.
Sarah éprouva une certaine satisfaction en constatant que cette déclaration laissait sa cousine coite.
— De la peste ? hasarda lord Hugh. Des barbares ?
À son tour, Sarah demeura sans voix.
— Ah oui, je sais ! dit-il du ton le plus joyeux qu’elle lui eût jamais entendu. Des criquets ! Rien n’est pire qu’une infestation de criquets.
Iris cilla à plusieurs reprises, puis elle leva l’index comme si elle venait juste de penser à quelque chose.
— Je vais vous laisser.
— Cela ne m’étonne pas, marmonna Sarah.
Elle crut surprendre l’ombre d’un sourire narquois sur le visage de sa cousine avant que celle-ci ne tourne les talons.
— Je dois avouer ma curiosité, dit lord Hugh quand Iris eut disparu.
Sarah ne tourna pas la tête. Lord Hugh n’était pas du genre à se laisser décourager par son silence aussi n’avait-elle pas besoin de répondre.
— De quel sort affreux votre cousine vous a-t-elle sauvée ?
— Pas de vous, apparemment, murmura Sarah.
Il laissa échapper un petit rire. Comme, après tout, il n’y avait aucune raison de taire la vérité, Sarah reprit :
— Ma cousine Capucine, la sœur d’Iris, essayait d’organiser un concert du quatuor Smythe-Smith.
— Et en quoi serait-ce un problème ?
— Vous n’avez donc jamais assisté à l’un de nos concerts ? rétorqua Sarah.
— Je n’ai jamais eu ce plaisir.
— Ce plaisir, répéta-elle avec une grimace incrédule.
— Quelque chose ne va pas ?
Elle ouvrait la bouche pour lui répondre lorsque le majordome apparut pour annoncer que le dîner était servi.
— Vos prières ont été exaucées, commenta lord Hugh, d’un ton qu’elle jugea goguenard.
— Pas toutes, grommela-t-elle.
Il lui offrit son bras.
— C’est vrai, vous êtes toujours condamnée à me supporter, n’est-ce pas ?
En effet.