7

Le lendemain après-midi

Le comte de Chatteris et lady Honoria Smythe-Smith furent donc unis par les liens sacrés du mariage. Le soleil brillait, le vin coulait à flots, et, à en juger par les rires et les sourires, toutes les personnes présentes passaient un bon moment.

Même lady Sarah Pleinsworth.

Depuis sa place à la table d’honneur, Hugh – plutôt solitaire, car tout le monde s’était levé pour danser – disposait d’un poste d’observation intéressant. Lady Sarah incarnait à la perfection la jeune Anglaise insouciante. Elle liait aisément conversation avec les autres invités, elle riait souvent, mais jamais trop fort, et lorsqu’elle dansait, elle paraissait si heureuse que la pièce semblait en être illuminée.

Hugh aimait danser, autrefois.

Il était même bon danseur. La musique n’était pas si différente des mathématiques. Il s’agissait aussi de motifs et de suites, mais suspendus dans les airs plutôt que dessinés sur une feuille de papier.

Danser relevait de l’équation. D’un côté le son, de l’autre le mouvement, et le danseur devait s’appliquer à les rendre égaux.

Hugh ne ressentait peut-être pas la musique de la manière prescrite par le directeur de la chorale, à Eton, mais il était incontestable qu’il la comprenait.

— Coucou, lord Hugh. Vous voulez un peu de gâteau ?

Il tourna la tête et sourit. C’était la petite Frances Pleinsworth, chargée de deux assiettes sur lesquelles trônaient deux énormes parts de gâteau ornées d’un nappage couleur lavande et de minuscules violettes en sucre. Lorsqu’il avait vu le gâteau dans toute sa splendeur, avant son découpage, Hugh n’avait pu s’empêcher de s’interroger aussitôt sur la quantité d’œufs nécessaires à sa confection, puis d’essayer d’évaluer le nombre d’heures, puis…

— Lord Hugh ? répéta lady Frances le tirant de ses pensées.

Elle souleva l’une des assiettes pour lui rappeler la raison de sa présence.

— J’aime beaucoup les gâteaux, dit-il.

Elle s’assit à côté de lui après avoir posé les assiettes sur la table.

— Vous aviez l’air esseulé.

Hugh sourit de nouveau. Un adulte n’aurait jamais fait ce genre de réflexion à voix haute. Raison pour laquelle il préférait bavarder avec Frances plutôt qu’avec n’importe lequel des invités.

— J’étais seul, mais je ne me sentais pas esseulé.

Frances fronça les sourcils. Hugh s’apprêtait à lui expliquer la différence lorsqu’elle lui demanda :

— Vous êtes sûr ?

— On peut n’avoir personne à côté de soi et ne pas se sentir seul.

— Oui, je sais.

— Dans ce cas, je crains de ne pas comprendre ta question.

— Je me demandais simplement si une personne sait toujours quand elle se sent seule.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il à la philosophe en herbe.

— Onze ans, répondit-elle en plantant sa fourchette dans son gâteau. Mais je suis très précoce.

— De toute évidence.

Elle ne dit rien, car elle avait la bouche pleine, pourtant il la vit sourire.

— Vous aimez les gâteaux ? s’enquit-elle après avoir délicatement tapoté la commissure de ses lèvres avec une serviette.

— Ce n’est pas le cas de tout le monde ? murmura-t-il sans lui faire remarquer qu’il avait déjà répondu à cette question.

— Pourquoi vous ne le mangez pas, alors ?

— Je réfléchis.

Après avoir balayé la salle du regard, il s’arrêta sur le visage rieur de sa sœur aînée.

— Vous n’êtes pas capable de manger et de réfléchir en même temps ?

C’était un défi s’il ne s’abusait. Il reporta donc son attention sur la tranche de gâteau devant lui, en prit une énorme bouchée, la mastiqua, l’avala et annonça :

— 541 fois 87 font 47 067.

— Vous inventez, rétorqua aussitôt Frances.

Il haussa les épaules.

— Tu peux vérifier si tu veux.

— Je ne peux pas vraiment faire cela ici.

— Dans ce cas, il faudra que tu me croies sur parole, non ?

— Oui, dans la mesure où vous savez que je pourrais vérifier si j’avais ce qu’il fallait, riposta Frances, qui fronça ensuite les sourcils. Vous avez vraiment fait ce calcul de tête ?

— Oui.

Hugh prit un autre morceau de gâteau. Il était vraiment bon, avec ce nappage qui semblait avoir été parfumé avec de la vraie lavande. Il se rappela alors que Marcus avait toujours aimé les sucreries.

— C’est formidable ! s’exclama lady Frances. J’aimerais bien savoir faire cela.

— Il arrive que ce soit utile, reconnut-il. Et parfois pas.

— Je suis très bonne en calcul, déclara-t-elle avec désinvolture, mais je ne sais pas calculer de tête. J’ai besoin de tout écrire.

— Il n’y a rien de mal à cela.

— C’est vrai. Je suis bien meilleure qu’Elizabeth, assura-t-elle avec un sourire supérieur. Ça la rend furieuse, mais elle sait que c’est vrai.

— Laquelle est Elizabeth ?

Il aurait dû se souvenir de chacune des sœurs, mais la mémoire qui engrangeait chaque mot lu n’était pas toujours aussi fiable s’agissant des noms et des visages.

— C’est celle qui vient avant moi. Il lui arrive d’être désagréable, mais la plupart du temps, on s’entend bien.

— Cela arrive à tout le monde d’être désagréable.

— Même à vous ? s’exclama-t-elle, manifestement interdite.

— Surtout à moi !

Après avoir cillé plusieurs fois, elle jugea sans doute préférable de reprendre le fil de la conversation précédente car elle demanda :

— Vous avez des frères et des sœurs ?

— J’ai un frère.

— Il s’appelle comment ?

— Frederick. Mais je l’appelle Freddie.

— Vous l’aimez bien ?

— Je l’aime beaucoup, répondit Hugh avec un sourire. Malheureusement, je ne le vois pas très souvent.

— Pourquoi ?

Hugh ne voulait pas penser aux multiples raisons qui l’empêchaient de voir son frère. Il choisit la seule susceptible de convenir aux oreilles de la petite fille.

— Il n’habite pas à Londres. Et moi si.

— C’est vraiment dommage, dit-elle en écrasant distraitement le nappage de son gâteau avec sa fourchette. Peut-être que vous le verrez à Noël.

— Peut-être, mentit Hugh.

— Oh, j’ai oublié de demander ! Vous êtes meilleur que lui en arithmétique ?

— Oui. Mais ça lui est égal.

— À Harriet aussi. Elle a cinq ans de plus que moi, et je suis quand même meilleure qu’elle.

Faute de réplique adéquate, Hugh se contenta de hocher la tête.

— Elle aime beaucoup écrire des pièces de théâtre, continua Frances. Elle se moque des nombres.

— Elle a tort, répliqua Hugh avant de reporter le regard sur la salle.

Lady Sarah dansait à présent avec l’un des frères Bridgerton. De là où il se trouvait, Hugh ne pouvait dire lequel. Il se rappelait que trois des frères étaient mariés, et que l’un ne l’était pas.

— Elle se débrouille vraiment bien, déclara Frances.

En effet, songea Hugh, les yeux toujours rivés sur lady Sarah. Elle dansait à merveille. En la regardant, on pouvait presque oublier qu’elle possédait une langue acerbe.

— Elle a même mis une licorne dans la prochaine.

Une lic…

Hugh, interdit, reporta les yeux sur Frances

— Pardon ?

— Une licorne, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe. Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?

Bonté divine, se moquait-elle de lui ? Il aurait été impressionné si ça n’avait été aussi ridicule.

— Bien sûr.

— J’adore les licornes, déclara-t-elle avec un soupir extatique. Elles sont tellement merveilleuses.

— Merveilleusement inexistantes.

— C’est ce que l’on croit, rétorqua-t-elle avec emphase.

— Lady Frances, reprit Hugh de sa voix la plus professorale, vous avez bien conscience que les licornes sont des créatures mythiques.

— Les mythes doivent bien venir de quelque part.

— Ils viennent de l’imagination des bardes.

Elle haussa les épaules et se concentra sur son gâteau.

Hugh était stupéfait. Était-il vraiment en train de débattre de l’existence des licornes avec une gamine de onze ans ?

Il s’adjura d’abandonner le sujet. Et s’en découvrit incapable.

— Personne n’a jamais rapporté avoir vu une licorne, argua-t-il.

Non sans irritation, il s’aperçut qu’il était aussi raide et solennel que lady Sarah lorsqu’elle lui avait reproché de vouloir participer au concours de tir.

— Je n’ai jamais vu de lion, cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, riposta Frances, le menton levé.

— Tu n’en as peut-être pas vu, toi, mais c’est le cas de tas de gens.

— Vous ne pouvez pas prouver que quelque chose n’existe pas.

Faute d’argument, Hugh resta muet.

— Vous voyez ! dit-elle avec une satisfaction non déguisée.

— Très bien. Je ne peux pas prouver que les licornes n’existent pas, mais tu ne peux pas non plus prouver qu’elles existent.

— C’est vrai, admit-elle de bonne grâce.

Elle pinça les lèvres un instant, puis fit une curieuse grimace.

— Je vous aime bien, lord Hugh.

L’espace d’un instant, elle ressembla tellement à lady Danbury que Hugh se demanda s’il devait en être effrayé.

— Vous ne me parlez pas comme si j’étais une enfant, ajouta-t-elle.

— Tu es une enfant, souligna-t-il.

— Oui, bien sûr, mais vous ne me parlez pas comme si j’étais idiote.

— Tu n’es pas idiote.

— Évidemment, répliqua-t-elle avec un soupçon d’exaspération.

— Alors, que veux-tu démontrer ?

— Juste que… Oh, coucou, Sarah, dit-elle en adressant un sourire par-dessus l’épaule de Hugh, certainement à celle qui lui empoisonnait l’existence en ce moment.

— Coucou, Frances, fit la voix désormais familière de lady Sarah Pleinsworth.

Hugh se leva, même si sa jambe lui rendait l’exercice difficile.

— Oh, vous n’avez pas besoin de… commença lady Sarah.

— Si, la coupa Hugh.

Le jour où il ne pourrait plus se mettre debout en présence d’une dame serait… Bref, en toute honnêteté, il préférait ne pas y songer.

Lady Sarah lui adressa un sourire contraint, peut-être même embarrassé, puis le contourna pour s’asseoir à côté de Frances.

— De quoi parliez-vous, tous les deux ?

— De licornes, répondit aussitôt Frances.

Les lèvres de Sarah frémirent. Elle avait manifestement ravalé une envie de pouffer.

— Vraiment ?

— Vraiment, confirma Hugh.

— Et… vous êtes parvenus à une conclusion ? s’enquit-elle après s’être raclé la gorge.

— Simplement que nous ne sommes pas d’accord, répondit Hugh. Comme il arrive si souvent dans la vie.

Elle le dévisagea, les yeux étrécis.

— Sarah ne croit pas non plus aux licornes, intervint Frances. Aucune de mes sœurs n’y croit. Je me sens assez seule dans mes espoirs et dans mes rêves, ajouta-t-elle avec un petit soupir triste.

Sa sœur leva les yeux au ciel.

— J’ai l’impression, lady Frances, déclara Hugh, que dans votre solitude, vous êtes surtout l’objet de l’amour et de la dévotion de votre famille.

— Oh, pour ça, je ne suis pas seule ! rétorqua Frances. Comme je suis la benjamine, c’est vrai que j’ai certains privilèges.

Lady Sarah émit une sorte de ricanement, et Hugh se tourna vers elle.

— Vous confirmez ? murmura-t-il.

— Elle serait insupportable si elle n’était pas si merveilleuse, répondit Sarah, qui sourit à sa sœur avec une affection manifeste. Notre père la gâte abominablement.

— C’est vrai, acquiesça Frances d’un air ravi.

— Votre père est là ? s’enquit Hugh avec curiosité, car il ne pensait pas avoir jamais rencontré lord Pleinsworth.

— Non, répondit Sarah. Il a décidé que Fensmore était trop loin du Devon. Il quitte rarement la maison.

— Il n’aime pas voyager, renchérit Frances.

— Il assistera néanmoins au mariage de Daniel.

— Il amènera les chiens ? demanda Frances.

— Je ne sais pas, répondit Sarah.

— Maman va le…

— … le tuer, je sais, mais…

— Les chiens ? ne put s’empêcher de demander Hugh.

Les sœurs Pleinsworth le regardèrent comme si elles avaient oublié qu’il était là.

— Les chiens ? répéta-t-il.

— Notre père est assez… attaché à sa meute, expliqua Sarah, choisissant visiblement ses mots.

Hugh jeta un coup d’œil à Frances, qui opina. Puis il posa la question qui lui semblait aller de soi :

— Combien de chiens ?

Si lady Sarah parut réticente, sa sœur n’eut pas les mêmes scrupules.

— Cinquante-trois la dernière fois qu’on a compté. Mais il y en a sans doute plus maintenant. Ils font tout le temps des petits.

Une fois de plus, Hugh ne trouva pas de commentaire approprié.

— Évidemment, il ne peut pas les mettre tous dans une voiture, poursuivit Frances.

— Je l’imagine, en effet, réussit à murmurer Hugh.

— Il répète à qui veut l’entendre que la compagnie des animaux est plus agréable que celle des humains, expliqua Sarah.

— Je ne peux pas dire que je lui donne tort, reconnut Hugh.

Comme Frances ouvrait la bouche, il s’empressa d’ajouter :

— Les licornes ne comptent pas.

— Ce que j’allais dire, rétorqua-t-elle, l’air faussement offensé, c’est que moi, j’aimerais bien qu’il amène les chiens.

— Tu es folle ? s’exclama sa sœur.

— Les cinquante-trois ? demanda Hugh au même instant.

— Il ne les amènerait sûrement pas tous, lui répondit Frances avant de se tourner vers Sarah. Non, je ne suis pas folle. S’il amenait les chiens, j’aurais quelqu’un avec qui jouer. Il n’y a pas d’autre enfant, ici.

— Il y a moi, s’entendit dire Hugh.

Les deux sœurs en demeurèrent muettes de saisissement, ce qui, devina-t-il, ne devait pas leur arriver souvent.

— Évidemment, tu ne pourrais pas m’enrôler pour une partie de Oranges et Citrons, reconnut-il avec un haussement d’épaules. Mais je ne demande pas mieux que de faire quelque chose qui n’exige pas trop de ma jambe.

— Oh ! murmura Frances, qui battit plusieurs fois des paupières. Merci.

— Cette conversation a été la plus divertissante que j’ai eue à Fensmore, avoua-t-il.

— C’est vrai ? Mais est-ce que Sarah n’a pas été chargée de vous tenir compagnie ?

Un silence gêné s’ensuivit.

Hugh se racla la gorge, mais ce fut Sarah qui parla la première.

— Je te remercie, Frances, dit-elle avec beaucoup de dignité. Je te suis reconnaissante d’avoir pris ma place à la table d’honneur pendant que je dansais.

— Lord Hugh avait l’air esseulé, expliqua Frances.

Hugh toussota. Non parce qu’il était gêné, mais plutôt… Bon sang, il ne savait pas ce qu’il ressentait, il n’empêche que c’était sacrément déconcertant.

— Ce n’est pas qu’il se sentait seul, se hâta de préciser Frances en lui jetant un regard complice. C’est juste qu’il en avait l’air.

Après avoir regardé alternativement sa sœur et Hugh, elle se rendit alors compte de ce que l’instant avait d’embarrassant.

— Et puis, il avait besoin de gâteau.

— C’est vrai, nous avons tous besoin de gâteau, renchérit Hugh.

Peu lui importait que lady Sarah fût contrariée, mais il n’y avait pas de raison pour que la petite Frances fût mal à l’aise.

— J’ai besoin de gâteau, annonça Sarah.

Il n’en fallut pas plus pour relancer la conversation.

— Tu n’en as pas eu ? s’exclama Frances, stupéfaite. Oh, mais tu dois le goûter ! Il est absolument délicieux. Le valet m’a donné un morceau avec plein de fleurs.

Hugh réprima un sourire. Plein de fleurs, en effet. Elle avait la langue violette.

— Je dansais, lui rappela Sarah.

— Ah, oui, bien sûr ! acquiesça sa sœur, qui se tourna vers Hugh avec une grimace. Pour cela aussi, c’est triste d’être le seul enfant à un mariage. Personne ne danse avec moi.

— Je t’assure que je l’aurais fait avec plaisir, répondit-il avec sérieux. Hélas…

Il indiqua sa canne. Frances eut un hochement de tête compatissant.

— Dans ce cas, je suis très heureuse d’avoir pu passer un moment avec vous. Ce n’est pas drôle d’être assis tout seul quand tous les autres dansent.

Elle se leva et se tourna vers sa sœur.

— Je te rapporte du gâteau ?

— Ce n’est pas nécessaire.

— Mais tu viens juste de dire que tu en voulais.

— Elle a même dit qu’elle en avait besoin, précisa Hugh.

Lady Sarah le regarda comme s’il lui était poussé des tentacules.

— J’ai une bonne mémoire, se contenta-t-il d’ajouter.

— Je vais te chercher du gâteau, décida Frances avant de s’éloigner.

Hugh s’amusa à décompter le temps qu’il faudrait à lady Sarah pour rompre le silence qui suivit le départ de sa sœur. Lorsqu’il eut atteint quarante-trois secondes, approximativement, bien sûr, il sentit qu’il allait devoir endosser le rôle de l’adulte dans leur duo.

— Vous aimez danser.

Elle sursauta. Et quand elle se tourna vers lui, il comprit à son expression que, tandis qu’il croyait mesurer une pause embarrassante dans la conversation, elle se contentait d’apprécier un moment tranquille en sa compagnie.

Il trouva cela étrange. Voire perturbant.

— Oui, répondit-elle abruptement. La musique est merveilleuse. Elle donne vraiment envie de bondir sur ses pieds et de… Oh, je vous demande pardon !

Lady Sarah rougit, comme tous ceux qui craignaient d’avoir fait une allusion indirecte à sa jambe blessée.

— J’aimais bien danser, autrefois, dit-il, surtout pour se montrer contrariant.

— Je… euh… hum…

— C’est difficile à présent, bien sûr.

Le regard de lady Sarah se fit vaguement inquiet. Il lui adressa un sourire placide et but une gorgée de vin.

— Je croyais que vous ne buviez pas en présence des Smythe-Smith, fit-elle remarquer.

Il avala une autre gorgée de ce vin – qui était effectivement très bon, comme elle le lui avait promis la veille –, puis il se tourna vers elle dans l’intention de rétorquer par une plaisanterie ironique. Mais quand il la vit assise là, la peau encore toute rose d’avoir dansé, quelque chose se crispa en lui. Le petit nœud de colère qu’il s’efforçait de garder au plus profond de lui éclata et commença à saigner.

Il ne danserait plus jamais. Il ne pourrait plus jamais monter à cheval, ni grimper dans un arbre ni traverser une pièce à grandes enjambées pour soulever une femme dans ses bras. Il y avait un millier de choses qu’il ne ferait plus, et on aurait pu penser que ce serait un homme valide, apte à chasser ou à boxer, qui le lui rappellerait. Mais non. C’était elle, lady Sarah Pleinsworth, avec ses beaux yeux, ses pieds agiles et ce fichu sourire dont elle avait gratifié tous ses cavaliers aujourd’hui.

Il ne l’aimait pas mais, nom de nom, il aurait été prêt à vendre sur-le-champ une partie de son âme pour pouvoir danser avec elle.

— Lord Hugh ?

Bien que calme, sa voix contenait une infime pointe d’impatience – suffisante pour qu’il devine qu’il était resté trop longtemps silencieux.

Il but de nouveau, une large gorgée cette fois.

— Ma jambe me fait mal.

Ce n’était pas vrai. Du moins ne souffrait-il pas plus que d’habitude. Toutefois sa jambe semblait justifier tous les faits de son existence ; un verre de vin ne faisait sûrement pas exception.

— Je suis désolée.

— Inutile, rétorqua Hugh, d’un ton peut-être plus brusque qu’il ne le souhaitait. Ce n’est pas votre faute.

— Je le sais bien ! Mais je peux néanmoins être désolée que votre jambe vous fasse souffrir.

Le regard qu’il lui coula devait être dubitatif, car elle eut un mouvement de recul et ajouta :

— Je ne suis pas inhumaine.

Il la dévisagea, puis son regard descendit le long de son cou jusqu’à la chair délicate de sa gorge, que soulevait son souffle un peu précipité. Oui, elle était humaine, indubitablement.

— Pardonnez-moi, dit-il avec raideur. Je pensais que vous considériez ma souffrance comme tout à fait méritée.

Elle entrouvrit les lèvres, et Hugh parvint presque à voir le cheminement de sa déclaration dans son esprit. Ce fut avec un malaise presque palpable qu’elle finit par répliquer :

— J’ai pu le penser. Et je n’imagine pas réussir jamais à vous considérer charitablement. J’essaie toutefois d’être moins…

Elle s’interrompit et se mordit la lèvre.

— J’essaie d’être une personne meilleure, reprit-elle. Je ne vous souhaite aucun mal.

Hugh arqua les sourcils. Ce n’était pas la Sarah Pleinsworth qu’il connaissait.

— Il n’empêche que je ne vous aime pas, lâcha-t-elle.

Ah, il la retrouvait ! En vérité, il en éprouva un certain réconfort. Il se sentait inexplicablement las et n’avait pas l’énergie nécessaire pour essayer de comprendre cette lady Sarah-là, plus profonde et plus nuancée.

Peut-être n’aimait-il pas la jeune fille trop théâtrale, aux déclarations grandiloquentes, mais à cet instant… c’était celle qu’il préférait.