— Déjà-vu, murmura lady Sarah.
Hugh pensait exactement la même chose, à un détail près : la table avait été déplacée.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle.
Hugh se rendit alors compte qu’il fronçait les sourcils.
— Non, c’est simplement que…
Il s’efforça de trouver une position plus confortable. Serait-il très difficile d’écarter la table ? Elle était encore couverte d’assiettes plus ou moins vides que les domestiques n’avaient pas eu le temps d’enlever. Cela dit, il pouvait…
— Oh ! s’exclama soudain lady Sarah. Vous avez besoin d’étendre la jambe. Bien sûr.
— Je crois que la table n’est pas là où elle était hier.
Elle jeta un coup d’œil à la table, puis le regarda.
— J’avais de la place pour allonger la jambe, expliqua-t-il.
— C’est vrai.
Elle se leva, et il ravala un grognement. S’appuyant sur les accoudoirs du fauteuil, il se préparait à l’imiter lorsqu’elle posa une main légère sur l’une des siennes en disant :
— S’il vous plaît, ne vous sentez pas obligé de vous lever.
Il eut à peine le temps de poser les yeux sur sa main qu’elle l’enlevait et entreprenait de transporter les assiettes sur une autre table.
— Ne faites pas cela, dit-il, gêné de lui voir accomplir cette tâche subalterne à son profit.
— C’est plus confortable d’avoir le pied sur le sol ou sur la table ? demanda-t-elle sans prêter attention à sa remarque.
Hugh n’en crut pas ses oreilles. Comment osait-elle seulement poser la question ?
— Je ne vais pas mettre le pied sur la table !
— N’est-ce pas ce que vous feriez chez vous ?
— Si, bien sûr, mais…
— Dans ce cas, vous avez répondu à ma question, le coupa-t-elle avant d’enlever quelques assiettes supplémentaires.
— Lady Sarah, arrêtez.
— Non, répondit-elle sans même le regarder.
— J’insiste !
La situation était vraiment saugrenue. Non seulement lady Sarah Pleinsworth débarrassait de la vaisselle sale, mais elle se préparait à déplacer un meuble. Plus étonnant encore, c’était pour lui qu’elle le faisait.
— Restez tranquille et permettez-moi de vous aider, répliqua-t-elle d’un ton tout aussi impérieux que le sien.
Hugh en resta bouche bée. Elle dut remarquer son étonnement, car elle esquissa un sourire à la limite de la suffisance.
— Je ne suis pas impotent, grommela-t-il.
— Je n’ai jamais prétendu une chose pareille.
Ses yeux noirs étincelèrent. Et alors qu’elle se penchait pour continuer sa tâche, l’évidence frappa Hugh tel un vent brûlant du désert.
Il la désirait !
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle comme il prenait une brève inspiration.
— Non, croassa-t-il.
— Vous avez l’air bizarre, dit-elle en levant les yeux. Comme si… Enfin, je ne sais pas. Peut-être comme si vous aviez mal.
Hugh garda le silence, s’efforçant de ne pas la suivre des yeux tandis qu’elle allait et venait dans le salon. Bonté divine, que lui arrivait-il ? Certes, lady Sarah était très séduisante, et, certes, le corsage en velours de sa robe épousait son buste de telle manière qu’un homme ne pouvait qu’avoir conscience de la forme exacte – exactement parfaite – de ses seins.
Mais il s’agissait de Sarah Pleinsworth, que diable ! Il la haïssait voilà à peine vingt-quatre heures plus tôt. Peut-être même la haïssait-il encore un peu.
Quant au vent brûlant du désert, Hugh ignorait même à quoi il ressemblait. D’où cette comparaison sortait-elle ?
— À mon avis, reprit lady Sarah, le mieux serait que vous posiez le pied sur la table, puis je la rapprocherai de vous afin qu’elle soutienne le reste de votre jambe.
Hugh fut incapable de réagir. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il lui arrivait.
— Lord Hugh… Votre jambe ?
Devinant que rien n’arrêterait la jeune femme, il adressa des excuses silencieuses à ses hôtes et posa son pied botté sur la table basse.
Il éprouva effectivement un grand soulagement à étendre la jambe.
— Ne bougez pas, dit lady Sarah en venant de son côté.
Elle tira sur la table pour la rapprocher, mais celle-ci se mit en diagonale.
— Désolée ! dit-elle en contournant son fauteuil. Une minute…
Elle était à présent si près que Hugh percevait la chaleur de son corps.
Il commit alors l’erreur de tourner la tête. Lady Sarah s’était inclinée pour avoir davantage de prise, et cette robe… ce décolleté plongeant, juste à côté de lui…
Il s’agita de nouveau et, cette fois, cela n’avait rien à voir avec sa blessure.
— Pouvez-vous la soulever un peu ? lui demanda lady Sarah.
— Pardon ?
— Votre jambe.
Dieu merci, elle ne le regardait pas, car il était incapable de détourner les yeux. Le creux ombreux entre ses seins était tout proche, et le parfum qui émanait de son corps, un mélange de citron, de chèvrefeuille et d’une odeur plus riche et sensuelle, l’environnait.
Elle avait beaucoup dansé et, rien qu’à imaginer sa peau échauffée, il éprouva un tel désir qu’il en eut presque le souffle coupé.
— Avez-vous besoin d’aide ? demanda-t-elle.
Et comment ! Il n’avait pas fréquenté de femme depuis qu’il avait été blessé et, à vrai dire, il ne l’avait pas vraiment souhaité. S’il avait les mêmes besoins que n’importe quel homme, il lui était sacrément difficile de concevoir qu’on pût le désirer avec cette jambe abîmée.
Aussi s’était-il interdit d’éprouver la moindre inclination pour quiconque.
Jusqu’à cet instant, où il avait été frappé comme par un… Non, bon sang, pas un vent brûlant du désert ! Tout, sauf un vent brûlant du désert !
— Lord Hugh, reprit lady Sarah, non sans impatience, m’avez-vous entendue ? Si vous souleviez la jambe, je déplacerais plus facilement la table.
— Désolé, marmonna-t-il en soulevant la jambe d’un pouce.
Elle tira sur la table, mais celle-ci accrocha le bord supérieur de sa botte, obligeant la jeune femme à effectuer un pas en avant pour conserver son équilibre.
Si Hugh avait tendu le bras, il aurait pu la toucher. Il agrippa les accoudoirs pour s’empêcher de succomber à la tentation.
Il aurait voulu lui prendre la main, sentir ses doigts se refermer autour des siens, et les porter ensuite à ses lèvres. Il lui embrasserait l’intérieur du poignet, là où le pouls battait sous la peau pâle, et puis…
Bonté divine, le moment était mal choisi pour s’abandonner à des rêveries érotiques… mais il ne pouvait s’en empêcher, semblait-il. Ensuite… il lui lèverait les bras au-dessus de la tête, elle se cambrerait légèrement, et lorsqu’il l’attirerait contre lui, il sentirait chaque courbe de son corps. Après lui avoir retroussé sa jupe, il laisserait sa main remonter le long de sa jambe jusqu’à l’endroit où ses cuisses se rejoignent…
— Et voilà, dit-elle en se redressant.
Était-il possible qu’elle n’ait pas conscience de son état ? Qu’elle ne s’aperçoive pas qu’il était à deux doigts de perdre tout contrôle de soi ?
Elle sourit, l’air satisfait.
— C’est mieux ainsi ? s’enquit-elle.
Trop peu sûr de sa voix, Hugh se contenta de hocher la tête.
— Tout va bien ? Vous avez l’air un peu congestionné.
Oh, sapristi !
— Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?
— Non, répondit-il d’une voix un peu trop forte.
Comment diable était-ce arrivé ? Il dévorait Sarah Pleinsworth des yeux comme un collégien excité, et il était incapable de penser à autre chose qu’à la forme de ses lèvres, à leur couleur, à leur texture qu’il aurait voulu connaître…
— Vous permettez ?
Sans attendre sa réponse, elle posa sa main sur son front.
— Vous n’avez vraiment pas l’air bien, murmura-t-elle. Lorsque Frances arrivera avec le gâteau, nous pourrons lui demander d’aller vous chercher de la limonade. Cela vous rafraîchira peut-être.
Hugh acquiesça d’un signe de tête et s’obligea à penser à Frances, qui avait onze ans et qui aimait les licornes. Il était hors de question qu’elle entre dans cette pièce et le trouve dans cet état.
Sarah ôta la main de son front, les sourcils froncés.
— Vous êtes un peu chaud, mais pas trop.
Comment était-ce possible ? Quelques secondes plus tôt, il était à deux doigts de la combustion spontanée.
— Tout va bien, parvint-il à articuler. J’ai juste besoin d’un peu plus de gâteau. Ou de limonade.
Elle le regarda comme si une troisième oreille venait de lui pousser. Ou qu’il eût changé de couleur de peau.
— Quelque chose ne va pas ? risqua-t-il.
— Non, répondit-elle, quoique d’un air peu convaincu. C’est juste que vous ne paraissez pas vous-même.
Hugh s’appliqua à répondre d’un ton désinvolte :
— Je ne me rendais pas compte que nous nous connaissions suffisamment bien pour établir une telle distinction.
— C’est curieux, acquiesça-t-elle en retournant s’asseoir sur le canapé. Je pense que c’est simplement dû à… Peu importe.
— Non, dites-moi.
Converser était une excellente idée. Cela empêcherait son esprit de s’égarer et, plus important, Sarah resterait sur son canapé et ne viendrait pas se pencher sur lui.
— Vous faites souvent une pause avant de parler.
— C’est un problème ? voulut-il savoir.
— Non, bien sûr que non. C’est juste… particulier.
— Peut-être que j’aime réfléchir aux mots que je vais employer.
— Non, ce n’est pas cela, murmura-t-elle.
Hugh s’autorisa un petit rire.
— Êtes-vous en train de me dire que je parle sans réfléchir ?
— Non, se défendit-elle en riant à son tour. Je suis même sûre du contraire. Vous êtes très intelligent, et je suis certaine que vous savez que je le sais.
Alors qu’il souriait à cette déclaration, elle enchaîna :
— Je ne saurais vraiment l’expliquer, mais quand vous regardez une personne… Non, ne soyons pas inutilement vague… Quand vous me regardez, moi, avant de parler, vous observez fréquemment un moment de silence. Et je ne crois pas qu’il soit dû au fait que vous choisissiez vos mots.
Hugh la scruta. À présent, c’était elle qui s’était retranchée dans le silence et essayait d’affiner sa pensée.
— C’est quelque chose dans votre visage, finit-elle par dire. Vous ne donnez pas l’impression de chercher la meilleure façon d’exprimer les choses.
Elle releva brusquement les yeux, et son expression songeuse s’évanouit.
— Je suis désolée, c’est plutôt personnel.
— Ne vous excusez pas. Notre monde est rempli de conversations oiseuses. C’est un honneur de participer à un échange qui ne l’est pas.
Ses joues rosirent légèrement, et elle détourna les yeux presque timidement. Hugh réalisa à son tour qu’il la connaissait suffisamment pour deviner qu’il ne s’agissait pas là d’une expression courante chez elle.
— Bon, dit-elle en croisant les mains.
Elle toussota une première fois, puis une seconde.
— Peut-être que nous devrions… Frances !
Son exclamation fut d’une grande ferveur, mêlée, selon Hugh, d’une pointe de soulagement.
— Je suis désolée d’avoir mis si longtemps, dit sa jeune sœur en entrant dans le salon. Honoria a jeté son bouquet et je ne voulais pas manquer cela.
Sarah se redressa brusquement.
— Honoria a jeté son bouquet alors que je n’étais pas là ?
Frances battit des paupières.
— Euh… oui. Mais tu n’as pas à avoir de regret. Tu n’aurais pas pu courir plus vite qu’Iris.
— Iris a couru ? s’écria Sarah avec un mélange d’horreur et de jubilation.
— Elle a même sauté. Harriet s’est retrouvée par terre.
Hugh se couvrit la bouche de la main.
— Inutile de dissimuler votre rire, lança Sarah.
— Je ne pensais pas qu’Iris avait jeté son dévolu sur quelqu’un, avoua Frances, qui baissa ensuite les yeux sur l’assiette de Sarah. Je peux en avoir un morceau ?
Sarah lui fit signe de se servir avant de déclarer :
— Je ne pense pas que ce soit le cas.
Frances lécha avec soin un peu du glaçage resté sur la fourchette.
— Peut-être qu’elle croit qu’avec le bouquet de la mariée, elle va trouver plus vite le grand amour.
— Si cela suffisait, répliqua Sarah, ironique, j’aurais peut-être sauté devant Iris.
— Savez-vous d’où vient la tradition du bouquet de la mariée ? s’enquit Hugh.
Sarah secoua la tête.
— Vous me posez la question parce que vous le savez ou parce que vous voulez le savoir ?
Ignorant son ton quelque peu sarcastique, il expliqua :
— On considérait que les mariées portaient chance. Il y a quelques siècles, les jeunes filles qui voulaient attirer sur elle un peu de cette chance essayaient d’en saisir un morceau au sens littéral puisqu’elles déchiraient des morceaux de sa robe.
— Mais c’est barbare ! s’écria Frances.
Amusé par sa remarque, il poursuivit :
— Je ne peux que supposer qu’un petit malin a réalisé que si la mariée pouvait offrir un souvenir différent de son succès matrimonial, ce serait bénéfique à la fois pour son bien-être et pour sa toilette.
— C’est certain, dit Frances. Pensez à toutes les mariées qui ont dû être piétinées.
S’esclaffant, Sarah tendit la main pour prendre ce qui restait de son gâteau. Mais comme Frances l’avait considérablement entamé, Hugh faillit lui proposer le sien ; lui en avait déjà mangé lorsqu’il la regardait danser. Mais avec sa jambe sur la table, il ne pouvait se pencher suffisamment pour faire glisser son assiette vers elle.
Il se contenta donc de la regarder manger tout en écoutant Frances qui bavardait de choses et d’autres. Il se sentait remarquablement bien, et peut-être même ferma-t-il un instant les yeux. Jusqu’à ce qu’il entende Frances dire soudain :
— Tu as un peu de glaçage.
Il rouvrit les yeux.
— Juste là, continua Frances en désignant l’endroit sur sa propre bouche.
Comme il n’y avait pas de serviette, Sarah lécha la commissure de ses lèvres de la pointe de la langue.
Sa langue. Ses lèvres.
Hugh courait droit à sa perte !
Il retira le pied de la table et parvint à s’extraire de son fauteuil.
— Cela ne va pas ? s’inquiéta Sarah.
— Veuillez présenter mes excuses à lady Chatteris, dit-il avec raideur. Je sais qu’elle voulait que je l’attende, mais ma jambe a vraiment besoin de repos.
Sarah le dévisagea, déconcertée.
— N’est-ce pas justement ce que vous…
— C’est différent, coupa-t-il, même si, en réalité, ça ne l’était pas.
— Oh, fit-elle.
Ce fut un « oh » très ambigu, qui pouvait exprimer de la surprise, du ravissement, peut-être même de la déception. Mais Hugh refusa de s’interroger davantage sur sa signification parce qu’il était hors de question qu’il désire une femme telle que lady Sarah Pleinsworth.
Absolument hors de question.