— Je croyais que la visite du musée serait barbante ? dit Origan. Personne m’avait dit qu’ils avaient un éléphant géant !
Rose, ses frères et sœur, et Lily avaient traversé la ville à bord d’une limousine noire décorée de petits drapeaux écossais qui claquaient au vent. Quand ils furent arrivés au Muséum d’histoire naturelle, les gardes du corps en costume noir les escortèrent à travers la foule de journalistes et de photographes. Rose aurait eu l’impression d’être une célébrité se rendant à une première, si seulement ils n’avaient pas été là pour un cambriolage.
Une statue d’éléphant colossale occupait le hall d’entrée.
— Tu crois qu’ils me laisseraient emporter Dumbo avec moi ? demanda Origan en levant les yeux vers le dôme qui s’élevait au-dessus de leurs têtes.
— Sûrement pas, dit Rose. Concentrons-nous sur notre mission.
— C’est difficile de se concentrer avec tous ces courants d’air, commenta Oliver en tirant sur son kilt. Comment vous faites pour supporter les jupes, vous, les filles ? Et pourquoi il n’y a pas de poches ?
Lorsque Origan avait informé Dougal et Iain qu’il emmenait sa famille à la cérémonie, Dougal avait insisté pour qu’ils « portent l’habit royal traditionnel ». Il avait tout de suite appelé Isadora Nib.
— Oh ! s’était exclamée la styliste en voyant Lily. Ma chère, vous êtes splendide.
Avant d’ajouter en coulant un regard critique à ses jeunes compagnons :
— Par contre, vous autres…
Elle avait habillé Oliver d’un kilt et d’une chemise bouffante, tenue qu’elle avait complétée par un foulard autour du cou.
— Tu ressembles à un pirate, lui avait dit Nini. Il est où ton cache-œil ?
Quant à Nini, elle avait enfilé une robe bleu pâle avec un gros nœud blanc au milieu et des manches en dentelle.
— Il faut se débarrasser de ce sac à dos, avait décrété Isadora. Ça gâche tout, ma chérie.
Mais Nini avait refusé de le lâcher. Dans ce sac, ils avaient glissé le gros globe en verre trouvé dans le hall d’entrée de l’immense suite de Seamus.
Quant à Rose, elle avait revêtu une robe noire sans manches : simple, élégante, et bien plus chic que ce qu’elle portait d’habitude.
— Magnifique ! l’avait complimentée tante Lily avant leur départ pour le muséum. Tu as l’air d’une adulte.
Pourtant Rose ne se sentait pas du tout « femme ». Et la seule personne qu’elle aurait souhaité épater ne serait pas là.
— Descends de là, mon petit, dit Dougal en tirant Origan par la manche pour l’éloigner du gigantesque pachyderme. On n’escalade pas les œuvres d’art.
— J’ai faim, Rosie, gémit Nini.
— On mangera plus tard, répondit Rose en essayant de repérer où la Boule de Neige était exposée.
— Mais j’ai à manger dans mon sac, insista Nini.
— Plus tard, répéta Rose.
Les gardes du corps serrèrent Origan et les O’Malley de près alors que des centaines d’autres membres de l’aristocratie écossaise entraient dans le musée revêtus de leurs kilts et tenues traditionnelles.
— J’ignorais qu’il existait tant de plaids différents, chuchota Rose à Lily, ne se sentant pas du tout à sa place. Je me sens stupide dans cette robe.
— N’aie jamais honte de ta tenue, lui conseilla Lily.
Sa tante portait une robe longue moulante de soie bleu nuit, et ses cheveux noirs étaient relevés en chignon.
— Tu es une femme puissante et sûre de toi, ajouta-t-elle.
« Vraiment ? » pensa Rose. Elle n’avait jamais porté de tenue de soirée. Si seulement sa mère avait été là pour la voir ! Elle repoussa cette pensée. « Tu la verras bientôt. Dès qu’on aura mis la main sur cette fameuse Boule de Neige. »
Des murmures excités s’élevaient de la foule. Rose entendit une femme crier :
— Elle est là ! Elle est là !
Dougal poussa les enfants Bliss et Lily en avant.
— Tenez-vous droits. Sa Majesté Moira O’Malley est là !
La foule s’ouvrit en deux pour céder le passage à la fausse grand-mère d’Origan sur son fauteuil. Elle portait toujours sa robe à carreaux, plus une couronne sertie de diamants et d’émeraudes. À côté d’elle, les bijoux en Pierre de Glace de Lily avaient l’air de sortir d’un distributeur à bonbons. Les yeux plissés de la vieille femme observèrent la salle d’un air blasé.
Toutefois, son visage s’éclaira quand elle aperçut Origan. Elle lui fit signe de venir vers elle.
— Seamus, mon cher enfant, je suis ravie que tu te sentes mieux, dit-elle en faisant un effort pour fixer son regard voilé. Tu es guéri, n’est-ce pas ?
— Certifié sain d’esprit. Tu vois ?
Origan lui montra la carte du Dr Citronez.
— Ah. Le Dr Citronez, opina grand-mère O’Malley. Le meilleur médecin que la terre ait jamais porté.
— Heu, bonjour Votre Majesté, salua une femme vêtue de l’uniforme du musée.
La plaque épinglée à sa poitrine indiquait : CAROL. Elle fit une révérence maladroite.
— Nous sommes prêts pour la cérémonie.
Grand-mère O’Malley sourit et agita la main.
— Et Seamus est prêt pour son intronisation. Allons-y !
Origan regarda Rose, l’air perdu. Une « intronisation » ? Qu’est-ce que c’était que ça encore ? Mais Dougal s’interposa, et son frère fut emmené avec la vieille dame avant que Rose ait pu lui expliquer qu’on allait lui conférer solennellement le titre de prince.
L’auditorium était immense, pourtant presque toutes les places étaient occupées.
En entrant, la première chose qu’ils virent fut l’image d’une licorne sur l’immense écran. On guida Rose, Oliver, Nini et Lily vers le dernier rang, tandis qu’Origan et sa fausse famille royale montaient sur le podium sous l’écran géant.
— Où va Origan ? demanda Nini. Et pourquoi ils sont en jupe, tous ces messieurs ?
— Il est avec son autre famille, ironisa Oliver d’un ton amusé.
Nini était sidérée.
— Origan a une autre famille ?
— Pas vraiment, rectifia Rose en prenant sa sœur sur ses genoux. Arrête de lui faire peur, Oliver.
Son frère éclata de rire.
— J’ai toujours faim, se plaignit Nini en se frottant le ventre. On peut manger maintenant ?
— Quand on sera à l’hôtel, dit Rose.
L’image qui s’affichait à présent montrait une rangée de vieux bonshommes en kilt qui levaient tous les pouces vers le ciel. Alors que la photo disparaissait, le public applaudit poliment, et Carol, l’employée du muséum, poussa grand-mère O’Malley vers le podium où trônait déjà une cornemuse.
— Est-ce qu’on va chercher la Boule de Neige maintenant ? chuchota Rose.
Lily secoua la tête.
— On se ferait remarquer. Attendons que tout le monde soit absorbé par la cérémonie.
Carol triturait nerveusement son col.
— Bienvenue à tous ! Nous sommes ravis d’accueillir le dernier membre de la très ancienne lignée écossaise de sang royal, qui se trouve ici avec nous pour nous présenter un ajout inestimable à notre collection.
Quelques hommes dans l’audience levèrent le poing en l’air et poussèrent des cris de guerre.
— Eh bien… merci pour cet enthousiasme ! continua Carol. Sa Majesté Moira O’Malley a généreusement fait don de la plus ancienne cornemuse du clan. Elle a été forgée par Angus O’Malley lui-même il y a de cela cinq cents ans.
Grand-mère O’Malley chercha à bousculer Carol avec la roue de sa chaise, une manœuvre qui faillit flanquer la pauvre conservatrice de musée par terre, puis elle fit signe à Dougal d’abaisser le micro vers son visage tout rabougri.
— Nous, les O’Malley, nous avons la musique dans le sang, dit-elle d’une voix grave. Et pourtant, pendant très longtemps, je n’ai plus supporté le son des cornemuses, à cause de la disparition de notre Seamus adoré.
Elle s’essuya les yeux sur le coin d’un mouchoir en tissu avant de poursuivre :
— Mais aujourd’hui est un grand jour, car nous célébrons son retour !
Origan fit son entrée sur scène, gentiment poussé en avant par Dougal. Avec un grand sourire, il leva les deux pouces. Le public poussa des hourras et applaudit à tout rompre.
— Il est donc approprié, termina grand-mère O’Malley, que mon petit-fils prodigue nous joue un air de notre merveilleux folklore pour célébrer son retour. Ce geste symbolise notre engagement à encourager les relations entre nos pays. Seamus ?
L’immense sourire d’Origan s’évanouit.
— Moi ? demanda-t-il d’une toute petite voix.
— Eh oui, toi, petit, lui confirma Dougal. Va donc souffler dans le sac !
— Mais je ne sais pas jouer de la cornemuse ! Peut-être que quelqu’un d’autre pourrait…
— Pas question ! s’offusqua grand-mère O’Malley. Tu es un O’Malley. Tu en jouais déjà dans le ventre de ta mère.
Dougal fourra entre les mains d’Origan la vieille cornemuse qui se dégonfla en exhalant un soupir triste.
Origan jeta un regard suppliant à son audience, qui gardait le silence, impatiente de l’entendre.
— Je… suppose… que… voici… la musique… de mon peuple.
— Oh, ça va être affreux ! prédit Oliver en se couvrant les oreilles.
Rose l’imita.
— Au moins, ça fera une bonne distraction.
Lily hocha la tête.
— Je me disais la même chose.
Origan gonfla les joues, et souffla de toutes ses forces dans le tuyau tout en pressant le sac dans ses bras. Des pets de canard s’échappèrent de l’instrument. Origan se débattit avec le sac, et une série de lugubres bruits de klaxon résonnèrent dans la pièce. Il souffla encore et encore, les joues rouge vif, en louchant, puis, à bout de souffle, il laissa la cornemuse bêler longuement.
Il recracha l’embout et prit une grande inspiration.
Rose fut emplie de terreur. La couverture d’Origan venait-elle de sauter ?
Grand-mère O’Malley se mit à trembler dans son fauteuil roulant. Elle avait les larmes aux yeux.
— Je n’ai jamais entendu, dit-elle dans un soupir, un bourdon aussi… magnifique de toute ma vie !
Les yeux d’Oliver en sortirent presque de leurs orbites.
— Ça lui a plu ?
Le public se leva. Tout autour de la famille Bliss, les gens complimentaient les « sons enchanteurs », ajoutant que la façon de jouer d’Origan était « magique ».
— Personne n’arrive à juger s’il a été très bon ou très mauvais, chuchota Rose à Oliver.
— C’était horrible, jugea Oliver en secouant la tête. S’il y avait vraiment des licornes en Écosse, elles trucideraient Origan pour cet horrible concert.
Origan leva les pouces, et le public applaudit encore plus fort.
— On devrait y aller maintenant, dit Rose.
— Maintenant ? demanda Nini.
Origan croisa le regard de Rose et inclina la tête vers la porte. Puis il baissa les mains et fit un clin d’œil à son public.
— Je ne fais que commencer ! Que quelqu’un batte la mesure !
Les gardes du corps qui se trouvaient sur scène se mirent à taper des pieds alors qu’Origan levait le bec de la cornemuse à sa bouche.
Aux oreilles de Rose, ce qui s’ensuivit ressemblait à un caquètement d’oie assourdissant, mais tout autour d’elle, les gens se levaient de leurs sièges et faisaient la ronde, bras dessus bras dessous.
— Maintenant, lança Rose en quittant l’auditorium.
Quelques instants plus tard, Rose, Oliver, Nini et Lily se retrouvaient dans le hall des minéraux. Comme le reste du muséum, la pièce était plongée dans la pénombre.
— J’aperçois une lueur là-bas, chuchota Rose.
Mais sa voix résonna si fort dans le silence qu’elle aurait tout aussi bien pu avoir crié. Elle posa un doigt sur ses lèvres.
Un peu plus loin, ils arrivèrent devant un socle cerné de cordons de velours. Dessus, éclairée par un projecteur, se dressait une pierre précieuse, aussi grosse qu’un ballon de foot, dont les multiples facettes réfléchissaient la lumière.
Oliver laissa échapper un long sifflement.
— Ça doit être la boule stroboscopique la plus chère du monde, dit-il en sortant son téléphone et en s’avançant pour mieux la cadrer.
Mais Lily leva un bras pour l’arrêter.
— Quelque chose d’aussi précieux que la Boule de Neige doit être extrêmement protégé, les avertit-elle. Regardez.
Au-dessus de leurs têtes, tout autour du projecteur, de petites tiges en métal pointaient du plafond vers le sol.
— Ce sont les barreaux d’une cage, dit Rose.
— Une cage ? dit Nini. Comme au zoo ?
Elle attrapa Oliver par le poignet pour qu’il baisse son téléphone. Les carreaux du sol qui entouraient le socle étaient un peu surélevés par rapport aux autres.
— Des plaques de détection ! s’exclama Oliver. Bravo, Rose. Comment on va pouvoir récupérer la Boule de Neige sans déclencher le mécanisme ? On est tous beaucoup trop lourds.
— Pas tous, dit Rose en s’accroupissant auprès de sa petite sœur. Tu crois que tu pourrais te hisser là-haut et placer le globe écossais à la place de la Boule de Neige ?
— Rien de plus facile !
Nini s’avança en traînant son sac à dos derrière elle. Elle posa un orteil sur la plaque de détection la plus proche.
Rien ne se produisit.
Elle haussa les épaules, puis fit glisser son sac à dos sur les plaques jusqu’au pied du socle. Elle avança d’un pas prudent.
Rose, Oliver et Lily retinrent leur souffle alors que Nini pesait de tout son poids sur la plaque. Allait-elle déclencher l’alarme ?
Mais le silence régnait.
— Ouf, soupira Oliver en passant une main dans ses cheveux. Elle est assez légère.
Puis Nini se mit à sauter à pieds joints dessus, faisant claquer ses jolies chaussures sur les dalles.
— Nini ! souffla Rose en se couvrant les yeux. Arrête ! Tout de suite !
— Mais ça bouge pas du tout, Rosie.
La petite fille avait raison : les plaques n’avaient pas bougé d’un centimètre.
Les bras étendus comme si elle marchait sur une corde, la petite fille continua à s’avancer vers le socle.
— Ohhhh ! dit-elle en observant la Boule de Neige. Que c’est beau !
— Attention ! la prévint Lily au moment où Nini sortit le globe de son sac à dos, le serrant contre elle d’une main. Comment va-t-elle faire pour grimper ? C’est beaucoup trop haut pour elle.
— Attends un peu, Nini, dit Rose en regardant autour d’elle. Il faut qu’on trouve quelque chose pour t’aider.
Lily montra du doigt une poubelle dans un coin.
— Si on la vide, elle pourrait l’utiliser comme marchepied ?
— Ou elle pourrait se servir d’un cordon de sécurité en velours comme lasso… comme Indiana Jones ! suggéra Oliver.
— Je suis déjà montée, bande d’idiots, dit Nini.
Rose, Lily et Oliver se retournèrent.
Nini était debout sur le socle, un pied de chaque côté de la Boule de Neige. Son bras gauche enveloppait le globe écossais, et elle leur faisait coucou de l’autre main.
— Vous voyez ! Rien de plus facile !
— Mais c’est super haut ! s’étonna Rose. Comment as-tu fait pour grimper ?
— Peu importe, mi hermana, chuchota Oliver avant de lancer à Nini : Bien joué ! Maintenant, fais l’échange !
Nini pencha la tête en examinant l’énorme joyau.
— Tu peux le faire, Nini, l’encouragea tante Lily.
Satisfaite, Nini se mordit la lèvre et, d’un geste vif, fit rouler la pierre hors de son lit de velours et planta le globe écossais à la place.
Incroyable, l’alarme ne s’était pas déclenchée !
— Bravo ! la félicita Oliver. Tu pourrais être une voleuse de bijoux professionnelle, mi hermanita pequeña !
Nini prit l’énorme pierre entre ses mains, puis plia les jambes et se mit à balancer la Boule de Neige comme si elle était au bowling de Calamity Falls.
— Attrape, Oliver !
— Quoi ? dit Oliver en levant les bras pour protester. Non ! Non !!!!!
Trop tard. Nini, avec un grognement, balança l’énorme joyau en l’air.
Il allait s’écraser au sol.
— Non ! hurla Oliver.
Il plongea à plat ventre et se laissa glisser, les bras tendus…
Il attrapa la Boule de Neige du bout des doigts, et s’arrêta à quelques centimètres des plaques de détection.
— C’était moins une !
— Bien joué, Oliver, le complimenta Lily.
— Si seulement mes petites amies avaient pu voir ça ! dit Oliver toujours allongé par terre.
Soudain, des lumières rouges s’allumèrent, des sirènes hurlèrent, et des faisceaux lumineux se mirent à balayer le hall d’exposition. Rose se couvrit les oreilles.
— Mais je l’ai attrapé ! protesta Oliver. Il a pas touché les plaques !
Le cœur de Rose se serra.
— Non, dit-elle en montrant le sol. Mais tes bras, si.
Le coude d’Oliver venait juste de frôler le côté d’une plaque.
— Ohhhh !
Il se recula rapidement alors que les barreaux chutaient du plafond pour s’écraser contre les plaques, enfermant le socle dans sa cage.
— C’était moins une, j’ai failli me faire piéger ! hurla-t-il par-dessus les sirènes, la Boule de Neige entre les mains.
— Nini ! hurla tante Lily.
Rose avait été si focalisée sur Oliver qu’elle en avait oublié sa petite sœur.
Au centre de la cage, Nini, assise sur le socle, suçait son pouce, prise au piège, alors que des pas précipités résonnaient dans les couloirs alentour.