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Crêpes œil-de-chat

Les premiers rayons de soleil venaient tout juste de percer à travers les rideaux, quand Rose s’éveilla.

La soirée de la veille lui apparaissait comme un rêve extraordinaire : des explosions… une inondation… le bourdonnement strident d’une cornemuse… Sans parler du vol de la Boule de Neige et de Devin secourant Nini. Dans la confusion, après que la perceuse eut traversé le mur, le groupe des Bliss s’était mêlé à la foule des O’Malley pendant l’évacuation du musée.

Le reste de la soirée s’était écoulé en un éclair.

Rose se souvenait vaguement qu’Origan avait négocié avec sa famille écossaise pour laisser Rose, Oliver, Nini et Devin passer la nuit dans sa chambre, et elle se souvenait très bien de la mine horrifiée d’Isadora Nib leur reprenant leurs habits de soirée.

— Il y a de la crasse sur le tissu ! Qu’est-ce que vous avez fabriqué ? Vous vous êtes allongés par terre ?

Lily avait rapidement souhaité bonne nuit à tout le monde avant de retourner dans sa chambre d’hôtel. Il fallait qu’elle rentre avant que le comte Caruso ou les gardes du corps de la Société des Rouleaux à Pâtisserie ne remarquent son absence.

Rose ne se rappelait même pas s’être glissée dans l’immense lit de cette chambre d’hôtel. Nini était recroquevillée contre elle, et suçait tranquillement son pouce. Au pied du lit, Serge et Jacques étaient lovés l’un contre l’autre, et ronflaient doucement.

Après avoir pris une douche, Rose enfila un tee-shirt blanc et un short à poches. En prenant garde de ne pas réveiller Nini, elle se faufila hors de la chambre sur la pointe des pieds. La grande pièce de la suite était déserte, sauf si on comptait la licorne en peluche. Tout le monde devait encore dormir.

Rose se dirigea vers la salle de réunion où elle avait trouvé Origan la veille, sortit la carte magnétique que Dougal lui avait confiée, ouvrit la porte, et se glissa à l’intérieur.

Ouf ! Le Livre de recettes des Bliss, le sac à dos de Nini contenant la Boule de Neige, la Fleur de l’Éveil et sa malle jaune étaient toujours là où elle les avait rangés la nuit dernière. Dougal avait promis que la pièce était « aussi sécurisée qu’un coffre-fort », et il avait dit vrai.

Rose s’assit à la grande table, ouvrit le Livre, et feuilleta les pages jusqu’à ce que ses doigts rencontrent une texture plus rugueuse. C’était là. La vieille recette des Pétales de l’éveil. Elle relut l’histoire une fois de plus. Contrairement à Reva Bliss, Rosemary Bliss n’avait pas à s’envoler toute seule. Elle avait à ses côtés Oliver et Origan, Nini et Devin, Serge et Jacques, et même Lily la Fée.

Ensemble, ils pourraient sans doute générer une magie assez puissante pour déjouer le plan diabolique du comte Caruso.

Elle referma le Livre et se leva. Il était temps de se mettre au travail.

 

À dix heures, Oliver entra dans la pièce en traînant les pieds, sa frange devant les yeux. Il était le dernier à s’être réveillé.

— T’es sûre que je peux pas dormir encore un peu, mi hermana ? marmonna-t-il. Même mes cheveux sont fatigués. Tu vois ?

— Oh ! arrête de te plaindre, le gronda Rose en feuilletant son petit carnet. On a beaucoup de choses à faire. D’abord, il faut faire fondre la Boule de Neige, puis l’utiliser pour arroser la Fleur de l’Éveil. Après quoi, il faut cueillir tous les pétales et les purifier avant de les apporter au CICC avant que le gâteau soit servi.

— Eh bah ! souffla Devin. C’est compliqué, tout ça.

Ce n’était pas simple en effet, et Rose était contente que Devin puisse participer.

— Comptez pas sur moi, dit Origan qui portait une nouvelle tenue écossaise (un kilt, une chemise bouffante, une veste et un grand béret à pompon, comme la veille, sauf que, cette fois, ils n’étaient pas en tissu à carreaux mais de soie blanche). J’ai un rendez-vous important avec des demoiselles.

Il baissa le regard vers le petit miroir qu’il tenait à la main, se lécha les doigts et se lissa les cheveux.

— J’ai dit « demoiselles » ? Je voulais dire : « princesses ». Des duchesses. Il y a même une comtesse.

— C’est pas juste, râla Oliver. C’est moi qui devrais sortir avec des princesses.

— Oui, oui, se moqua Rose. Mon pauvre petit !

Elle serra le Livre contre sa poitrine.

— Aidez-moi à transporter nos affaires. Pendant que les Écossais s’occuperont d’Origan, nous serons aux fourneaux. Venez.

 

Dans la cuisine, Rose noua un tablier par-dessus ses vêtements, puis plaça sur le feu une casserole assez grande pour contenir la Boule de Neige. Mais même à puissance maximum, elle avait peur que la flamme ne soit pas suffisante pour faire fondre la boule géante.

Heureusement, Rose trouva dans ses notes la réponse à ses questions.

Oliver hissa la malle de Rose sur la table en bois de la cuisine, et se laissa tomber sur une chaise. De la sueur gouttait de ses épis pleins de gel comme de la rosée.

— Faut vraiment que tu te procures une version de voyage de ce truc-là.

Rose ignora sa remarque, ouvrit la malle, puis le compartiment caché.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Devin.

Lui aussi portait un tablier. Et il était magnifique dedans.

— Ça, dit Rose en soulevant délicatement la plume rouge à l’aide d’une pince à épiler, c’est une plume de phénix.

— Ah ! dit Devin en se frottant les mains. De la magie.

— Oui, dit Rose, contente de pouvoir enfin être franche avec lui. Elle a été prélevée sur un phénix alors qu’il renaissait de ses cendres dans une explosion de flammes. Elle peut intensifier n’importe quel feu.

Elle fit un geste vers le sac à dos de Nini.

— Est-ce que quelqu’un pourrait mettre la Pierre de Glace sur le feu ?

— Moi !

La petite fille saisit le gros joyau scintillant sur le comptoir puis grimpa à côté du four. Elle souleva la Boule de Neige à deux bras, l’orienta vers la casserole, puis la laissa tomber dedans.

— Merci, dit Rose en aidant sa sœur à descendre. Maintenant, que tout le monde recule.

Une fois qu’elle fut certaine qu’ils étaient tous abrités derrière elle, Rose tendit la pointe de la plume de phénix jusqu’à la flamme bleue de la plaque de cuisson. Tout de suite, d’immenses flammes rouge fluo enveloppèrent la casserole. Lorsque les flammes redescendirent enfin, elle découvrit un liquide clair comme du cristal.

L’immense Boule de Neige avait fondu en un instant !

— Qu’est-ce qui se passe si tu brûles la plume entière ? demanda Devin.

— Il vaut mieux ne pas le savoir ! répondit Rose en replaçant la plume de phénix dans sa poche. Maintenant, Oliver et Devin, j’ai besoin que vous versiez délicatement le liquide dans le bocal qui contient la fleur.

— Mais le liquide brûlant ne va-t-il pas l’abîmer ? interrogea Devin en enfilant des gants de cuisine.

— C’est de la magie, mec, grommela Oliver en enfilant aussi une protection. Ce qui est chaud pour nous ne l’est pas toujours pour les trucs magiques.

Serge sauta à terre alors que les garçons portaient la casserole vers la table où attendait la fleur.

— Ce truc ne brûlera peut-être pas la fleur, dit le chat en se léchant une patte qu’il passa sur son museau, mais qui sait ce que ça ferait à mon beau pelage.

Devin ouvrit de grands yeux et manqua de trébucher.

— Oh ! J’ai oublié de te dire que notre chat sait parler, lui précisa Rose d’un air désolé.

Devin se mit à bégayer :

— Je… je…

— Oui*, et moi aussi, ajouta Jacques en courant sur le bras de Nini pour aller se percher sur son épaule. Je suis… comment dit-on… un linguiste. Ce qui veut dire que je suis doué pour les langues. Et puis, j’aime bien les linguine.

Jacques laissa échapper un petit rire.

Les deux garçons versèrent lentement la Boule de Neige fondue dans le bocal bleu contenant la Fleur de l’Éveil. Le liquide transparent fut absorbé par le terreau. La terre devint plus foncée, la tige de la fleur prit une teinte vert pomme. Puis toute la fleur se mit à trembler. Sous leurs yeux, la tige s’allongea comme un morceau de caramel qu’on étire, s’élevant de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’une grosse fleur magenta s’échappe du bocal.

— Waouh ! s’écria Devin, abasourdi.

Rose sourit.

— Et ça ne fait que commencer.

Les pétales de fleur s’agitèrent comme sous le coup d’une brise invisible. Un à un, chaque pétale perdit sa couleur pour devenir aussi transparent que du verre, et tomba sur la table avec un tintement délicat. La couche suivante de pétales fit de même, puis encore la suivante, les pétales roses ne cessant de se reformer chaque fois qu’il en tombait.

C’était un spectacle magnifique. Mais ils n’avaient pas le temps d’en admirer la beauté. Les pétales s’empilaient.

— Vite, ordonna Rose. Mettons-les dans un bol !

Les pétales pleuvaient, et Rose, Oliver et Devin les collectèrent dans un grand saladier.

— Plus vite ! hurla Nini en frappant dans ses mains.

Enfin, une fois que tous les pétales furent tombés, la Fleur de l’Éveil vibra une dernière fois et se recroquevilla, retournant dans son bocal bleu. La fleur magenta avait réduit de moitié, mais elle scintillait toujours autant.

— Et après ? demanda Devin avec enthousiasme.

— Il a goûté à la magie, glissa Serge à Rose. Maintenant, il est accro. Comme moi quand j’ai mangé ma première boîte de thon.

— Il reste une dernière étape, annonça Rose en refermant le bocal qu’elle mit de côté.

Les garçons posèrent le saladier rempli de pétales cristallins sur le comptoir en marbre. Rose relisait ses notes.

— De la glycérine de glace, dit-elle en fouillant dans sa malle jaune.

Elle en sortit un tube à essai.

Rapidement, elle en versa le contenu dans un verre doseur, puis versa le liquide sur le tas de pétales translucides qui s’agitèrent, sifflèrent et sautillèrent.

— Les pétales ! hurla Jacques. Ils ont disparu.

Perplexe, Devin mit une main dans le saladier.

— Waouh ! dit-il en retirant son bras comme si on l’avait mordu. On dirait qu’il n’y a plus rien, mais je sens les pétales bouger.

Il secoua ses boucles blondes, incrédule.

— Cette magie n’a rien à voir avec la mécanique, mais c’est super cool.

— Tu trouves vraiment ? demanda Rose.

Elle se sentit rougir.

Devin hocha la tête.

— Oui, je trouve ça génial.

Pendant un instant, elle crut qu’il allait se pencher pour l’embrasser. Puis Oliver les interrompit.

— Allez, vous deux. Il faut qu’on enfile nos uniformes de serveurs et qu’on se rende au CICC tout de suite. Tia Lily nous attend !

 

Le temps qu’ils arrivent à la salle de réception, il était midi passé, et les cuisines grouillaient de chefs et de sous-chefs qui préparaient le prochain banquet. Lily s’était assurée que Rose, Oliver et Devin figuraient bien sur la liste des invités VIP, pour que les gardes les laissent prendre l’ascenseur vers la grande cuisine à l’étage.

— Qu’est-ce qu’il y a dans ce saladier ? demanda un agent de sécurité chauve.

Rose se fendit d’un sourire crispé.

— Mais rien ! Vous ne voyez pas ?

Le garde plissa les yeux, puis montra Nini du doigt.

— Les enfants en bas âge ne sont pas admis en cuisine. Règle de sécurité. Et puis nous devons fouiller son sac à dos. Ouvrez-le, s’il vous plaît, dit l’agent en observant le sac qui s’était mis à s’agiter.

Soudain, ils reconnurent la voix d’un homme derrière eux.

— Bande d’imbéciles ! Veuillez laisser passer les invités de Mlle Lily la Fée sur-le-champ !

Tout le monde regarda Nini, qui ouvrait de grands yeux immobiles.

— C’est toi qui as dit ça, ma puce ? demanda un des gardes.

Nini secoua la tête à toute vitesse.

— On aurait dit Caruso…

— Ça venait de là-bas, dit Rose en montrant le mur du doigt tout en guidant sa petite sœur vers l’ascenseur, suivie de Devin et Oliver. Il faut vraiment qu’on y aille… Lily la Fée nous attend pour l’aider à préparer le dessert.

Rose sourit, puis appuya sur le bouton des cuisines situées à l’étage. Une fois la porte close, elle s’écroula contre le mur.

— Bien imité, Serge.

Un ronronnement s’échappa du sac en guise de réponse.

 

La cuisine de Lily était exactement comme Jacques l’avait décrite. Et puis, se dit Rose en frissonnant, il y faisait aussi froid que dans un congélateur. Tout était en acier bleu, du carrelage au plafond en passant par les fours. Une vitrine occupait l’un des murs, et de la fumée masquait les bocaux bleus entourés de fil barbelé à l’intérieur. La pièce était déserte. Aucun signe de Lily.

— On se croirait en Antarctique, dit Rose.

Une cuisine était en principe un endroit chaleureux, plein d’outils dépareillés usés par le temps, de gants de cuisine faits main, avec à la fenêtre des rideaux en dentelle. Celle-ci ressemblait plutôt à une jolie… morgue.

Rose, Oliver, Devin et Nini s’avancèrent lentement et posèrent le saladier de pétales invisibles sur la table. Puis Rose sortit Jacques de sa poche, et Nini libéra Serge qui sauta de son sac.

— Après ça, dit Serge, je ne veux plus jamais me retrouver dans un béret ou un sac.

— Oui* ! s’écria Jacques. Quand tout sera fini, je compte bien courir librement pendant des mois !

— On dirait qu’on est en avance, mi hermana, dit Oliver.

Au centre de la pièce, sur une grande table à roulettes trônait un immense gâteau.

Haut de trois mètres, il était jaune soleil et s’élevait par paliers de plus en plus étroits. Des perles de sucre décoraient chaque rebord, et de merveilleux détails avaient été dessinés en ganache.

— C’est magnifique, s’extasia Rose.

— Oui, approuva Oliver, mais ça ne vous rappelle pas… vous savez… ?

Rose ne voyait pas de quoi il parlait.

— C’est un gâteau.

— C’est un gâteau particulier, précisa Oliver. Une pièce montée pour un mariage !

Sa remarque laissa Rose songeuse : ce gâteau d’anniversaire du CICC de Caruso ressemblait en effet à un gâteau de mariage.

— Il y a même deux petites figurines tout en haut, remarqua Devin. Mais elles portent toutes les deux des robes.

Oliver regarda de plus près.

— Non, c’est un kilt.

« Bizarre », pensa Rose.

Soudain, les portes de la cuisine s’ouvrirent et Lily fit son entrée. À part son tablier d’une blancheur éclatante, elle était tout en noir. Ses cheveux étaient relevés en un chignon sévère, et elle avait une expression déterminée.

Enfin, jusqu’à ce qu’elle aperçoive les enfants Bliss. Là, tout à coup, elle eut un mouvement de panique.

Les portes s’ouvrirent à nouveau derrière elle, et le petit comte Caruso à la dent bleue entra à sa suite.

— Plus tôt ce sera, mieux…

Caruso se tut en apercevant Rose et ses compagnons.

— Qu’est-ce que ces jeunes serveurs font ici ? s’étonna Caruso.

Il montra Serge du doigt.

— Et que fait ce chat en cuisine ?

Dès que Caruso était entré, Serge s’était immobilisé, la langue sur la patte. Jacques, pour sa part, avait eu tout juste le temps de se cacher. Rose aperçut le bout de sa queue disparaître derrière le saladier de pétales invisibles.

Le visage de Lily était impénétrable, mais Rose devina que sa tante était inquiète.

— Très bonne question. J’ai demandé l’aide de serveurs aujourd’hui, dit-elle en faisant un geste vers Rose, Oliver et Devin, et sir Zsigmond m’a envoyé ceux-là en extra.

— Mais à quoi pensait-il ? Il sait très bien que j’ai mes propres serveurs, protesta le comte Caruso en claquant des doigts.

Aussitôt, les deux gardes du corps de la fille du comte Caruso firent leur apparition. Rose avait oublié à quel point ils ressemblaient à une paire de gangsters. Sauf qu’ils portaient à présent la tenue à nœud papillon noir des serveurs-danseurs de sir Zsigmond. Le tissu rose de leur chemise menaçait d’exploser sous la pression de leurs gros muscles.

— Comme vous le voyez, dit le comte Caruso, j’aime les cupcakes minuscules mais je tiens à ce que mes serveurs soient de grande taille.

Il ricana méchamment.

— Mes serveurs sont costauds, il n’y a rien qu’ils ne puissent pas porter. Ils portent même des plats sur la tête !

« Ah ! pensa Rose. Ça explique leur coupe de cheveux. »

— Ce gâteau est bien trop important pour le confier à des serveurs aussi jeunes, grogna le comte Caruso. Surtout quand ces petits inconscients se baladent avec des chats.

Il se recula comme si Serge était porteur d’une maladie contagieuse.

— Il faut qu’on recouvre le gâteau de pétales, chuchota Rose à Devin et Oliver tandis que le comte continuait à se plaindre. Je pensais qu’on aurait le temps de recevoir les instructions de Lily, mais maintenant, il est là.

— Et si on éteignait la lumière pour qu’ils ne voient plus rien ? demanda Devin.

— Mais on ne pourra plus rien voir non plus, répliqua Rose.

— Et qu’est-ce qu’on est censés faire de celle-là ? demanda Caruso en montrant Nini. C’est un bébé ! Un bébé ne peut pas servir du gâteau ! Ce dessert est une fine denrée que les enfants ne sauraient apprécier !

Rose prit une fausse expression offensée.

— Comment osez-vous, monsieur ?

— Heu. Rose. Ma chérie…, commença Lily.

— Ce n’est pas un bébé. C’est la grande pâtissière Nini Lolly, venue tout droit de Paris, improvisa Rose.

Tout le monde se tourna vers Nini, qui eut un petit hoquet.

— Salut !

— C’est une enfant prodige ? demanda Caruso qui n’en revenait pas. Française ?

Rose hocha la tête d’un air sérieux.

— Si prodige qu’elle a été envoyée ici par le président des États-Unis lui-même, pour qu’elle ait l’honneur de rencontrer Lily la Fée, et qu’elles puissent échanger quelques secrets culinaires.

— Vraiment ? s’étonna le comte Caruso en se penchant vers Nini. Je me présente : comte Caruso de San Caruso, connu dans tout le pays pour mes cupcakes mini-mini. Je sais tout sur les pâtissiers miniatures. Puisqu’elle est si célèbre, pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de cette Nini Lolly ?

Il avait prononcé ces paroles d’un ton hautain, sa dent bleue scintillant sous les néons.

Rose poussa un soupir exaspéré.

— Vous avez peut-être besoin d’une démonstration, dit-elle avant de se tourner vers Nini. Chef Lolly, auriez-vous la gentillesse de nous préparer vos petites Crêpes œil-de-chat ?

Au sourire de Lily, Rose vit que sa tante avait compris où elle voulait en venir, et qu’elle approuvait son plan.

Le comte Caruso haussa les sourcils.

— Jamais entendu parler…

— Les Crêpes œil-de-chat sont la spécialité du chef Lolly, le coupa Rose.

— Et c’est pour ça qu’elle a un chat, ajouta Oliver.

Sur ces paroles, Serge agita la queue. Tout le monde observa Nini qui suçait son pouce. Elle réfléchissait. Puis, soudain, elle s’écria :

— Je sais !

Elle descendit de la table et se dirigea vers les grands fours industriels. Le comte Caruso suivit Nini, intrigué par cette mystérieuse pâtissière miniature.

— C’est quoi le plan, mi hermana ? chuchota Oliver.

À l’autre bout de la pièce, Nini soulevait des sacs de farine et fouillait dans les tiroirs à la recherche de cuillères à mesurer.

— Ces crêpes nous aideront à voir dans le noir, répondit Rose tout bas. Ce sera pratique quand Devin éteindra la lumière.

— Et comment on va s’y prendre avec ces deux gros gaillards à la porte ? demanda Oliver.

Devin fit craquer ses phalanges, et tourna la tête vers le panneau électrique qui se trouvait non loin d’eux.

— Un autre court-circuit.

Il ramassa une poche à douille pleine et se mit à reculer lentement.

Douze minutes plus tard, Nini sautilla vers eux, un plateau plein de petites crêpes recouvertes de ce qui ressemblait à du miel.

— Tout fini ! gazouilla Nini en époussetant la farine qui la recouvrait de la tête aux pieds.

— Elle n’est vraiment pas comme les autres, confia le comte Caruso à Lily, qui lui sourit.

— C’est l’une des meilleures.

Rose, Oliver et Devin saisirent chacun une petite crêpe et mordirent dedans. Nini tendit le plateau à Lily puis – Rose le comprit avec horreur – au comte Caruso. S’il en mangeait une, leur plan échouait.

— C’est délicieux ! hurla Rose. J’en veux encore !

Elle donna un coup de pied enthousiaste en plein dans le plateau de Nini. Les crêpes valsèrent au sol.

— Vous voyez ! s’écria le comte Caruso. Ces gosses sont trop maladroits pour assurer la service !

— C’est dommage, cher comte, dit Lily en s’essuyant les lèvres avec sa serviette. Ces crêpes sont divines.

Le comte Caruso détourna la tête en levant le nez.

— Je m’en fiche, de toute façon. Les seules pâtisseries que j’aime sont les mini-cupcakes, si petits qu’ils tiennent sur le bout de la langue. Ces crêpes sont bien trop épaisses. Pourquoi…

Soudain, la cuisine fut plongée dans le noir.

Comme prévu, les ténèbres n’affectaient pas ceux qui avaient mangé des Crêpes œil-de-chat.

Du point de vue de Rose, toutes les personnes présentes émettaient une lueur blanche, comme si elle voyait de la chaleur s’échapper de leurs corps. Les rebords des meubles et appareils étaient un peu flous, mais toujours visibles.

— Enfin ! Qu’est-ce qui se passe ? hurla Caruso. Hé ! Attention !

Rose regarda le comte Caruso et ses gardes du corps se rentrer dedans. Sans un mot, elle montra du doigt le saladier de pétales invisibles. Serge et Jacques libérèrent le passage. Oliver souleva le saladier et se dirigea vers l’énorme gâteau.

— Arrrrrrrfffff ! glapit le comte Caruso en s’appuyant à tâtons sur le mur pour essayer de trouver l’interrupteur. Il fait noir comme dans un four !

Les deux armoires à glace se cognèrent aux plans de travail, s’écroulèrent par terre et se mirent à ramper.

— Il y a quelqu’un ? chuchota soudain le comte Caruso. J’ai toujours eu peur du noir ! Aidez-moi, s’il vous plaît !

Ignorant les plaintes de Caruso, l’équipe des Bliss jetait des poignées de pétales invisibles sur toute la surface du gâteau. Une fois en contact avec le glaçage, les pétales s’illuminaient de violet ; bientôt, le gâteau entier se mit à scintiller. Pour terminer, Nini grimpa sur les épaules d’Oliver et arrosa le sommet de pétales. Jacques glissa sur la surface pour les étaler comme des feuilles mortes.

— Gardes ! Protégez le gâteau ! beugla soudain le comte Caruso plaqué contre le mur où il continuait de triturer l’interrupteur. Lily, vos serveurs n’ont pas intérêt à avoir endommagé ce dessert spectaculaire, ou vous savez ce qu’il vous en coûtera !

Il se produisit un gros bourdonnement électrique. Le générateur avait pris la relève. Un néon se ralluma en clignotant.

L’espace d’un instant, ils clignèrent tous des yeux en silence.

— Oh ! mon cher comte, dit Lily faussement inquiète. Tout va bien. Vous voyez ? Une simple coupure de courant.

Suspicieux, le comte Caruso lissa son écharpe et s’avança. Il renifla le gâteau, mais les pétales invisibles n’avaient laissé aucune trace, et le glaçage était aussi net qu’avant.

Devin se glissa près de Rose, les mains derrière le dos. Elle jeta un regard vers le panneau électrique. De la crème dégoulinait sur les bords.

— Qu’est-ce que t’as fait ? demanda-t-elle dans un murmure.

— J’ai provoqué un court-circuit avec de la ganache, chuchota-t-il. Ça a mieux marché que je pensais !

Jacques avait du glaçage plein les pattes. Elle ouvrit sa poche pour laisser entrer la souris.

— Désolée, lui dit-elle.

— Très bien, dit le comte. Helga, Olaf, veuillez porter le gâteau dans l’ascenseur de service. Je n’ai pas le temps de m’attarder ici. J’ai un mariage à préparer.

— Un mariage ? demanda Lily en posant une main sur le bras du comte. Je croyais que le gâteau était pour le dessert du déjeuner.

Caruso hocha la tête.

— Et pourquoi croyez-vous que j’aie placé ces figurines au sommet ?

Pas étonnant que la pièce montée ressemble à un dessert de mariage. C’en était un ! Mais qui allait se marier ?

— Que c’est touchant, dit Lily qui avait l’air aussi confuse que Rose. Le mariage de qui ?

Le comte Caruso se frotta les mains en agitant ses sourcils broussailleux.

— J’ai toujours voulu marier ma fille à un garçon de sang royal. Lorsque le fils perdu d’Écosse a été retrouvé, j’ai su que j’avais trouvé la marionnette parfai…

Caruso se racla la gorge et rectifia :

— Je veux dire… le prince parfait.

Le cœur de Rose se serra. Caruso parlait d’Origan !

— Personne ne m’a jamais respecté comme il se doit, déclara Caruso d’un air sûr de lui. Et ces O’Malley récoltent toute la gloire. Ont-ils créé un empire de cupcakes miniatures ? Certainement pas.

En guise de point final, il poussa un grognement.

— Mais votre fille aime-t-elle le prince ? demanda Lily.

— Vous parlez d’amour ? répliqua Caruso en bombant le torse. Je ne crois pas à l’amour. En outre, une fois que mon malheureux gendre aura succombé à son sort, c’est moi, le comte Caruso, qui régnerai sur l’Écosse. Enfin, ma valeur sera reconnue dans le monde entier !

Voyant les regards horrifiés de Rose, Lily, Oliver, Nini et Devin, il toussota.

— Ha ha ! Je rigole ! Vous savez que j’aime plaisanter, non ? Comme tout à l’heure, quand je faisais semblant d’avoir peur du noir.

— Votre humour est légendaire, monsieur le comte, dit sèchement Lily. On savait tous que c’était pour rire.

— Bien, bien, bougonna Caruso avant de disparaître derrière les portes battantes, ses deux gardes et le gâteau sur ses talons.

Les sourires forcés des Bliss s’évanouirent.

Serge hurla en agitant la queue :

— Cette pauvre fille. Elle va épouser Origan !

— T’as pas écouté ? demanda Rose, désespérée. « Succomber à son sort ! » Il a l’intention d’assassiner Origan !

— Il faut empêcher ce mariage, décréta Oliver.

— Impossible, souffla Lily en prenant Nini dans ses bras. Si on arrête tout, alors les invités qui ont mangé des embruns de Vénus ne dégusteront pas l’antidote contenu dans le gâteau, ils tomberont dans le coma, et ils mourront.

— Mais on ne peut pas non plus les laisser se marier, argua Rose. Si ?

— Non, approuva Lily perdue dans ses pensées. Il faut qu’on arrive à faire les deux, ou alors…

— Origan sera vraiment un garçon perdu à jamais, termina Rose à sa place.