— Nos parents… Arrêtés ? s’écria Rose. Mais pourquoi ?
— On les a pris pour des terroristes !
Chip tournait en rond dans la cuisine, laissant des empreintes taille 48 dans la fine couche de farine qui tapissait le sol. Nini balayait derrière lui.
— Vos parents ont essayé de s’introduire dans une convention à Washington, appelée CICC, et les services secrets les ont appréhendés. Ils les accusent de transport de paquet suspect.
Rose se rappela les lettres au-dessus du mur de la cuisine de Lily. Leur tante maléfique était sans doute en partie responsable de leur arrestation.
— C’est dingue, intervint Devin. Qui peut bien soupçonner un couple de pâtissiers d’être des terroristes ?
Serge, le pelage toujours grumeleux de farine, émit un cri strident et donna des coups de patte au Livre.
— Rose, je crois que Serge essaie de nous transmettre un message, chuchota Origan à l’oreille de sa grande sœur.
Rose lança un regard à Devin. La vie simple qu’elle s’était imaginée quelques heures plus tôt s’était envolée dans un blizzard de farine. Elle aurait dû être au cinéma à cette heure, sa main dans celle de Devin, à partager un seau de pop-corn avec lui. Mais cette vie-là, décidément, n’était pas pour elle.
Ses parents avaient de sérieux ennuis, et Rose n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Si Céleste et Albert étaient en prison, il ne restait qu’une chef pâtissière Bliss pour empêcher tante Lily de nuire.
— Origan, je reviens tout de suite. Aide donc Nini à nettoyer.
Rose prit Devin par la main et l’entraîna par la porte de derrière.
— J’ai besoin que tu me rendes un service, lui dit-elle.
— Tout ce que tu veux. Comment je peux t’aider ?
— Tu peux nous trouver une voiture ?
— Une voiture ? demanda le jeune garçon, perplexe. Tu ne devrais pas plutôt t’inquiéter du fait que tes parents ont été arrêtés ?
Rose poussa un soupir.
— C’est exactement ce que je fais, crois-moi. C’est pour ça qu’il faut que tu ailles chercher Oliver au parc, l’informer de ce qui se passe, puis emprunter une voiture pour qu’Oliver nous emmène à Washington.
Elle se creusa la cervelle pour trouver un nouveau mensonge qui expliquerait tout.
— Seuls mes frères et moi pouvons sortir mes parents de ce mauvais pas et…
— Tu peux compter sur moi, la coupa Devin.
— Vraiment ? dit Rose, ravie.
Devin se fendit d’un immense sourire.
— Oui, vraiment.
Il déposa un baiser sur sa joue encore couverte de farine, puis enfourcha sa bécane et la salua de la main avant de disparaître. Devin était de plus en plus indispensable dans la vie de Rose, presque comme s’il était devenu un membre de la famille. Comment pourrait-elle vivre sans lui ?
Si seulement il pouvait être vraiment un Bliss. Ainsi, elle n’aurait plus à lui mentir.
Mais Rose avait juré de garder le secret. Les mots de sa mère résonnèrent dans sa tête : « Je te fais confiance pour prendre les bonnes décisions. »
Une cuisine immaculée attendait Rose.
Origan époussetait les dernières traces de farine sur le pelage de Serge tandis que celui-ci feuilletait tranquillement les pages du Livre. Nini, assise au bord de l’îlot, avait les genoux et les mains enveloppés dans des torchons encroûtés de farine.
— Nickel chrome ! s’écria joyeusement la petite fille.
Ça faisait mal au cœur à Rose de voir sa sœur sous l’emprise du sort que lui avait jeté Lily. Elle la souleva dans ses bras, puis la posa par terre.
— Pourquoi tu ne fais pas une pause ? Tu pourrais sortir jouer dehors ?
Nini opina de la tête :
— À tes ordres, Rosie !
— Ne vous inquiétez pas, intervint Chip alors que Nini sortait dans le jardin en sautillant d’un pied sur l’autre.
Son téléphone portable paraissait minuscule dans sa grande main.
— Je vais tout arranger, ajouta-t-il, la mâchoire crispée. Et ne vous en mêlez pas. Laissez les adultes gérer la situation. Compris ?
— Bien sûr, mentit Rose.
Chip hocha la tête et disparut derrière les portes battantes, le téléphone collé à l’oreille.
— On ne va tout de même pas rester là à se tourner les pouces, hein, Rose ? interrogea Origan.
— Bien sûr que non, répondit Rose en prenant un des torchons de Nini pour s’essuyer le visage. Maman me fait confiance, et je ne la décevrai pas. Nous allons à Washington pour arrêter Lily et sauver papa et maman ! Il ne nous reste plus qu’à trouver un moyen pour que Chip et Mme Carlson ne nous empêchent pas d’agir.
— Je suis déjà sur le coup, Rose. J’ai conçu le plan parfait, déclara Serge en remuant la queue, une patte sur le Livre. J’ai là une recette qui plongera vos chaperons dans un état second, nous laissant juste assez de temps pour notre mission de sauvetage.
Rose grattouilla affectueusement les oreilles de Serge en lisant la recette :
— Choux parisiens de l’oubli, lut-elle à voix haute.
— Ah ! Une recette française ! dit Jacques en sortant de derrière le four. Une fois encore, mon cher ami félin reconnaît la supériorité de la pâtisserie gauloise.
Serge répondit en bâillant :
— Les choux ont été inventés par les Belges. Les Français n’ont fait que leur donner leur forme.
Rose, ignorant la querelle des animaux, lut la recette jusqu’au bout.
Les Choux parisiens de l’oubli
Pour effacer tout souvenir
d’un savoir mal acquis
En l’an de grâce 1673, dans le village de Gelosora en Moldavie, la violoniste Valeria Vãduva apprit que la fermière avait l’intention de s’enfuir pour aller jouer du saqueboute à l’Académie royale de musique de la superbe ville de Paris.
Rose leva les yeux.
— C’est quoi, un saqueboute ?
— Ah ! dit Jacques sûr de lui. C’est un sac plein de boue !
— Ça n’a aucun sens, commenta Rose.
— C’est parce que, comme toujours, la souris a tort, dit Serge. Le saqueboute est l’ancêtre du trombone.
— Tu sais ce que le trombone dit à la trompette ? dit Origan en faisant un clin d’œil.
— Tais-toi ? répondit Serge. Ah ! non ! Ça c’est ce que je te dis à toi.
Prise d’une jalousie mortelle, Valeria fut déterminée à retourner tout le village contre cette fille, afin que ses talents ne viennent jamais ternir les siens.
Aurora Bliss, la pâtissière du village, également amatrice du grincement de basse du saqueboute, empêcha Valeria de nuire en inventant des choux irrésistibles, comme jamais n’en avait goûté la violoniste. Valeria dévora une douzaine de choux. Repue, elle oublia les rumeurs qu’elle avait eu l’intention de répandre au sujet de la gentille fermière. Aurora aida ensuite la charmante jeune fille à faire ses valises, et celle-ci s’en fut et devint une grande joueuse de saqueboute, et la muse de Jean-Baptiste Lully en personne !
Aurora Bliss fit frémir une cupule de beurre de vache dans une poêle en fonte, une noix et demie de sucre, une demi-noix de sel, et deux poignées d’eau fraîche. À ce sirop, elle incorpora deux poignées de farine moulue et trois œufs de poule. Elle tordit la pâte douze fois, modela des boulettes à la française, et fit frire le tout avec du lard.
Dans un saladier de bois, Aurora mélangea quatre poignées de sucre en poudre, une tasse de lait de vache, et une pincée de brouillard glacé pour embrumer l’esprit. Dans le glaçage obtenu, elle trempa la pâte frite fumante et servit les choux bien chauds et bien collants.
— En gros ce sont des beignets un peu élaborés qui font perdre la mémoire, conclut Rose en relevant la tête.
— C’est bien ça ! s’exclama Serge. Tu as gagné !
— Gagné quoi ? demanda Origan.
Serge se mit à ronronner :
— Une minute de silence de ta part.
— Hé ! dit Origan. C’est pas sympa !
Rose aurait dû les interrompre avant qu’une nouvelle dispute éclate, mais tout ce qu’elle avait en tête, c’était que la famille de Devin vendait des beignets. Par conséquent Devin aurait pu les aider… sauf qu’en aucun cas il ne devait découvrir l’ingrédient magique.
Conclusion : elle allait devoir réaliser toute seule les Choux parisiens de l’oubli.
— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda Origan en tournant le dos au chat.
Rose montra la page du doigt.
— Lis la recette et va me chercher tous les ingrédients normaux. Je suis presque certaine de me souvenir d’avoir rangé le brouillard glacé en bas.
Une fois tous les ingrédients, magiques ou non, réunis et mesurés, Rose et Origan travaillèrent la pâte, qu’ils insérèrent dans une poche à douille pour bien la répartir en petits tas, puis ils mirent sur le feu une grande casserole d’huile.
— C’est toi qui te charges de frire les choux, ordonna Rose à Origan en retirant son tablier et en se dirigeant vers la porte du jardin. Je reviens tout de suite. Évite de mettre le feu à la maison en mon absence.
— Je ferai de mon mieux ! répondit Origan. Enfin, de mon mieux pour ne pas mettre le feu !
Rose voulait être prête pour une éventuelle attaque de Lily. Il lui fallait remplir sa malle spéciale d’ingrédients.
La valise lui avait été offerte par grand-père Balthazar, avec un peu de retard, pour son anniversaire. Rose s’étant extasiée devant celle qu’il avait apportée à Paris, garnie de toutes sortes d’ingrédients prêts à l’emploi, il lui avait présenté quelques jours plus tard un énorme paquet enveloppé dans du papier journal (surtout des vieilles pages de blagues datant d’au moins quarante ans). Sous le papier, Rose avait été enchantée de découvrir une malle jaune canari aux bords nickelés, décorée de fleurs de dessin animé rose et vert pomme.
— Une amie à moi l’a oubliée à la pâtisserie dans les années 1970, avait avoué Balthazar. Elle ne me plaisait pas beaucoup, alors je ne l’ai jamais utilisée. Maintenant, elle est à toi.
Rose l’avait embrassé en lui disant qu’elle en ferait bon usage. Cela avait fait bien rire son arrière-arrière-arrière-grand-père : il n’en doutait pas une seconde.
La malle n’avait pas de couvercle mais s’ouvrait en deux par le dessus. De chaque côté, il y avait des petits tiroirs, qu’elle avait remplis de divers ingrédients séchés. Au fond, des petits trous destinés à stocker des douzaines de tubes à essai en verre bleu, ainsi qu’une boîte en chêne gravée contenant des fouets de cuisine et des cuillères en bois sculptées de motifs celtiques. La doublure de soie comportait des poches, et elle avait même trouvé un compartiment secret où nichait une unique plume rouge chaude au toucher, un ingrédient très rare.
Rose hissa la malle dans l’escalier et entra dans la cuisine en la traînant derrière elle.
— Terminé ! claironna Origan en sortant le dernier chou de l’huile bouillante et en le plaçant à côté des onze autres sur une plaque à cuisson. Qu’ils sentent bon ! je les mangerais en un… bond.
Il éclata de rire avant de se complimenter :
— Elle est bonne celle-là, mon vieil Origan.
— Je vous en supplie, dit Serge assis sur le comptoir en se couvrant les oreilles de ses pattes. Faites taire ce clown.
Rose laissa sa malle à côté de la porte du jardin.
— Arrête un peu avec tes blagues, Origan. Ta prochaine mission est de filer là-haut pour aller nous chercher de quoi nous habiller, Oliver, toi et moi.
— À vos ordres, mon capitaine, lança Origan avant de partir en courant, sa grande tignasse rousse se soulevant au rythme de ses pas.
Rose sentit qu’on tirait sur le bas de son chemisier. Elle baissa les yeux et fut surprise de voir Nini.
— Tu vas aller sauver papa et maman, hein, Rosie ?
— Tout à fait, lui confirma Rose.
— Je veux venir avec toi, Origan et Oliver, pépia Nini. Je peux vous aider.
Rose s’agenouilla pour se mettre à la hauteur de sa petite sœur.
— Je sais que tu peux nous aider. Aujourd’hui tu as été une assistante sensationnelle. Mais tu seras plus en sécurité ici avec Chip et Mme Carlson.
La lèvre inférieure de Nini se mit à trembler, et Rose se sentit soudain horriblement coupable : elle ne savait que trop bien ce que c’était d’être mise à l’écart.
— Voilà ce que je te propose, poursuivit-elle en prenant sa petite sœur dans ses bras. Il faut que je termine d’emballer certains ingrédients. Je vais te faire une liste, et tu les rangeras dans ma malle. Cela m’aidera beaucoup.
Rose griffonna une liste (grâce au sort, Nini savait toujours lire) et elle envoya sa petite sœur à la cave, accompagnée de Serge et Jacques. Tandis que Rose recouvrait les choux d’un délicat glaçage, le chat et la souris faisaient des allers-retours dans l’escalier, Jacques perché sur le dos de Serge comme un maharaja sur son éléphant, serrant des tubes à essai dans ses petites pattes, stabilisant le tout de sa queue. Ensemble, ils déposaient les ingrédients un par un dans la malle. En plus, ils étaient trop occupés pour se disputer.
— Bien joué, tout le monde ! s’exclama Rose, fière de leur travail d’équipe.
Les choux étaient enfin prêts. La malle de Rose était pleine à craquer, et Origan avait descendu un gros sac rempli de vêtements et de brosses à dents. Juste à temps d’ailleurs, car le bruit d’un moteur s’éleva devant le portail du jardin.
— Arrêtez-moi ce vacarme ! hurla Mme Carlson dans son épais accent écossais. C’est une pâtisserie ici, pas une zone de déchargement pour poids lourd !
Mme Carlson était la voisine d’à côté, une femme trapue à la tête surmontée d’une grosse touffe blonde frisée. Elle portait sa tenue habituelle : un ample tee-shirt pailleté couleur queue de paon et un caleçon moulant. Ses tongs claquaient à chacun de ses pas.
Elle fixait Rose d’un regard désapprobateur.
— Pouvez-vous surveiller la cuisine, s’il vous plaît, madame Carlson ? lui lança Rose sans lui laisser le temps de protester. Je reviens dans une minute !
Dehors, une jolie décapotable rouge était à l’arrêt devant la maison. La tête d’Oliver en émergea, un grand sourire aux lèvres, grosses lunettes de soleil de marque sur le nez.
— Ton mec nous a trouvé une sacrée bagnole, dit-il à Rose qui traversait la pelouse.
Devin était assis à côté de son frère, ses cheveux blonds rabattus en arrière.
— Pas mal, hein ?
— Ouais, dit Rose en détaillant la voiture. Mais c’est peut-être un peu voyant.
Devin enjamba la portière côté passager.
— C’était tout ce qu’on avait de disponible au garage.
— Ça fera l’affaire, décida Rose. On n’aura qu’à conduire en dessous de la limite de vitesse pour que personne ne nous arrête. N’est-ce pas, Oliver ?
— Bien sûr, mi hermana, opina Oliver en brandissant entre ses doigts une petite carte plastifiée.
Il avait exactement le même sourire sur la photo, mais il ne portait pas de lunettes de soleil.
— J’ai mon permis. Je connais les règles.
— Depuis deux semaines seulement, lui rappela Rose.
— Devin a mentionné quelque chose à propos de l’arrestation des parents ? demanda Oliver en sortant de la voiture. Je n’écoutais pas vraiment – j’étais en train de parler à mes petites amies. Qu’est-ce qu’elles causent, je te jure !
Rose informa Oliver de la situation et de ce qu’ils avaient prévu, omettant les détails relatifs à la magie que Devin ne devait surtout pas découvrir.
Lorsqu’elle eut terminé, Devin lança :
— J’ai une surprise pour toi : mon père a dit que je pouvais venir avec vous !
Rose se figea. Si lui mentir pendant quelques heures à propos de la magie était une torture, alors qu’est-ce que ce serait de devoir le faire pendant plusieurs jours ? Non ! elle ne pouvait pas le laisser les accompagner.
Mais avant qu’elle ait dit quoi que ce soit, Oliver s’en mêla :
— Absolument, amigo ! Un mécanicien pourra sûrement nous être utile, au cas où on tomberait en panne.
Rose ravala ses objections.
— D’accord. Alors est-ce que vous pouvez mettre ma malle et le gros sac dans le coffre tous les deux ? Il faut que j’aille donner ces choux à Chip et à Mme Carlson.
— Je m’y connais en beignets, dit Devin. Mais même les meilleurs du monde ne convaincront pas deux adultes de vous laisser partir en voiture.
Oliver posa sa main sur l’épaule de Devin.
— Les beignets Bliss ont quelque chose en plus, mon pote.
À l’intérieur de la pâtisserie, Rose trouva Chip et Mme Carlson en pleine conversation.
— À environ huit heures ce matin, Céleste et Albert Bliss m’ont confié la pâtisserie, expliquait Chip. Vers midi moins le quart, j’ai reçu un appel d’Albert disant…
Rose s’éclaircit la voix et posa le plateau de Choux parisiens de l’oubli. Derrière elle, Oliver, Devin et Origan se disputaient à voix basse alors que la malle de Rose s’écrasait sur le sol dans un gros « poum ».
— C’est quoi, ce bruit ? s’inquiéta Mme Carlson en lançant un regard accusateur à Rose.
Rose détourna son attention en fourrant un chou dans chacune de ses mains. Elle fit de même avec Chip.
— On nettoie, c’est tout, expliqua-t-elle.
Chip renifla le chou.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est pour vous remercier ! susurra Rose. Et puis j’ai besoin de votre opinion. Vous serez les premiers à goûter à nos nouveaux choux !
Alors qu’ils la fixaient d’un air interrogateur, Rose ajouta avec un rire nerveux :
— C’est une recette française. J’ai appris quelques petites choses à Paris.
— Française ! dit Mme Carlson. Qu’attendais-tu pour nous le dire ?
Elle en prit une grosse bouchée moelleuse avant de laisser échapper un soupir de plaisir.
— J’étais juste en train d’informer Mme Carlson de…, commença Chip.
Mme Carlson fourra son deuxième chou dans la bouche ouverte de Chip.
— Ça peut attendre.
Elle ferma les yeux en oscillant d’avant en arrière.
— Oh ! Ce glaçage me rappelle étrangement les paysages embrumés de mon pays.
En quelques secondes, Chip et Mme Carlson avaient englouti le reste de la fournée.
— Ils doivent être incroyables ces choux, dit Devin, impressionné.
Il essaya d’en prendre un.
Mais Rose lui donna une tape sur la main.
— Ça ne te plairait pas. Ils sont sans gluten, et je sais combien t’aimes le gluten.
— Ah ! d’accord, soupira Devin. Mais je n’ai jamais vu personne apprécier autant nos beignets, chez Stetson.
Il lui envoya un gentil coup de coude.
— Je pourrais peut-être emprunter ton secret de famille.
Rose se força à rire, mais elle restait concentrée sur Chip et Mme Carlson. Maintenant qu’ils avaient terminé de se gaver, ils restaient tous les deux plantés là comme deux idiots. Rose ne les avait jamais vus l’air aussi béatement heureux.
— On parlait de quoi déjà ? demanda Chip après un moment.
— J’allais manger un autre de ces délicieux choux, dit Mme Carlson en regardant autour d’elle. Mais on dirait qu’il n’y en a plus.
Chip consulta l’écran de son téléphone.
— Déjà treize heures ? Je me demande où est passée Mme Bliss.
— Qu’est-ce qu’il leur prend ? chuchota Devin à l’oreille de Rose.
— Ils ont mangé trop de sucre. Ça leur passera. Dis, tu peux aller m’attendre dans la voiture ?
— Bien sûr.
Rose observa Chip et Mme Carlson déambuler dans la pâtisserie, remplir la vitrine et compter les sous dans la caisse, oubliant ce qu’ils étaient en train de faire en cours de route pour commencer autre chose.
— Comment se passe ta journée, Rose ? dit Chip en la voyant.
— Super, Chip. Génial.
« Menteuse », se dit-elle, attristée.
Alors que la voiture s’éloignait, Rose jeta un dernier regard à Chip et à Mme Carlson qui s’affairaient toujours dans la boutique. Nini était assise à une table, à la fenêtre, l’air triste : elle regardait Rose, Oliver et Origan quitter Calamity Falls sans elle. De son siège à l’avant, Origan lui fit au revoir de la main jusqu’à ce que la pâtisserie soit hors de vue.
Serge était roulé en boule entre Rose et son sac à dos sur la banquette arrière, et Jacques dormait – on aurait cru une minuscule touffe de poils grise – dans un vide-poches. De l’autre côté du chat, derrière Oliver, Devin s’étira en soupirant :
— Une virée en voiture pour voler au secours de tes parents ! C’est beaucoup mieux que d’aller au cinéma en amoureux !
Rose demeura muette.
— Ça va, mi hermana ? dit Oliver en lançant un regard à Rose dans le rétroviseur. Tu fais la même tête qu’une de mes copines quand elle a su pour toutes mes autres petites amies.
Rose secoua la tête. Ça n’allait pas du tout. Elle venait de passer la matinée à mentir à Devin, puis elle avait utilisé un brin de magie pour faire perdre leurs moyens à Chip et Mme Carlson. Bref, elle était rongée par la culpabilité, mais bien sûr une chef pâtissière devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour secourir ses parents. Cela valait bien quelques petits mensonges et un sort par-ci par-là, non ?
— Désolée, réussit-elle enfin à articuler. C’est juste que… ces Choux parisiens… c’est exactement ce que tante Lily a fait à Nini.
Devin eut l’air perplexe, mais Oliver comprit tout de suite.
— Écoute, c’est un mal pour un bien. Comme la fois où Jenna Schuyler m’a demandé si elle était jolie. J’avais pas envie de lui dire : « Non, Jenna, t’as l’air d’un chat chauve plein d’acné. » Alors j’ai répondu : « Bien sûr ! » C’était un mensonge. Et c’est pas bien de mentir. Mais c’était pour son bien, parce que ça lui a remonté le moral.
Il lui lança un regard par-dessus ses lunettes de soleil.
— Tu piges ?
Rose se força à sourire.
— Bien sûr, je comprends.
Un mensonge de plus ou de moins ne ferait aucune différence.
Ils roulèrent pendant près de trois heures sur une autoroute déserte en pleine campagne. Oliver se félicitait de temps à autre de n’avoir ni dépassé la vitesse autorisée ni ralenti. Quant à Origan, il enchaînait mauvaise blague sur mauvaise blague.
— Qu’ont fait vos parents pour se faire arrêter ? s’informa Devin en grattant maladroitement Serge derrière les oreilles.
— Ils n’ont rien fait, répondit Origan. Ils étaient à la recherche de notre tante Lily.
— El Tiablo, grogna Oliver, les yeux sur la route.
Devin fronça les sourcils.
— C’est un plat mexicain ? C’est ce que votre tante a cuisiné ?
Origan secoua la tête.
— Non, c’est un jeu de mots : tia veut dire « tante », et diablo, le « diable ». Alors Oliver les a combinés, et ça donne… El Tiablo !
— C’est une autre de tes blagues ? le taquina Devin, curieux.
— Non, rétorqua Origan, vexé. C’est la vérité.
À côté de Devin, Serge enfonça ses griffes dans le cuir de la banquette. Rose devinait à sa mâchoire tendue qu’il se retenait de parler, mais Devin, ne voyant qu’un animal énervé, détacha gentiment ses griffes.
— Arrête, gros minet. C’est une voiture de location, dit-il en se tournant vers Rose. Ton chat est vraiment bizarre.
— Ne t’en fais pas pour Serge, déclara Oliver. Je crois qu’il a été électrocuté avant qu’on l’adopte.
Serge plaqua ses oreilles contre son crâne.
— Oh ! s’exclama Devin. On dirait qu’il a compris !
— Pas du tout, nia Origan en étouffant un éclat de rire. Ce chat pige que dalle !
Serge cracha et leva une patte comme s’il s’apprêtait à griffer Origan.
— On dirait qu’il te menace maintenant, fit Devin d’un ton pensif.
— Assez bavardé, les gars… et le chat ! ordonna Oliver en coupant court aux questions de Devin. Nous sommes arrivés !