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Suis ton cœur… d’artichaut

— Je vais la tuer ! hurla Rose sans laisser aux autres le temps de réagir.

Il ne fallait surtout pas qu’on fasse du mal à Jacques ! Ainsi, telle une coureuse olympique, plus rapide qu’elle ne l’avait jamais été, elle saisit une cloche en argent sur un chariot et se précipita vers le monte-plats.

Jacques couina et courut en zigzag dans le dessert en hurlant :

— Non ! Non ! Non* ! Ce n’est pas moi votre ennemi !

Il sauta au sol et fila à toute allure, laissant de minuscules empreintes blanches collantes dans son sillage.

— Tais-toi ! lui souffla Rose. Laisse-moi t’attraper !

Mais la souris était trop paniquée pour l’entendre. Elle courut vers un coin de la pièce et heurta le mur de plein fouet.

Assommé, Jacques s’effondra sur le carrelage.

Rose rabattit la cloche sur lui dans un gros « gling » et hurla :

— Je l’ai eue !!!

Les serveurs sifflèrent d’admiration. Ils n’avaient pas bougé de leurs chaises.

— Monte ! Dépêche-toi ! dit-elle en entrebâillant la poche de son pantalon noir.

— Oh ! Mademoiselle Bliss ! dit Jacques en titubant vers la jambe de Rose. J’en ai vu des choses ! Il faut que je te raconte ça !

— Tout à l’heure. Pour le moment, cache-toi avant qu’on te voie !

Le bout de sa queue avait à peine disparu que deux serveurs-danseurs surgirent, un à sa droite, l’autre à sa gauche.

— Là-dessous, dit Rose en montrant le dôme argenté.

Ils étaient silencieux à faire peur, on aurait dit des zombies. Le premier glissa une assiette en dessous tandis que l’autre tenait la poignée de la cloche. Puis, ils soulevèrent l’assiette bien scellée et sortirent par une porte latérale.

— Non ! Non ! gémit sir Zsigmond en attrapant une cuillerée d’œufs à la neige avant de la renifler. Complètement gâchée ! La belle île flottante… elle vient d’être anéantie par un rongeur !

Une serveuse avec une longue natte noire dans le dos vint planter sa fourchette dans les vestiges de ce qui aurait dû être un formidable dessert.

— C’est encore mangeable. Il suffit de vérifier qu’il n’y a pas de poil de souris.

Le serveur à côté d’elle fit un pas en arrière.

— Bah quoi ? C’est bizarre de dire ça ?

Sir Zsigmond, sans un mot, écrasa le bouton de l’ascenseur miniature. Les portes se refermèrent d’un coup sec et le monte-plats fit disparaître le dessert en ruine. Les couinements de la machine résonnèrent dans le silence. Sir Zsigmond déclara d’un ton solennel :

— L’idée même que nous puissions déshonorer la plus grande pâtissière au monde en mangeant des poils de souris est si repoussante que je ne trouve pas les mots pour exprimer ma colère.

La serveuse à la natte baissa le front.

— Sir Zsigmond, je…

— Eh bien, vous serez privés de dessert ce soir ! l’interrompit-il. Il n’y avait qu’une île flottante géante pour tous, et nous devons accepter ce coup du sort.

Il essuya une larme.

— La vie est ainsi faite, c’est un chemin pavé de déceptions. Maintenant, finissez votre dîner. Nous avons un programme serré à respecter.

Il traîna des pieds d’un air abattu jusqu’à l’estrade, puis s’arrêta net et se redressa.

— Veuillez m’ignorer pendant que je danse un paso-doble pour me consoler. Musique, s’il vous plaît !

Une musique sautillante s’éleva soudain dans la salle de réception, et sir Zsigmond, accompagné d’un serveur-danseur à la chemise rose, fit claquer ses pieds en cadence sur le rythme endiablé du morceau. Alors que le Maestro se donnait ainsi en spectacle, le reste de l’équipe dévora goulûment son dîner.

— Eh bah, dit Oliver. Il a une sacrée pêche, ce type.

— Voilà, dit Rose en soulevant doucement Jacques de sa poche.

Elle le posa dans l’ombre d’un vase débordant de fleurs. Il n’y avait personne auprès d’eux, et tout le monde était distrait par le numéro du Maestro.

Jacques s’assit sur son arrière-train, une petite patte appuyée sur son torse soulevée par sa respiration saccadée.

— Mon cœur. Il bat à mille à l’heure.

— Bois donc un peu d’eau, lui dit Rose en penchant son verre.

Quelques gouttes tombèrent dans la bouche ouverte de Jacques.

— Alors tu as envoyé Jacques saboter le dessert ? demanda Oliver.

Rose joua avec sa nourriture dans son assiette, faisant mine de manger. Oliver et elle étaient les seuls à ne pas être en train de se gaver.

— Je ne l’ai envoyé que pour espionner. Le sabotage n’était pas mon idée.

— C’est terrible là-haut, révéla Jacques, encore tout tremblant. Partout, il y a des machines bleues en acier avec des lumières rouges qui clignotent. Et il y a une caisse en verre pleine de bocaux enveloppés de fil barbelé !

Il ferma les yeux.

— Le pire, ce sont les petites îles flottantes qui défilent par dizaines sur des tapis roulants. Une autoroute de dessert infini !

— Il faut qu’on rende toutes ces îles flottantes immangeables ! s’exclama Oliver. Tu pourrais courir dessus, comme t’as fait pour le gros dessert de ce soir ?

— Non*, répondit Jacques en baissant sa petite tête. Elles bougent trop vite, et il y en a trop, et la mademoiselle* est prudente. Je n’ai réussi à écraser la plus grosse que parce qu’elle a été placée dans le monte-plats.

— Il va falloir qu’on trouve une autre solution, dit Rose en feuilletant un Livre de recettes des Bliss imaginaire.

La musique rugissait et des lumières stroboscopiques éclairaient la salle. Soudain Rose laissa tomber sa fourchette.

— J’ai une idée !

— Sir Zsigmond vient de lancer son partenaire en l’air ! s’émerveilla Oliver. On n’est pas censés faire ça, nous, si ?

— Concentre-toi, Oliver, le réprimanda Rose. Les Muffins suis-ton-cœur-d’artichaut aident l’ensorcelé à suivre ses propres désirs. La recette devrait annuler les effets de l’île flottante de tante Lily !

— Mais on ne peut pas juste fourrer des muffins dans les îles flottantes, argua Oliver. Ce serait un peu voyant.

Jacques joignit les pattes d’un air pensif.

— C’est vrai, mais on pourrait faire une purée de muffins et les transformer en un coulis.

Oliver fit la grimace.

— On peut pas mettre un jus d’artichaut sur un dessert non plus. C’est encore plus dégoûtant que ce qu’ils sont en train de dévorer.

Sa remarque donna une idée à Rose.

— Oliver ! Tu as raison !

— Ah oui ? Enfin… bien sûr !

— Il y a des chefs du monde entier ici. Et ce qu’ils cuisineront paraîtra aussi exotique que leurs pays d’origine. Les gens s’attendront à goûter des trucs bizarres… parfois même écœurants.

— Tu pourrais ajouter un peu de chocolat. Tout le monde aime le chocolat. Surtout toutes mes…

Juste à ce moment-là, la musique se tut et une salve d’applaudissements vint saluer la performance de sir Zsigmond et son partenaire.

— Il est temps pour moi de retourner dans l’ombre, déclara Jacques en se ratatinant un peu plus.

— Désolée, dit Rose en le glissant dans sa poche.

Elle sentit presque aussitôt la souris se mettre en boule et s’endormir.

Une chaise en face de Rose grinça sur le sol, signalant le retour de Devin qui s’y laissa tomber. Il avait déboutonné sa chemise qui sortait maintenant de son pantalon. On voyait son tee-shirt en dessous plein de taches de graisse. C’était celui qu’il portait quand il travaillait au garage.

— Qu’est-ce que j’ai manqué ? demanda-t-il en regardant autour de lui.

— Juste un dîner et un numéro de danse, répondit Rose en repoussant son assiette contre celle à laquelle Oliver n’avait pas touché non plus.

Tous les autres serveurs avaient terminé leurs plats et léchaient leurs assiettes pour ne pas en perdre une miette.

— Alors, comment ça s’est passé ?

— Pas trop mal, dit Devin en regardant sa montre. La cuisine va avoir droit à une surprise dans trois… deux…

Derrière les portes battantes retentit un bruit d’explosion, suivi de cris.

Les portes s’ouvrirent, et une foule de chefs s’échappèrent de la pièce en toussant et en agitant leurs tabliers pour chasser la fumée noire qui les poursuivait.

— Qu’est-ce que c’est que toute cette fumée ? hurla sir Zsigmond.

Les chefs se regroupèrent. Ils se disputaient. Deux serveurs d’élite se précipitèrent dans la cuisine avec des extincteurs.

Rose se pencha et attrapa Devin par le poignet.

— Tu devais saboter un four, pas mettre le feu à la cuisine !

— Pas de panique, c’est rien du tout. Je me suis juste dit qu’un petit spectacle ferait peur à tout le monde, comme ça ils vous dérangeraient pas.

— Ça me paraît très malin au contraire, mi hermana, fit observer Oliver.

— Alors, maintenant qu’on a nos fourneaux, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Devin.

— Nous allons réaliser une recette du Livre qui est resté à la maison. Oliver, je peux t’emprunter ton portable ?

Oliver était le seul enfant Bliss à avoir son propre téléphone, et la plupart du temps, il refusait de le prêter. Oliver sortit un superbe smartphone de sa poche.

— Fais gaffe, OK ? Son nom est Siri et je suis très Siri-eux quand il s’agit de la garder en vie. Pfft, voilà que je fais des blagues à la Origan maintenant.

— Je ferai attention, promit Rose en composant le numéro de la maison.

— Pâtisserie Bliss, répondit la voix de Chip.

— Salut, Chip ! dit Rose. Nini est là ?

— Rose ? C’est toi ? Mais t’étais assise là il y a une minute, dit Chip avant de marquer une pause et d’ajouter : Qui est à l’appareil déjà ?

« Les choux doivent toujours faire effet. » Dès que tout ceci serait terminé, Rose s’excuserait mille fois auprès de Chip et de Mme Carlson.

— Salut, Chip ! C’est Rose, dit-elle. J’ai besoin de parler à Nini.

— Bien sûr, elle est juste là.

Elle entendit des bruissements à l’autre bout de la ligne, puis la voix de Nini :

— Saluuuuuuut ! C’est moi !

— Salut Nini, c’est Rose. Est-ce que tu sais toujours lire ?

— Rosie ! Oui, je sais lire. Je n’ai fait que lire toute la journée parce que Mme Carlson m’a dit que je lui donnais mal à la tête.

— Super. C’est pour ça que je t’ai appelée toi. J’ai besoin que tu me trouves une recette dans le Livre. Ça s’appelle Suis-ton-cœur-d’artichaut.

— Oui, chef !

Rose jeta un coup d’œil autour d’elle. Elle entendit le raclement d’un tabouret sur le carrelage de la cuisine Bliss. Sur la table d’à côté, elle trouva un stylo abandonné par un des serveurs. Elle lissa une serviette, juste au moment où Nini trouvait la recette et se mettait à lire à voix haute.

Muffins suis-ton-cœur-d’artichaut
Pour la clarté d’esprit face à des choix difficiles

En l’an de grâce 1932, dans le village de bord de mer de Kardiápóli, en Grèce, un jeune athlète du nom de Dorian Argyris perdit courage la veille de son départ pour les États-Unis où il devait concourir aux jeux Olympiques. Dorian se confia à un ami de passage, le pâtissier Balthazar Bliss, et lui fit part de ses peurs de ne pas être à la hauteur de l’équipe de lutte gréco-romaine, même si, depuis le jour où il avait plaqué au sol un berger allemand à l’âge de sept mois seulement, son père lui répétait qu’il était né pour ça. Balthazar prépara à Dorian une fournée de Muffins suis-ton-cœur-d’artichaut, en espérant qu’ils l’inspireraient et le feraient gagner aux jeux Olympiques.

Cependant, après une seule bouchée, Dorian eut une illumination : la lutte professionnelle n’était pas sa passion. Bien que sa décision fût d’abord accueillie par des hurlements de la part du père de Dorian, Balthazar offrit le reste des muffins à la famille Argyris, et la plupart quittèrent tout de suite la ville pour poursuivre leurs rêves, laissant Dorian libre de faire ce qu’il désirait le plus au monde : des numéros de lutte contre des ours sur la piste du cirque Barnum.

 

Pour confectionner les muffins, Balthazar touilla quatre poignées de farine, une noix de sel, une noix de bicarbonate, avant d’ajouter deux poignées de cheddar affiné de Grande-Bretagne. Balthazar mélangea aussi trois poignées de lait de vache, trois œufs de poule, une cupule de beurre et une goutte de yaourt. Il incorpora la seconde mixture à la première, et ajouta lentement deux poignées de cœurs d’artichaut et une grosse cupule de promesses caillées. La pâte fut ensuite répartie dans un moule à muffins, et cuite à sept flammes le temps de quatre chansons.

Rose termina de griffonner la recette.

— Merci beaucoup, Nini.

— Je veux faire partie d’un cirque, Rosie ! Je voudrais faire clown !

— Dès notre retour, lui assura Rose. En attendant, occupe-toi bien de Chip et de Mme Carlson, d’accord ?

— Bien sûr, Rosie ! Reviens viiiiiiiiiiite !

Rose rendit le téléphone à Oliver, qui lisait ses notes.

— Tiens ! Je ne savais pas que notre abuelo était allé en Grèce.

L’odeur de fumée âcre s’était estompée, et une longue file de chefs retournait à pas lents vers la cuisine.

— Ils ont dû éteindre le feu, supposa Rose en se levant. Il y a sûrement ce dont on a besoin dans le garde-manger.

— Mais pas les promesses caillées, mi hermana, lui rappela Oliver en glissant son téléphone dans sa poche. Tu en as dans ta malle ?

— Non, je n’en ai pas emporté.

Devin, qui était resté assis en silence, prit soudain la parole :

— Une promesse caillée ? Est-ce que c’est un code secret pour quelque chose ?

— C’est juste une superstition Bliss à la noix ! Mais je me sentirais mieux si on respectait la recette de grand-père Balthazar à la lettre.

— Mais où est-ce qu’on va pouvoir trouver des promesses caillées ? demanda Oliver. Qui pourrait faire quelque chose d’aussi affreux que de promettre quelque chose et de faire le contraire ?

Devin éclata de rire.

— Tu plaisantes, n’est-ce pas ? dit-il en faisant un geste vers la sortie. Nous sommes à Washington. Selon mon père, cette ville fourmille de gens qui gagnent leur vie en faisant des promesses en l’air.

— Des criminels ? demanda Rose.

— Pire que ça, répondit Devin. Des hommes politiques.