image
9

La danse des îles flottantes

La salle de réception était méconnaissable.

Tandis que Rose, Oliver et Devin étaient partis à la chasse aux promesses caillées, l’équipe de sir Zsigmond avait usé de sa propre magie. La pièce ressemblait à une véritable boîte à bijoux : de la fine soie blanche faisait scintiller les tables et de grandes banderoles en tissu argenté se déployaient entre les drapeaux de tous les pays. Le plafond avait disparu sous une myriade de boules en verre, et de toutes petites lumières étaient suspendues par des fils invisibles entre les chandeliers, telles les lucioles que Rose admirait les soirs d’été à Calamity Falls.

Rose poussa un soupir d’admiration.

— Splendide.

La salle était pleine de dignitaires qui discutaient dans leurs beaux habits, parfois agrémentés de jolies médailles. Ils avaient tous une flûte à champagne à la main, et certains riaient de temps à autre.

— Est-ce… ?

Rose pointa du doigt la table surmontée du drapeau américain aux rayures blanches et rouges.

Oliver laissa échapper un petit sifflement.

— El presidente. Tu crois que si j’arrive à me faire prendre en photo avec lui, je pourrai échapper à mes devoirs d’instruction civique ?

Quelqu’un se racla la gorge derrière eux. Rose et Oliver sursautèrent.

— Pas de selfie ! dit sir Zsigmond en leur jetant un regard noir. J’ai remarqué votre absence tout à l’heure. Vous avez de la chance qu’on manque de personnel, sinon, je vous aurais renvoyés à l’agence. Le ballet des serveurs va commencer. Vous êtes assignés à la table sept.

Il montra du doigt un drapeau rouge et jaune.

— Maintenant, suivez-moi, ajouta-t-il.

Le maître d’hôtel les escorta jusqu’aux portes battantes de la cuisine, et Oliver s’exclama :

— L’Espagne ! Je parie qu’ils seront muy impresionados par mon espagnol.

— N’adressez en aucun cas la parole à nos invités ! gronda Zsigmond alors que les portes se refermaient.

Les autres serveurs s’étaient déjà rassemblés. Ils se tenaient derrière les serveurs-danseurs d’élite, en rang par deux au centre de la cuisine, immobiles comme des statues.

— Ces serveurs ne te semblent pas un peu bizarres ? demanda Oliver.

— Plus que d’habitude, tu veux dire ? dit Rose en scrutant le groupe aux yeux vides. Peut-être. Ils sont juste fatigués, non ?

— Je suppose, dit son frère.

Alors qu’ils atteignaient le bout de la file, ils entendirent Zsigmond prendre la parole :

— Bienvenue ! dit-il d’un ton enthousiaste. Notre tour du monde culinaire débutera par le premier des douze plats, une spécialité américaine des plus raffinées, les sliders, de petits burgers miniatures. Et maintenant, que le ballet des serveurs commence !

Deux serveurs-danseurs claquèrent des doigts. Tous ceux qui se tenaient derrière eux saisirent des plateaux chargés d’assiettes et les placèrent sur leurs épaules.

— Et voilà, dit Rose à Oliver en soulevant délicatement son plateau.

— Tu te souviens de la danse ? demanda Oliver en avançant.

La danse ! Rose n’y avait même pas pensé.

— Heu…

Une musique d’orchestre s’échappait de la grande salle et envahissait la cuisine alors qu’une flopée de serveurs faisait son entrée.

Le cœur de Rose battait de plus en plus fort à chaque pas ; elle aurait tant voulu que Devin soit à ses côtés, non seulement parce qu’il connaissait la danse, mais parce qu’elle lui faisait confiance pour l’empêcher de trébucher. Tout aurait été plus facile avec lui.

Mais elle n’avait pas le temps de se lamenter sur son sort. Deux par deux, les serveurs tournoyaient et sautillaient vers leur table. Tout se passa en un éclair : un instant, Rose était dans la cuisine avec son frère, puis, tout à coup, elle se retrouvait à la porte, aveuglée par un projecteur.

Elle s’arrêta net, et Oliver s’immobilisa à côté d’elle.

Un violon grinça, et la musique s’arrêta. Le silence s’imposa, et Rose sut que toute la salle, derrière cette lumière blanche, les dévisageait, son frère et elle.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ? souffla le serveur derrière Rose. Dansez !

Agrippant son plateau comme elle le pouvait, Rose partit en courant hors du faisceau du projecteur… et manqua de percuter la table de la Corée du Sud. Au dernier moment, elle fit une petite pirouette, et les assiettes sur son plateau penchèrent dangereusement.

Oliver vint les rattraper de justesse, et redressa son plateau.

— Viens par là, petite ballerine.

Il attrapa Rose par la main et la guida alors que la musique reprenait.

— Cette petite est raide comme un manche à balai, commenta quelqu’un avec un accent britannique. Ses jambes doivent être de bois.

Des rires fusèrent, et Rose se sentit rougir.

« Je suis une pâtissière, pas une danseuse », se dit-elle, virant à gauche pour éviter une file de serveurs qui avançait sur pointes.

Tout autour de la salle, les serveurs-danseurs d’élite virevoltaient dans les airs, puis sautaient dans les bras les uns des autres. Chaque nouveau mouvement était accueilli par des exclamations admiratives, suivies d’applaudissements de la part des dignitaires.

— Est-ce qu’ils servent jamais à manger ? demanda Rose.

— Tournicote jusqu’à l’España, lui indiqua Oliver.

« Allez, Rose, se dit-elle. Tu peux y arriver. »

Elle suivit Oliver en tournoyant et en ignorant les plaintes des autres serveurs qu’elle cognait en chemin. Rose était concentrée et faisait de son mieux pour ne pas tomber, ni vomir, ni les deux.

Enfin, elle atteignit la table des dignitaires espagnols. Chancelante, elle posa le plateau devant les invités.

— Hola ! dit-elle, à bout de souffle.

Alors qu’Oliver et elle se reculaient de la table, deux serveurs-danseurs d’élite de Zsigmond les rattrapèrent.

— Pas besoin de nous secouer ! se plaignit Oliver alors qu’ils les traînaient à la cuisine.

Sir Zsigmond les attendait de pied ferme.

— Je n’ai jamais, au grand jamais, vu un service aussi minable de ma vie. Où est passé votre collègue à la coupe de cheveux hippie ? Au moins, lui, il sait être gracieux.

— On fera mieux la prochaine fois, assura Rose.

Déjà, les chefs dressaient les assiettes suivantes et les distribuaient aux serveurs prêts à servir la suite.

— La prochaine fois ? s’écria sir Zsigmond en s’étouffant à moitié. Il n’y aura pas de prochaine fois. Vous êtes renvoyés du ballet !

Il fronça le nez.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce bruit affreux ?

Rose ne l’avait d’abord pas entendu, mais alors que sir Zsigmond mettait sa main en coupe autour de son oreille pour mieux entendre, elle perçut un léger sifflement.

Une flûte.

Jacques !

— On va trouver d’où vient ce bruit et s’en charger ! dit Rose. Vous avez besoin de tous les autres pour servir en salle.

Rose ne laissa pas au Maestro le temps de réagir. Oliver et elle se glissèrent à nouveau dans la petite cuisine, et trouvèrent Jacques au milieu du plan de travail en désordre, les yeux fermés, ses toutes petites pattes s’agitant sur une pâte qu’il tenait devant sa bouche.

— Dieu merci* ! soupira la souris, qui ouvrit les yeux et cessa sa mélodie. Vous avez enfin entendu mon appel au secours.

— C’est quoi ? Un spaghetti ? demanda Oliver à Jacques.

— C’est un bucatini en fait. C’est creux, alors j’en ai fait une flûte pour vous rappeler ici. Je crois que le coulis d’artichaut est prêt !

Oliver regarda la pâte toujours dans le bol.

— Vous avez pas fait les muffins ?

— On n’a pas eu le temps, expliqua Rose en retirant la casserole fumante du feu à l’aide d’un torchon. Alors on va se servir directement du coulis d’artichaut. C’est là que les saveurs et la magie résident de toute façon.

Oliver trempa son petit doigt dans la mixture, le lécha, et fit une grimace.

— Ça a un goût de… chaussette, Rose. Personne n’en voudra comme dessert.

— Pourvu que personne ne remarque le goût une fois qu’il sera sur l’île flottante, espéra Rose.

Elle remua le tout avec une cuillère en bois. Quand elle la sortit de la mixture, la cuillère était nappée d’une couche brillante vert pâle de la consistance du miel.

— J’ai entendu le bruit des petits tapis roulants, couina Jacques en montrant le plafond de sa flûte-pâte. Il est temps !

— Ils font descendre les îles flottantes de la cuisine de Lily ! dit Rose. Il faut qu’on aille y verser notre coulis avant qu’ils aient terminé de servir les plats !

Oliver enfila une paire de gants de cuisine et souleva la casserole en cuivre.

— Par ici, mi hermana !

Jacques perché sur son épaule, Rose suivit Oliver à travers la cuisine en effervescence. Personne ne les remarqua quand ils se faufilèrent tous les trois dans la salle de préparation des pâtisseries.

Oliver posa la casserole sur la table la plus proche.

— Regardez-moi ça.

Tout au fond de la pièce, il y avait un autre monte-plats. Les portes s’ouvrirent en grinçant, et la plate-forme s’inclina, laissant glisser un plateau de desserts sur un tapis roulant. Les îles flottantes ressemblaient à de petits nuages sur une mer argentée. Le plateau avança sur le tapis roulant, et un bras robotisé descendit du plafond, l’attrapa entre ses doigts chromés, et le transporta doucement vers un porte-plateaux où attendaient déjà des centaines d’assiettes. Le bras robotisé fit glisser le plateau dans une case libre, et la porte du monte-plats s’ouvrit à nouveau. Et l’opération se répéta.

— Mais où est-ce qu’El Tiablo a bien pu trouver tout ça ? demanda Oliver.

Rose serra les poings.

— La Société Internationale des Rouleaux à Pâtisserie, je parie, dit-elle en tendant à Oliver une des louches qu’elle avait prises dans leur cuisine. Il faut qu’on verse le coulis avant que quelqu’un entre ici.

Jacques alla se percher sur l’étroit rebord du hublot de la cuisine pour monter la garde, et ils se mirent au travail, versant une petite louche de substance verte sur chaque petite île flottante.

Alors qu’elle versait délicatement le coulis, Rose sentit une vague odeur de fleurs de printemps. Étaient-ce les embruns de Vénus ? Pourquoi un ingrédient si maléfique aurait-il un parfum si doux ?

Le coulis se mêla parfaitement à la crème. Il était quasi invisible. De près, Rose vit que le dessert brillait d’une légère teinte verte. « Parfait. »

Le haut-parleur annonçait plat après plat, et les plateaux garnis d’îles flottantes continuaient d’arriver, tout de suite rangées par le bras mécanique. Rose et Oliver eurent du mal à garder le rythme, mais pour finir, il ne leur restait plus de coulis dans la casserole. Seul le dernier plateau d’îles flottantes resta sans coulis. Oliver le planqua dans un placard.

— Rose ! s’écria Jacques en sautant de la fenêtre. Quelqu’un se dirige vers nous !

La souris grimpa sur une table à toute allure et plongea la tête la première dans la poche de Rose.

Sir Zsigmond entra accompagné de plusieurs serveurs aux visages impassibles.

— Commencez par servir les tables à la périphérie, leur disait le Maestro.

En voyant Rose et Oliver, il s’arrêta net.

— Vous ! s’écria-t-il, courroucé.

— Rose et moi avons trouvé d’où venait le bruit, Maestro, dit Oliver. Il y avait une fuite de gaz dans cette cuisine !

— Heureusement, on a pu réparer ça…, dit Rose en se rappelant la louche qu’elle avait à la main. Avec un glaçage au sucre !

Sir Zsigmond haussa un sourcil dubitatif.

— Ça ne me paraît pas très sûr

Le haut-parleur grésilla et une voix calme déclara :

« Le dernier plat a été servi. Je répète, c’est la fin du service ! Préparez-vous pour la parade finale, avec la distribution des îles flottantes. »

— … mais nous n’avons pas le temps de nous occuper de ces broutilles, dit Zsigmond en désignant les plateaux de desserts. Serveurs ! Transportez-moi ces îles !

Rose retint sa respiration alors que les serveurs s’apprêtaient à partir les bras chargés d’îles flottantes. Personne n’avait l’air d’avoir remarqué les reflets verts.

Puis sir Zsigmond sortit un sèche-cheveux miniature – non, c’était un chalumeau pour crèmes brûlées ! – et il mit le feu à la première série d’îles flottantes. Des flammes vert fluo s’élevèrent au-dessus des petits îlots, autant de petits brasiers colorés.

— Très étrange.

Perplexe, sir Zsigmond continua d’enflammer les îles flottantes. Chacune en s’embrasant brillait d’un vert peu naturel.

— Peut-être devrais-je avertir Mlle la Fée, pour lui demander si c’est normal.

— Tout à fait, hurla Rose. Elle était ici il y a un instant.

— Ah oui ? s’étonna sir Zsigmond.

— Absolument, renchérit Oliver. C’est pour célébrer les retrouvailles du prince perdu d’Écosse, a-t-elle dit. Elle a ajouté un ingrédient pour les faire briller aux couleurs du pays.

Sir Zsigmond fronça les sourcils.

— Mais leur drapeau est bleu et blanc.

— Qui, comme tout le monde le sait, dit Oliver avec les yeux plissés, une fois mélangés, donnent du vert.

— Je ne crois pas que ce soit exact…, commença sir Zsigmond.

Mais le haut-parleur grésilla à nouveau ; la voix avait perdu son calme.

« Où est donc le dessert ? Tout le monde en salle ! Commencez la parade ! »

Sir Zsigmond alluma le reste des îles flottantes rapidement, et se précipita avec ses serveurs hors de la cuisine.

— À la salle de réception ! hurla-t-il.

Rose et Oliver lui coururent après.

— Bien joué, dit Rose à Oliver.

— Heureusement que je connais mon nuancier, répliqua-t-il en lui faisant un clin d’œil.

Les serveurs défilèrent dans la grande salle où les lumières avaient été éteintes, portant à bout de bras les plateaux d’îles flottantes enflammées et marchant au rythme du tambour diffusé par des haut-parleurs invisibles. Parfaitement synchrones, ils encerclèrent les tables, et les desserts furent placés devant les dignitaires enchantés. La musique se tut, les lumières se rallumèrent, et juste au bon moment, les flammes s’éteignirent.

Un tonnerre d’applaudissements fit vibrer l’air. Sir Zsigmond et ses serveurs s’inclinèrent, et les invités entamèrent leur dégustation.

Rose agrippa le bras d’Oliver.

— Pourvu que ça marche.

Plusieurs des invités poussèrent des cris de joie, et tout le monde se mit à dévorer les îles comme si personne n’avait rien avalé depuis des jours.

— C’est le meilleur dessert que j’aie jamais mangé ! apprécia une femme.

— Encore meilleur que le chocolat noir aux fèves de cacao du Brésil ! s’exclama un type à l’autre bout de la salle.

Rose reprit confiance.

— Ils adorent. On a réussi !

Sur l’estrade, au centre de la pièce, était dressée la table du pays d’accueil. Le président des États-Unis s’y tenait avec une demi-douzaine de dirigeants d’autres pays, dont la fausse grand-mère écossaise d’Origan, et Origan lui-même.

Origan était en grande discussion avec une fille mince aux cheveux noirs assise à côté de lui, qui avait l’air d’avoir son âge. Du moins, Origan lui parlait ; la fille ne leva pas une seule fois les yeux de son portable.

Rose manqua soudain d’air. Origan était sans doute trop absorbé par sa tentative d’attirer l’attention de cette fille pour remarquer le visage familier deux sièges plus loin.

Tante Lily.

Superbe, comme toujours. Ses longs cheveux noirs étaient rassemblés sur une épaule, et ses lèvres peintes d’un rouge profond qui correspondait à celui de sa splendide robe de soirée scintillante.

Lily avait sûrement reconnu Origan, et elle avait dû voir les flammes vertes des îles flottantes…

Mais elle ne fit pas un geste pour arrêter la danse. Elle resta tranquillement assise tandis que tous les convives autour d’elle dévoraient les îles flottantes. Pourtant son regard la trahissait, Rose le voyait bien : elle paraissait inquiète.

Alors pourquoi ne faisait-elle rien ?

Tante Lily semblait triste. Elle tritura son île flottante intacte du bout de sa fourchette à dessert.

— Quelque chose ne tourne pas rond, chuchota Rose, le ventre noué.

— Tu veux dire, avec le coulis d’artichaut ? demanda Oliver. Tout le monde pense que ton jus de chaussette est délicieux.

— Non, je veux dire, avec elle, dit Rose en désignant tante Lily du menton. Pourquoi elle ne dit rien ? Elle doit savoir ce qu’on a fait, mais elle laisse quand même tout le monde en manger.

Oliver haussa les épaules.

— Qui sait ce qui guide les actions d’El Tiablo ? Les filles sont bizarres. Je le sais bien, avec toutes les petites amies que j’ai.

En attendant, sir Zsigmond venait de prendre place sur l’estrade, et les convives posèrent leurs cuillères pour l’applaudir.

— Non, non, dit-il en secouant la main faussement modeste. Le succès de ce bouquet final n’est pas de mon fait. C’est le travail divin de notre extraordinaire chef pâtissière, Lily la Fée !

Lily eut un sourire forcé et salua de la main sous un nouveau tonnerre d’applaudissements.

— Maintenant que notre repas se termine, on m’a demandé de présenter un remarquable jeune homme, dit sir Zsigmond, une main plaquée sur le cœur. Veuillez accueillir le garçon de la célèbre légende, Bébé Seamus l’enfant perdu ! On le croyait perdu à jamais, mais voilà que lors de cette réunion au sommet, il a été retrouvé ! Seamus O’Malley, le dernier de la lignée, et donc, le O’Malley, héritier du clan, né pour régner sur le peuple écossais !

L’air nerveux, Origan se leva et prit le micro.

— Je suis très honoré de me trouver parmi vous aujourd’hui. Très, très, très, très honoré.

Quelqu’un toussa. À part ça, le bruit des cuillères dans les assiettes résonnait dans le silence.

Origan respira à fond.

— Alors, est-ce que vous avez entendu la blague de la chèvre qui entre dans le bar et…

Le béret d’Origan bougea sur sa tête.

— Oh !!! Mais stoooop !

La salle entière s’immobilisa.

Les dignitaires restèrent la cuillère en suspens entre l’assiette et la bouche. Sir Zsigmond ne bougeait plus. Les serveurs non plus. L’un d’eux, en se penchant pour ramasser une serviette, perdit l’équilibre et s’écroula par terre. À la table des Australiens, un serveur déversait une carafe entière dans le verre de la femme du Premier ministre. Même la fausse grand-mère d’Origan s’immobilisa sur l’estrade – ce n’était pas évident à percevoir, vu qu’elle ne bougeait déjà pas beaucoup dans son fauteuil roulant.

Seules six personnes avaient échappé au sort : Rose, Oliver, et, sur l’estrade, tante Lily, Origan et la fille qui envoyait des textos, plus un tout petit homme qui arborait une écharpe en travers de sa veste de smoking.

— Tu as raison, souffla Oliver. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond.

Perplexe, Origan se pencha vers le micro :

— Non, pas vous. Je parlais à mon chapeau. Que tout le monde se comporte normalement !

Tout à coup, ce fut comme si rien d’étrange ne s’était passé. Les invités finirent leurs assiettes, sir Zsigmond claqua des doigts, le serveur qui était tombé se releva, et la femme du Premier ministre, trempée, sauta sur ses pieds en hurlant.

Rose se sentit mal. Si son coulis de Suis-ton-cœur-d’artichaut avait fonctionné, alors il aurait dû neutraliser les embruns de Vénus, et rien de magique ne se serait produit.

— Toc, toc, continua Origan, et son chapeau s’agita à nouveau.

Agrippant sa tête, il se mit à tourner en rond en hurlant :

— C’est pas toi qui dois distraire le public ! Laisse-moi raconter une blague ! Stop !

Une fois de plus, la salle entière s’immobilisa.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria Origan en agitant les bras. Allez, le public, bougez un peu, s’il vous plaît !

Des hommes en costume noir surgirent sur l’estrade pour escorter Origan hors de la salle de réception.

— Je ne crois pas que ce coulis ait fonctionné comme il faut, mi hermana.

— J’ai tout raté, se lamenta Rose.

Peut-être que la pâte à muffin, après tout, était importante.

— Mais on ne peut pas s’en faire pour ça tout de suite. Il faut qu’on aille sauver Origan.

À la sortie, Origan se débattait avec les agents de sécurité en hurlant :

— Je vais bien ! Ma grand-mère… elle vous le dira !!

Rose et Oliver avaient presque rejoint leur frère quand ils entendirent des talons aiguilles claquer sur le carrelage derrière eux.

— El Tiablo, grogna Oliver en reconnaissant le parfum de Lily.

— On sait ce que tu manigances, dit Rose. On ne te laissera pas faire.

Sa tante machiavélique poussa un soupir teinté de mélancolie auquel Rose ne s’attendait pas.

— Vous avez tout gâché.

Rose ne comprenait plus rien. Le coulis Suis-ton-cœur-d’artichaut avait-il fonctionné après tout ?

— Tu veux dire qu’on a sauvé tout le monde des mains de la Société Internationale des Rouleaux à Pâtisserie !

— On sait ce que tu as prévu de faire avec les embruns de Vénus, dit Oliver. Inutile de nier.

— Vous ne savez rien du tout, dit Lily l’air triste et épuisée. Je ne travaillais pas avec la Société. J’essayais de les arrêter. Et maintenant, vous leur avez donné exactement ce qu’ils voulaient.