CHAPITRE II

JUSTIFICATIONS

Il y eut pourtant, dans notre littérature, des moments pour l’imitation, des époques où on la regardait avec plus de bienveillance et moins d’appréhension, où l’on pouvait imiter sans en rougir, presque de bonne humeur, en particulier de la Renaissance au XVIIe siècle. C’est que la société et les paradigmes intellectuels et esthétiques de l’époque la légitimaient1. Larcin salutaire, commerce avec les Anciens, marque d’une connivence spirituelle avec un lecteur érudit qui, capable de saisir les allusions, éprouve un plaisir démultiplié qui n’est pas indifférent à quelque phénomène d’autovalorisation : l’imitation a encore quelque chose de la rassurante parole d’évangile. Quiétude et accalmie aussi parce que sa cible est choisie avec circonspection : les auteurs anciens. Ceux qui parlaient une autre langue, ceux qui vivaient dans une autre civilisation. En conséquence de quoi, il y a distance. Éloignement. L’œuvre source est comme soustraite au présent et à l’Histoire. Elle est reléguée dans un temps premier qui est celui des commencements de la littérature et, parce que commencement, fondateur. De sorte qu’on peut encore poser cette équation : pillage égale témoignage d’une admiration. L’imitateur est le dépositaire d’une tradition : il a reçu quelque chose plus qu’il ne l’a chapardé.

Temps de l’innocence mimétique, la Renaissance ne fut pas pour autant le temps de l’ignorance. Les risques et avantages de l’imitation s’y discutent jusqu’à former le cœur de toute une culture. Celle-ci est au cœur de très nombreux débats sur sa légitimité. L’écrivain est tenaillé par le besoin de se disculper en en justifiant l’emploi. Étrange attitude qui nous amène à postuler qu’il n’y eut peut-être pas complètement de siècle d’or pour l’imitation. À supposer que l’affolement et le blâme qui lui sont affiliés ne sont pas que des attitudes historico-sociales. Ils ont aussi quelque chose de pulsionnel et spontané, c’est-à-dire engagé par la nature même de l’imitation, presque inscrit dans son code génétique, qui appelle le besoin de s’expliquer, de sérier les cas de figure, souvent pour se réhabiliter2. Mais il conviendrait d’ajouter : selon les rythmes intellectuels, les mythologies, les sociétés, les mentalités. Ce sont en effet aussi des exigences sociales, des débats esthétiques, des archétypes philosophiques qui dirigent les perceptions et les pratiques changeantes de l’imitation. Affaire d’époque, c’est sûr, l’imitation est tributaire de son histoire, de son récit. C’est en particulier au XVIIIe siècle qu’apparaît un tournant dans le regard qu’on porte sur elle, notamment en raison de la crise de l’originalité qui survient3. D’autant qu’en parallèle de la rectification des paradigmes intellectuels où modèle et imitation sont conçus, se développe une vaste réflexion sur le plagiat, le pastiche et la propriété intellectuelle qui, après la Révolution, amènera à légiférer sur le droit d’auteur4. Cet ensemble de facteurs aux causes et impacts variés conduira à introduire une crainte et un soupçon beaucoup plus éclatants et vigoureux alors que la Renaissance et le XVIIe siècle s’étaient employés à les enrayer. C’est pour cette raison qu’il convient de se pencher sur la façon dont les écrivains ont été amenés, dès le départ, à justifier leur pratique de l’imitation afin de percevoir plus finement les affects qui y sont liés et de comprendre l’importance de ces débats dans les choix esthétiques qui s’y sont constitués. On y apercevra plus clairement certains traits marquants de l’évolution de la représentation de la littérature par elle-même et des valeurs qu’on lui attache.

Du bon usage de l’imitation

Jetons d’abord un œil sur la palette lexicale utilisée pour circonscrire l’imitation, façonnée très tôt et qui restera en usage pendant plusieurs siècles. La référence animalière y est habituelle. Car on peut, en imitant, butiner. Cette image de Sénèque, raflée chez Virgile, connaîtra un franc succès, de Francis Bacon à Pétrarque, Montaigne, Burton ou l’Encyclopédie : « Imitons, comme on dit, les abeilles qui volettent de-ci de-là, pillotant les fleurs propres à faire le miel, puis disposent, arrangent en rayons tout le butin5. » Loin de cette collectivité aérienne, qui prescrit plus la métamorphose que le rabâchage, l’imitateur est parfois un primate, voué à l’abrutissement imitatif. Chez Horace, le singe rejoint l’essaim d’abeilles et le troupeau hébété de ceux qui ruminent les textes des autres6. La Fontaine approuve et renchérit en concluant « Le singe », qui se souvient d’Horace, par ces mots sans réplique : « N’attendez rien de bon du Peuple imitateur, / Qu’il soit singe ou qu’il fasse un livre : / La pire espèce, c’est l’auteur7. » La deuxième métaphore en vigueur nous fait transiter d’un règne à l’autre, de l’animal au végétal. Alors que la greffe ne prend pas toujours chez Montaigne (« je transplante en mon solage8 », « les écrivains indiscrets de notre siècle, qui parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs, pour se faire honneur9 »), l’imitateur jardinier de Burton a la main plus verte (« nous cueillons les meilleures fleurs des meilleurs jardiniers pour orner nos terrains stériles10 »). Leur emboîtant le pas, Proust dira de l’imitation orale de Bergotte par Morel qu’elle « ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles11 ». Le troisième réseau lexical fait prospérer le cambriolage et le vol, allant parfois jusqu’au pillage et au butin. L’Anatomie de la mélancolie de Burton en propose un riche échantillon : « Tels les apothicaires, nous faisons chaque jour de nouvelles mixtures, nous changeons de flacon, et comme les vieux Romains qui dérobaient à toutes les villes du monde (...), nous écrémons les esprits des autres hommes12. » Dans la même veine, Ronsard, qui n’hésite pas d’un côté à diviniser l’inspiration, avoue de l’autre : « Je pillay Thebe, et saccageay la Pouille, / T’enrichissant de leur belle despouille13. » Toute la fin de la Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay déploie la même imagerie dans un appel à la piraterie collective de la part des poètes : « Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d’elle (...) ornez vos temples et autels. (...) Pillez-moi sans conscience les sacrés trésors de ce temple delphique14. » Montaigne lui aussi allègue fréquemment ses « emprunts » et ses « larcins ». Nulle dépréciation dans cette image : « Quoi, si je prête un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette si j’en pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien15 ? »« Larcin » et « pillage » sont encore des termes en usage, mais plus dépréciatifs, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire et l’Encyclopédie pour qualifier le plagiat. Ces métaphores sont appréciées, elles circulent de textes en textes et marquent les esprits au-delà de l’air du temps. Mais ce qui compte ici, plus que le besoin de figurer une technique littéraire, est le caractère réversible de ces images. Si elles sont susceptibles de valoriser l’imitation, elles connotent aussi l’erreur, la faiblesse ou le délit. Elles cristallisent une ambiguïté qui appelle à introduire tout un ensemble de nuances et de degrés entre les bons et les mauvais imitateurs, les bonnes et les mauvaises manières d’imiter, pour séparer la butineuse du macaque, le bon grain de l’ivraie, le justicier du malfaiteur, le conquérant du pillard.

Regardons donc les mises au point que le moindre imitateur se croit tenu de psalmodier pour s’expliquer, presque s’excuser ou se disculper. Celle de La Fontaine par exemple, qui nous permettra en outre de compléter notre bestiaire de deux volatiles avec « Le geai paré des plumes du paon »16. Le titre synthétise parfaitement le propos : un oiseau subtilise sa livrée à un autre. Citons d’abord la conclusion de la fable : « Il est assez de geais à deux pieds comme lui, / Qui se parent souvent des dépouilles d’autrui, / Et que l’on nomme plagiaires. » (v. 10-12) La symbolique est relativement transparente : mettant en butée l’animal commun qu’est le geai au volatile plus distingué qu’est le paon en raison de son plumage versicolore, La Fontaine oppose le plagiaire maladroit à l’artiste accompli, en faisant silence sur les vertus de l’imitation. D’autant qu’un geai revêtu de plumes de paon, devient un animal travesti relativement grotesque mais surtout pas un paon. La leçon est efficace et transparente. Restons cependant sur le qui-vive, puisque notre fable n’est nullement achevée. Le fabuliste a un dernier mot à ajouter. Donnons-lui la parole : « Je m’en tais, et ne veux leur causer nul ennui : / Ce ne sont pas là mes affaires. » (v. 13-14) Au terme de la fable, La Fontaine rechigne à se prononcer, à être l’instrument d’une délation ou d’un procès. Bref à se faire moralisateur. Cette ultime pirouette lui interdit d’assumer lui-même la morale dans ce qui pourrait presque être un désaveu. Du moins y a-t-il une évidente réticence à conclure et à sanctionner l’imitation. Car il faut se souvenir aussi que La Fontaine sait que, s’il ne plagie pas, il imite lui-même et qu’il ne peut pas condamner frontalement l’imitation qui est le ressort de sa fable et de son recueil. La démarche adoptée est en réalité complexe : La Fontaine réécrit une fable d’Ésope, « Le choucas et les oiseaux », dont la morale est centrée sur ceux qui accaparent le bien d’autrui, en particulier leur argent, pour se valoriser. Rien de tel chez La Fontaine qui remanie très significativement la conclusion du récit en la plaçant sur un terrain inconnu du fabuliste grec et encore émergeant au XVIIe siècle : celui de la propriété intellectuelle. En cela, il avait un prédécesseur dont il s’inspire visiblement : Horace qui, pour dénoncer les indélicates contrefaçons, imitait déjà la fable d’Ésope en vue de dresser un réquisitoire contre le plagiat17. Mais là encore, La Fontaine marque sa différence en répugnant à faire de son récit, comme Horace, une accusation délibérée. Dans ce déplacement d’accent, c’est assurément sa propre démarche que La Fontaine sonde implicitement, peut-être même pour la mettre à l’épreuve des faits. Car dérobant les atours d’Ésope et d’Horace, il ne devient pas un travesti grossier mais parvient à inventer ses propres interrogations et sa propre écriture.

De sorte que c’est aussi toute une conscience d’époque en train de se constituer, avec ses ambivalences et ses tergiversations, notamment entre imitation et plagiat, que nous décelons dans cette fable. Un examen minutieux des conditions d’exercice de l’imitation, voilà ce qu’entreprennent les écrivains, pour discriminer les usages et tenter de maîtriser la peur qui les assaille. Ils sont comme sommés d’argumenter leur pratique, de l’illustrer, la symboliser et la détailler pour qu’on ne puisse pas l’indexer uniquement sur la frayeur, l’orgueil, la honte ou la culpabilité. Le guide de l’imitateur sachant imiter est à l’étude. Avec Montaigne, l’un des imitateurs les plus imperturbables, une inquiétude diffuse accompagne pourtant déjà Les Essais, perceptible par éclats, notamment dans le besoin si récurrent de commenter l’impulsion mimétique qui aiguillonne sa plume : « Qu’on voie, en ce que j’emprunte, si j’ai su choisir de quoi rehausser mon propos18. » Montaigne réclame qu’on l’évalue non d’après ses cambriolages mais sur sa manière de chaparder et sur ses choix, preuve s’il en est de son immense sagacité. Car l’imitation ne doit servir ni à parader ni à se valoriser : « c’est premièrement injustice et lâcheté, que n’ayant rien en leur vaillant par où se produire », certains écrivains « cherchent à se présenter par une valeur étrangère : et puis grande sottise se contentant par piperie de s’acquérir l’ignorante approbation du vulgaire, se décrier envers les gens d’entendement qui hochent du nez notre incrustation empruntée (...). De ma part il n’est rien que je veuille moins faire19 ». Cet éloge du discernement et de la modestie détonne toutefois quelque peu quand on prend aussi en compte la manière dont Montaigne exhorte parfois l’imitateur à camoufler ses maraudes. Certes c’est ainsi qu’il fera saillir ce qui est original, mais on ne peut manquer de soupçonner quelque malaise à laisser paraître le resquillage. Ce que Montaigne résume d’un conseil avisé aux pirates littéraires : « Qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en a fait20. » Injonction d’autant plus remarquable qu’elle réalise ce qu’elle préconise, puisqu’elle est elle-même une reprise textuelle tacite de Sénèque21...

Le vol qualifié n’est donc pas le bienvenu et si les tables de la loi de l’imitation sont seulement en train d’être gravées dans un marbre friable de la Renaissance au XVIIe siècle, le « tu ne voleras pas » a tendance à être supplanté par un « tu ne te feras pas prendre la main dans le sac ». À la suite de Montaigne, c’est autour de Guez de Balzac et de l’Apologie pour M. de Balzac, qu’on essaye de distinguer la vulgaire rapine de l’imitation légitime parce qu’innovante. On y plaide le recel feutré et élégant, c’est-à-dire grimé, commis avec une telle habileté qu’il n’est plus perceptible22. Mlle de Scudéry, dans Mathilde, conteste quant à elle le mot « larcin », parce qu’impropre pour une imitation de bonne compagnie et de bonne éducation, raffinée et distinguée, qui est le fondement même de l’esthétique galante. Les plagiés sont d’ailleurs appelés à la barre : Pétrarque en personne intervient dans le récit pour louer la supériorité d’une imitation de ses propres textes sur leur modèle. La traditionnelle restriction ne se fait pourtant pas attendre : imitateurs de tout bord, maquillez vos emprunts, et surtout ne détroussez jamais un de vos contemporains. Avertissement final que Nodier valide lui aussi dans ses Questions de littérature légale. Pourquoi d’un côté s’efforcer à affilier l’imitation à un vol légitime et de l’autre réclamer qu’on la farde et bannir la spoliation de ses contemporains ? La récurrence et la convergence de ces précautions fait sens : c’est certes une manière d’éviter le flagrant délit, les querelles et les procès, mais c’est surtout se tourner vers des sources déjà officialisées, vers des auteurs institutionnalisés, avec qui la distance neutralise les menaces, au lieu de prendre d’assaut des singularités vivantes et si proches qu’elles vous guettent et vous intimident.

Mais le décalogue de l’imitateur a encore d’autres commandements. Chacun y va de sa touche personnelle, proposant ses amendements, ses réserves, ses décrets, ses ordonnances, dans le but secret de poser des jalons et des limites pour tenir la bride à une singerie dont on ressent les dangers même quand on la pratique et la loue. « Je cite le nom et le texte de mes auteurs23 », stipule Burton pour se dresser contre ceux qui masquent leurs brigandages. Nodier, dans ses Questions de littérature légale, n’accepte lui aussi que le pastiche explicite, mais surtout lorsqu’il est le fait de grands auteurs sur de piètres prédécesseurs. En la matière, on peut être plus direct encore : « J’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas24 ». Rares sont ceux qui, comme Aragon, ont la hardiesse de le dire. Et de le redire, même si la provocation est cette fois atténuée par le voile d’une fiction désinvolte : « Copier, alors c’est mal vu, remarquez tout le monde copie, seulement il y a ceux qui sont malins, ils changent les noms par exemple, ou enfin ils s’arrangent pour prendre des bouquins épuisés, (...) on n’a pas idée de copier sur du Gallimard25. » Et d’ajouter plus loin : « Je volai le schéma verbal d’une phrase (...). C’est ainsi, je dois l’avouer, que je calquai fort exactement sur une phrase de Jean de Bueil ce qui allait être la première phrase d’Œdipe26. » Chateaubriand, dénigrant son ingrate descendance romantique, légitime lui aussi un usage avoué de l’imitation : « Je reconnais tout d’abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont pu s’apparenter à mes idées ; mais je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais27. » De la même manière, il s’indigne du silence de Byron sur sa dette supposée à l’égard de René, lui qui avait « eu la faiblesse de ne jamais me nommer28 ». « J’étais donc un de ces pères qu’on renie quand on est arrivé au pouvoir ? » Et d’ajouter, laissant à penser que l’imitation est le cœur de la dynastie littéraire : « On veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s’irrite des comparaisons ».

Mais nommer n’est pas toujours suffisant. Il faut aussi savoir choisir ses sources et quoi imiter en elles. Les écrivains tiennent parfois à nous en assurer pour se démarquer de leurs confrères et s’exonérer de tout reproche, comme le font Montaigne ou Guez de Balzac. Dans le même esprit, La Bruyère met en garde l’aspirant imitateur quant au choix de ses modèles, à l’aide d’un caractère ajouté en réponse à ses détracteurs :

« Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l’extrême modestie de travailler d’après quelqu’un, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d’ouvrages où il entre de l’esprit, de l’imagination, ou même de l’érudition : s’il n’atteint pas ses originaux, du moins il en approche, et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment sur le papier : dangereux modèles et tout propres à faire tomber dans le froid, dans le bas et dans le ridicule ceux qui s’ingèrent de les suivre. En effet, je rirais d’un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage29. »

Plusieurs arguments entrent en ligne de compte : on naît imitateur, on ne le devient pas ; ce statut n’a rien d’enviable ; il assigne à une modestie assumée. Mais l’essentiel est surtout que c’est l’esprit qu’on doit imiter et non pas l’homme, avec ses humeurs.

Un symptôme fort de la peur de l’imitation, c’est donc ce besoin insistant, méthodique, presque normatif, de distinguer ce qui relève de la bonne et de la mauvaise imitation, autant dans la manière d’emprunter que dans la source à laquelle on s’abreuve. Ce nuancier, où s’expriment degrés et demi-teintes, entre désapprobation et caution, est, pour l’écrivain, le paraphe où s’avoue un positionnement bien malaisé.

La mauvaise foi de l’imitateur

Toutes ces déclarations prouvent qu’imiter ne va pas de soi, qu’une méfiance et une angoisse instinctives traînent un peu partout et battent le rappel de l’autojustification. Établir de subtils distinguos ne préserve cependant pas toujours de basculer dans l’argutie intenable, le sophisme délibéré, la contradiction éclatante. Mais aussi le moyen terme. Gide par exemple. Bien qu’il fasse l’éloge de l’influence, qu’il nous certifie que « les grands artistes n’ont jamais craint d’imiter30 », il précise que « ceux qui craignent les influences et s’y refusent en sont punis de cette manière admirable : dès qu’on signale un pasticheur, c’est parmi eux qu’il faut chercher31 ». Il y aurait de la sorte deux manières de singer, une noble et une basse. C’est que le pastiche selon Gide vire presque au plagiat et que l’écrivain, de la même manière que Valéry, célèbre la libre circulation des idées que tous deux différencient du rapt des mots, plus condamnable. Reconnaître l’imitation ou l’influence chez eux est indissociable d’un éloge de l’originalité de l’expression et de la forme, dernier sanctuaire de l’identité singulière que l’écrivain n’est pas prêt à profaner32.

La peur de l’imitation ferait-elle ainsi glisser vers la mauvaise foi ? C’est du moins ce que remarque Burton qui se constitue prisonnier et plaide coupable dès l’ouverture de son Anatomie de la mélancolie : « Si la condamnation sévère de Synesius est justifiée, selon laquelle c’est un plus grand crime de voler le labeur des morts que leurs habits, que deviendront la plupart des écrivains ? Comme d’autres à ce tribunal, je lève la main et je plaide coupable de cette félonie (...) et je consens à être exécuté avec eux33. » Car Burton a clairement pressenti cette singulière contradiction au cœur de la mauvaise foi des imitateurs : « Faute que reprochent à d’autres, comme je le fais, tous les écrivains alors même qu’ils en sont fautifs. (...) Tous voleurs, ils chapardent dans les vieux auteurs de quoi étoffer leurs nouveaux commentaires, plongent dans les poubelles d’Ennius et retournent le fumier de Démocrite, tout comme je le fais34. » C’est que l’imitateur dénigre aisément son art, ou en vient à le bannir d’un côté et à l’accréditer de l’autre. On glisse vite du délit d’imitation au déni d’imitation. Les cas sont tellement nombreux qu’il semble vain de tous les recenser. Contentons-nous d’un échantillon. Du Bellay. Alors qu’il prône l’imitation de la langue des Anciens dans sa Défense et Illustration de la langue française, il s’y refuse dans le sonnet IV des Regrets : « Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs, / Je ne veux retracer les beaux traits d’un Horace, / Et moins veux-je imiter d’un Pétrarque la grâce, / Ou la voix d’un Ronsard, pour chanter mes Regrets. / (...) Je me contenterai de simplement écrire / Ce que la passion seulement me fait dire. » (v. 1-4, 9-10) Simple incohérence ou exemption surprenante à la règle de l’imitation qui ne s’appliquerait qu’aux autres et non au poète original qui compose Les Regrets ? Musset aussi. Qui consigne avec sagesse dans Namouna : « Il faut être ignorant comme un maître d’école / Pour se flatter de dire une seule parole / Que personne ici-bas n’ait pu dire avant nous35. » Un relativisme qui se poursuit : « Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous. / (...) C’est imiter quelqu’un que de planter des choux ». Mais le ton est tout autre dans « La Coupe et les Lèvres » où le poète se lance dans la controverse en réaction à ceux qui le taxent d’avoir pastiché Byron : « Je hais comme la mort l’état de plagiaire ; / Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre36. » Plus déconcertant : Nodier, cleptomane notoire, se livre à la déconsidération de sa technique favorite. Dans ses Questions de littérature légale, il traque les plagiats et classe les rapines alors qu’il s’y consacre ailleurs. Lisez par exemple cette définition révélatrice du pastiche : « jeu d’esprit auquel tout le monde ne peut pas s’élever, et qui n’est pas susceptible d’un grand développement37 ». Et ceci : « les ouvrages excellents sont ceux qui se prêtent le moins à l’art du pastiche38 ». N’est certes pas pasticheur qui veut. Mais en creux, on excommunie l’exercice du Parnasse authentique ; on l’affilie au régime de l’habileté, du malin et du rusé, et surtout de la brièveté, du momentané, ce qu’un autre pasticheur confirmera un peu plus tard : Marcel Proust.

En effet, son compagnonnage avec le pastiche aura été orageux. Si l’exercice est divertissant et qu’il fut pratiqué avec brio dans L’Affaire Lemoine et en certains endroits de La Recherche, il est aussi une perte de temps qu’il faudrait faire cesser. « Merde pour les pastiches ! » : tel est l’emphatique anathème prononcé dans une lettre à Robert Dreyfus qui contient pourtant un pastiche baptisé Explication par H. Taine des raisons pour lesquelles tu me rases à me parler des Pastiches39. Mais cette badinerie est plus sérieuse qu’on ne croit. Son audace est tout simplement de prendre pour objet les textes de L’Affaire Lemoine et de regretter la lassitude occasionnée par la lecture de cette succession de pastiches, plaisants uniquement de manière ponctuelle et lorsqu’ils sont brefs. « Vous voulez bien d’une ou deux caricatures dans un vestibule, avant d’entrer dans la bibliothèque. Mais il est ennuyeux de rester indéfiniment dans le vestibule40 », précise Proust. Le pastiche, c’est donc surtout un avant-goût de la littérature, ce qui la désigne sans nous la donner, et qui ne peut pas la remplacer. Effectuer un pastiche de Taine pour congédier le pastiche : voilà qui n’est toutefois pas exempt d’ambiguïtés. Car la critique affichée pourrait bien être invalidée par la réalisation de ce qui est condamné. Mauvaise foi donc, et dont on a déjà souligné la fréquence, chez un pasticheur incapable de prendre à sa charge la dénonciation d’un mal qu’il déteste mais qu’il ne peut renier.

Voilà donc nos imitateurs à découvert : le kaléidoscope formé par ces prises de position nous dit que l’imitation répond à un régime qui n’est autre que celui de la contradiction. Non seulement en raison d’un consensus social mais aussi d’un imaginaire de la création authentique dont on trouve déjà des traces chez Horace qui tient à proclamer :

« Ô imitateurs, troupeau servile, combien de fois votre vaine agitation a remué ma bile ou excité ma joie !

J’ai, avant tous les autres, porté de libres pas dans un domaine encore vacant. Mon pied n’a point foulé les traces d’autrui. (...) Le premier, j’ai fait connaître au Latium les ïambes de Paros, imitant les rythmes et la vivacité d’Archiloque41. »

Transactions, négociations et équivoques : le duel entre l’imitation et l’originalité est vieux comme le monde et il commande une série de compromis incertains. Et dans ce paysage accidenté, l’imitateur est un inapaisé qui, pour se livrer à cette imitation qui le captive mais l’angoisse, en arrive parfois, avec une mauvaise foi plus flagrante encore, à riposter qu’il n’imite pas en imitant. De deux choses l’une : ou l’imitation n’est pas ce qu’on croit, ou l’imitateur nous ment et se ment. C’est certainement l’antinomie centrale des Contes drolatiques de Balzac, où on ne peut qu’être interpellé par l’ambivalence du regard porté sur le pastiche puisque l’imitateur nous certifie qu’il n’imite pas42, alors même qu’il pastiche et que Balzac a souvent brigandé sans le dire dans ses romans, notamment dans ses discours d’inspiration historique, sociologique ou philosophique43. Le projet de l’écrivain est celui-ci : « demourer soy-mesme en pastissant dedans le moule d’autruy44 ». Est-on en face d’une adhésion entière à la démarche pasticheuse ? Pas tout à fait. Notez en particulier cette résistance contre l’immersion menaçante dans la page de l’autre, ce désir d’y faire effraction sans s’y cadenasser. Pour ne pas abdiquer son identité, pour conserver la mainmise sur une écriture consciente d’elle-même et réfléchie. Et, pour mieux contrer cette gêne feutrée, l’« Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée » plébiscite en 1836 les Contes comme l’œuvre « la plus originalement conçue de cette époque ». En ajoutant : « ce livre n’est pas un pastiche comme on le dit, car il n’y a pas d’œuvre qui puisse être construite de centons pris dans Rabelais45 ». Inimitable Rabelais : un argument de mauvaise foi qui permet de le spolier sous cape. Quant au cinquième « Prologue » des Contes drolatiques, il prolonge les variations sur le thème du déni du modèle et du pastiche, à travers une riposte contre ses adversaires, « lesquels, gens myrobolans, docteurs en fourberie, acephales, et pleins de fiel, s’en vont disant que les contes droslatiques sont des centons, pastiches et imitacions. Imitacions de qui ? de Rabelays, disent aulcuns d’iceulx. Imiter Rabelays, être Rabelays ! vère ce seroyt estre pluz que Rabelays. Pastiches, centons ? les testes d’asne46 ! » Si Balzac paraît donc si apaisé, s’il semble pasticher de bonne humeur, c’est qu’il a une conviction forte : il ne pastiche pas. Non, à l’écouter, il imiterait seulement une langue, historiquement datée, mais surtout pas une manière d’écrire dans cette langue qui aurait déjà existé par le passé47. D’où un rassérènement évident puisque, écartant tout modèle littéraire, Balzac peut se réclamer de la parole la plus neuve, la plus inaccoutumée et sans précédent qui soit. L’artiste est confiant, décontracté et olympien, puisque le génie incomparable est au rendez-vous.


1. Sur cet aspect, on se reportera notamment à l’approche historique et sociologique proposée par Paul Aron, Histoire du pastiche, op. cit.

2. Il faut d’ailleurs ajouter que l’histoire littéraire a été jalonnée d’une inlassable chasse aux sorcières de l’imitation et du plagiat. Les chiens de garde de la propriété littéraire ont été nombreux à recenser les emprunts pour les stigmatiser : Macrobe contre Virgile, Malone contre Shakespeare, Fréron contre Diderot et Voltaire, Joseph-Marie Quérard et ses Supercheries littéraires dévoilées, Léon Bloy contre Alphonse Daudet... Ils ont exercé une pression forte qui a contraint les uns et les autres à plaider leur cause.

3. Voir à ce sujet Roland Mortier, L’Originalité, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1982.

4. Sur cet aspect, voir entre autres Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985, Hélène Maurel-Indart, Du plagiat, op. cit., Sandra Travers de Faultrier, Droit et Littérature : essai sur le nom d’auteur, Paris, PUF, « La politique éclatée », 2001.

5. Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, lettre 84, p. 855.

6. Voir en particulier Horace, Épîtres, I, 19.

7. Jean de La Fontaine, Fables, XII, 19, « Le singe », v. 12-14.

8. Michel de Montaigne, Essais, II, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 105.

9. Ibid., I, p. 314.

10. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

11. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 768.

12. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

13. Pierre de Ronsard, « À sa lyre », Odes, I, XXII, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 677.

14. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, dans Les Regrets. Les Antiquités de Rome, Paris, Gallimard, « Poésie », 1975, p. 262.

15. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 427.

16. Jean de La Fontaine, Fables, IV, 9.

17. Horace, Épîtres, I, 3.

18. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 104.

19. Ibid., I, p. 315-316.

20. Ibid., p. 321.

21. Sénèque, Lettres à Lucilius, op. cit., lettre 84, p. 856.

22. Les tensions autour de la question de l’imitation au XVIIe siècle sont en effet très sensibles dans la querelle qui éclata à la parution du premier recueil des Lettres de Guez de Balzac. L’Apologie, qui répondait notamment aux reproches contre les emprunts alors que Balzac avait proclamé rompre avec l’esthétique imitative, tente de définir la bonne imitation en soulignant que l’auteur avait su s’émanciper de ses modèles et les surpasser. Voir à ce sujet Mathilde Bombart, Guez de Balzac et la querelle des lettres. Écriture, polémique et critique dans la France du premier XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2007.

23. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 78.

24. Louis Aragon, « Arma virumque cano. Préface », Les Yeux d’Elsa, Paris, Seghers, 2004 [1942], p. 13. Ponge avoue pour sa part : « j’ai pillé ces livres savants (...), j’ai jonglé avec des expressions prises dans ces livres savants, et même avec des paragraphes entiers » (Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1970, p. 129).

25. Louis Aragon, La Mise à mort, Paris, Gallimard, 1965, p. 388.

26. Ibid., p. 394.

27. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, Paris, Livre de poche, « Classiques de poche », 2001, p. 728.

28. Ibid.

29. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 43.

30. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 37.

31. Ibid., p. 36.

32. On trouve d’ailleurs une position assez proche chez Burton dans son Anatomie de la mélancolie, Perrault dans son Parallèle des Anciens et des Modernes, Pascal dans ses Pensées, et même chez Flaubert.

33. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 74.

34. Ibid., p. 75-76.

35. Alfred de Musset, Poésies complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 257-258.

36. Ibid., p. 155.

37. Charles Nodier, Questions de littérature légale. Du Plagiat, de la supposition d’auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2003, p. 89.

38. Ibid., p. 92.

39. Voir Robert Dreyfus, Souvenirs sur Marcel Proust, Paris, Grasset, « Les cahiers rouges », 2001 [1926], p. 195.

40. Ibid., p. 196.

41. Horace, Épîtres, Paris, Les Belles Lettres, 1941, I, 19, p. 125-127.

42. Cette contradiction a fréquemment été notée. Voir entre autres Marie-Claire Bichard-Thomine, « Un cas de réécriture : les Contes drolatiques de Balzac, ou “demourer soy-mesme en pastissant dedans le moule d’autruy” », Pratiques de réécritures : l’autre et le même, Chantal Foucrier et Daniel Mortier (dir.), Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, « Études de littérature générale et comparée », 2001, p. 51-62.

43. Parmi la multitude de ce type d’emprunts, le plus célèbre est assurément celui de la lettre de Walter Shandy sur la nature des femmes dans Tristam Shandy, entièrement recopiée dans la Physiologie du mariage. Mais ce n’est certainement pas Sterne, grand imitateur devant l’éternel, qui s’en serait offusqué...

44. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, dans Œuvres complètes, XX, Paris, Les Bibliophiles de l’originale, 1969, p. 482.

45. Honoré de Balzac, « Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée », dans La Comédie humaine, IX, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 956.

46. Honoré de Balzac, Les Cent Contes drolatiques, op. cit., p. 481.

47. L’imitation « en vieil langage » est d’ailleurs une forme fréquente dès le XVIIe siècle, qu’on retrouve chez Voiture, La Bruyère et même dans la correspondance de Flaubert.