CHAPITRE III

VERTIGES IDENTITAIRES

Réprobations, justifications : ce couple a donc structuré le rapport à l’imitation, à l’influence et à la littérature pour les écrivains, en fonction de la valeur centrale qu’est l’originalité. Mais cette dernière n’a pas été élue à la tête de la République des Lettres uniquement parce que l’œuvre trouve son intérêt et sa pertinence dans la nouveauté. Il existe aussi à cela des raisons ontologiques profondes : écrire avec les mots des autres, imiter une œuvre ou un style, c’est faire de la littérature une mise en rapport dangereuse et inquiétante de soi avec l’autre. L’imitation fait peur parce qu’en elle le vertige identitaire propre à toute littérature a quelque chose d’excessif et de monstrueux. Imiter c’est en effet prendre le risque de ne pas pouvoir fonder son identité sur un style propre et sur une création qui ne vienne que de soi. Il ne s’agit toutefois pas ici de discuter du fait que le style puisse ou non être véritablement considéré pour l’écrivain comme un marqueur identitaire : c’est cette association, qu’elle soit légitime ou non, qu’elle soit effective ou simplement construite et fantasmée, qui fait que le rapport à l’imitation est perçu comme un rapport à l’autre et à soi. C’est elle qui rend si problématique le phénomène mimétique et qui a orienté un certain nombre de choix esthétiques ou de prises de position théorique sur l’imitation et la littérature.

La fin du quant-à-soi

Gide notait certes que, selon un préjugé répandu, l’influence « est considérée comme une chose néfaste, une sorte d’attentat envers soi-même, de crime de lèse-personnalité1 » et que « la peur de ressembler à tous fait dès lors chercher à celui-ci quels traits bizarres, uniques (incompréhensibles souvent par là même), il peut bien montrer2 ». Mais il ajoutait aussi que « les influences agissent par ressemblance3 ». La précision n’est pas innocente. Elle vise, inconsciemment peut-être, à ramener l’influence dans la sphère du semblable, à dédramatiser son effet d’altération en la parquant dans le domaine réservé du Moi.

C’est qu’on croit volontiers que « le style c’est l’homme ». L’aphorisme est connu. Il est de Buffon, dans son discours de réception à l’Académie française. Admettons et n’ayons pas peur de donner de l’eau à ce moulin en disant que l’homme serait le style. Ces équivalences suggèrent une double certitude : celle de la place de l’homme dans le monde et celle de l’écriture. Et surtout une relation entre elles : le style existe parce que le sujet est un et assuré. Ces visions unitaires se sont progressivement construites de la Renaissance au classicisme. Mais c’est au XVIIIe siècle qu’un changement de régime majeur se concrétise. L’entreprise de sincérité absolue des Confessions de Rousseau en est un exemple saisissant, elle qui s’ouvre par une déclaration fracassante : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi4. » Refus de l’imitation en amont et en aval, ce plaidoyer pour une écriture authentique, inédite et inimitable, place le modèle dans une source nouvelle et unique : l’homme et son naturel5. Le préambule du manuscrit de Neuchâtel prolongeait d’ailleurs ce désir d’originalité dans l’écriture elle-même : « Il faudroit pour ce que j’ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet6. » L’Émile annonçait en écho une autre réorientation, au sujet des fonctions de l’œuvre, en prônant un abandon des textes comme modèles destinés à régler les conduites humaines au profit de la nature. Avec Rousseau, la littérature fonde désormais sa connivence avec le lecteur non sur un savoir livresque mais sur des valeurs éthiques promues au rang de critères esthétiques : le vrai, l’authentique, le nouveau. Et la peinture n’est pas en reste dans cette affaire. Avec son « Salon de 1765 », Diderot répond à Winckelmann qui soutenait l’idée d’un retour aux Anciens dans ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture. Le philosophe, pourtant pasticheur à ses heures, rétorque, en s’appuyant sur l’exemple de Chardin, que le seul modèle envisageable est la nature. Car l’imitation d’une œuvre ancienne, qui a certes su imiter la nature, s’interdit de revenir à l’original de la copie. Elle est une copie d’après copie. Diderot indexe ainsi le plus souvent l’imitation sur la nature, accordant un rôle essentiel à l’enthousiasme et à l’imagination, à l’originalité des êtres, de la pensée et du style, tout en signalant ses réticences à l’égard du mot « pastiche » qui ne désignerait pas une féconde imitation. C’est dans ces circonstances que la notion de génie, encore sporadiquement évoquée, entreprend sa mue. « Le génie se sent, mais il ne s’imite point7 », proclame Diderot. Autour de lui et de L’Encyclopédie, le génie n’évoque plus seulement l’habileté intellectuelle du créateur mais une puissante force d’invention qui lui est conférée par son naturel sensible et son imagination, avant de commencer, à la fin du siècle, son chemin vers la sacralisation. Face à ces exigences d’authenticité et de nouveauté, l’esthétique de la variété propre à la réécriture renaissante et classique devient donc non seulement insuffisante mais aussi inopérante. Voilà qui n’empêchera cependant pas Diderot d’imiter mais parce qu’il était fermement convaincu de l’originalité de sa personne, ne pouvant se banaliser en dépouillant autrui8. Ni Voltaire d’ailleurs, ni bien d’autres encore, certains essayant malgré tout de se blanchir de ce péché capital, si souvent dénigré dans les définitions que les artistes en proposent.

De cette situation controversée naîtrait l’esthétique romantique et son positionnement face à l’imitation. Pour ce romantisme qui croit en l’affirmation du Moi, le modèle est désormais de chair et d’os, et non de mots : il est homme. Un peu partout, une nouvelle écriture triomphe : celle du gommage des traces, rêvant ainsi de se soustraire aux hasards et périls de l’influence extérieure9. Les répercussions sont manifestes : l’imitation vire au mimétisme simiesque. Elle inspire crainte et dégoût. Hugo : « N’imitez rien ni personne. Un lion qui copie un lion devient un singe10. » L’œuvre est sommée d’être unique, jaillie de nulle part, brisant la tradition. La distance qu’elle creuse avec les autres textes n’est plus vraiment temporelle : elle tient à son unicité et à son originalité. Tout un imaginaire de l’œuvre totale innerve désormais la création. Du Chef d’œuvre inconnu et La Recherche de l’absolu de Balzac au mallarméen « coup de dé », le génie a quelque chose de dévastateur. Par son irruption, il rend les autres œuvres impossibles, inutiles, presque périmées. On quitte progressivement le régime de la concurrence et de l’agression, très en vogue dans le pastiche satirique, la parodie et le travestissement burlesque du XVIIe siècle, pour se tourner vers celui du silence. C’est le début d’un nouveau temps pour notre littérature : celui de l’emprunt camouflé plus que promulgué11.

Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour apercevoir les pieds d’argile de ce génie statufié. La crise du sujet qui s’ouvre est une crise de la littérature dont l’une des voies d’expression sera l’imitation. Ce qu’on décrète est la mort de la parole ex nihilo. Cette esthétique fin de siècle, avec le symbolisme et les décadents, recourt à l’imitation pour faire grincer le discours, dire la répétition du dire, l’ambivalence de toute parole, comme dans Les Amours jaunes de Corbière. L’imitation est alors le signe d’une prise de conscience et d’une démonstration en acte de l’impossibilité de l’originel et de l’original. On écrit toujours avec la plume d’un autre et faire l’impasse sur le déjà-dit est tout bonnement hors de propos. Mais cette pratique mimétique qui revient ne transforme plus l’écrivain en lettré et érudit comme à la Renaissance. Elle n’est plus ce lien avec le passé qui assure le statut de l’homme de plume : elle se donne comme fragilisation et inquiétude de son présent.

La vulgate dont nous sommes imprégnés à la suite des grands mythes de l’écriture, entretenus par Hugo, Rimbaud et tant d’autres, nous dit donc ceci : l’œuvre littéraire n’existe que si elle est invention. Que si une pensée personnelle lui donne son souffle. Que si une écriture inédite porte une vision du monde, pour le recréer et s’en faire responsable. Dans notre imaginaire collectif, le génie est celui qui rompt les amarres, brise les idoles et les tutelles, s’arrache aux influences. L’histoire littéraire, nous sommes ainsi habitués à la penser par ses fractures parce que c’est de cette manière que nous définissons les œuvres et les mouvements esthétiques. C’est une histoire de contestations, de polémiques et de querelles qui nous séduit. Car cela nous gêne qu’une œuvre puisse être copiée, spoliée, puisqu’on rêve de voir en elle quelque chose d’inimitable. L’incomparable et l’original nous rassurent. Ils affirment leur présence dans le temps et se font les gardiens de la mémoire. Mais ils confortent surtout nos rêves, si humains, de singularité absolue, ceux que nous aimerions voir se concrétiser dans notre propre personnalité. Ce désir de l’unique et cette phobie de la répétition, propres à l’homme, nous les retrouvons à maints endroits. De la littérature fantastique à la psychanalyse, le motif du double fait partie des situations psychiques les plus angoissantes. D’un point de vue anthropologique, on a pu les voir se cristalliser autour des jumeaux, déifiés ou diabolisés, sacralisés ou sacrifiés dans diverses sociétés. C’est que l’homme rêve de se soustraire à la jurisprudence de la nature et à ses lois de la répétition. Notre perception de l’œuvre littéraire n’échappe pas à ces fantasmes.

 

Mais pour mieux approcher les transmutations identitaires où conduit l’imitation, je vous propose de suivre, pendant un instant, un homme qui arpente une bibliothèque contenant tous les livres possibles. Vous acquerrez avec lui, pendant qu’il consigne par écrit cette expérience, la certitude que ce qu’il est en train d’écrire s’y trouve déjà. « La bibliothèque de Babel », effroyable nouvelle de Borges, nous fait cette confidence glaçante : « parler, c’est tomber dans la tautologie12 ». Puisque nous sommes condamnés à redire en écrivant, notre identité ne sera jamais entièrement singulière et incomparable. À mesure que nous explorons les corridors de la bibliothèque humaine qui contient tout ce que nous pourrons écrire, se fortifie en nous « la certitude que tout écrit nous annule ou fait de nous des fantômes... » La peur fait coup double pour gagner sur tous les tableaux : elle est autant terreur de la répétition qu’épouvante de la privation identitaire. D’autant mieux que la répétition implique la perte d’une identité singulière et que cette perte d’identité engendre la répétition, dans une sorte de cercle vicieux. Scarron l’avait pressenti dans son Virgile travesti lorsqu’il avouait : « j’étais réduit à servir d’écho à ceux qui avaient parlé avant moi13 ». Une situation personnelle qui est en fait le reflet de la condition même de l’écrivain. En atteste aussi Les Caractères, le chef-d’œuvre de La Bruyère. Pour nous en convaincre, ouvrons le recueil, mais n’allons pas trop loin cependant. Restons à l’orée de la galerie de portraits, dans sa section inaugurale, au seuil de l’écriture et de la réflexion, là où le projet prend naissance, là où l’écrivain prend la plume. Dans cette partie qui s’intitule justement « Des ouvrages de l’esprit », signalant que ce préambule à l’écriture en est aussi les coulisses, presque l’atelier, dans une nécessaire mise au point sur ce que l’œuvre sera et sur ce qu’est tout exercice de pensée. La sentence qui ouvre Les Caractères n’est pas là par hasard : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. (...) L’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes14. » En quelques mots, c’est l’essence même de la situation de l’écrivain qui est condensée. Celui-ci est le retardataire. Et parce que retardataire, il n’a pas d’autre choix que d’être un imitateur. C’est dans l’imitation que réside une sorte d’origine, d’avant-écrire et d’avant-penser. Combien de livres commencent en effet en gageant que tout est déjà dit ? Burton par exemple : « Il n’y a rien de neuf, ce que j’ai à dire est dérobé à d’autres15. » La préface de Pierre et Jean de Maupassant : « Que reste-t-il à faire qui n’ait été fait, que reste-t-il à dire qui n’ait été dit ? Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part16 ? » Nodier : « Oserois-je vous demander quel livre n’est pas pastiche, quelle idée peut s’enorgueillir aujourd’hui d’éclore première et typique17 ? » Si ce point de départ est parfois une formule de politesse, une hypothèse, voire une précaution oratoire, il oscille entre le découragement et le défi réenchanteur. Nodier, malgré ses dénégations, on le voit, en a pris acte de manière effrontée. Si le lecteur feuillette, même très rapidement, son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, il sera déconcerté par la présence de deux pages titre, dont la première semble un leurre pour le séduire, alors que la seconde, placée plus loin dans l’ouvrage, dévoile une supercherie par un sous-titre éloquent, « Pastiche » et non « Roman ». Il lira aussi avec plaisir cette ironique épigraphe empruntée à Horace, « O imitatores, servum pecus18 ». Notez dans le même goût la discrète mention : « chez les libraires qui ne vendent pas de nouveautés ». Le tout pour introduire un livre présenté comme « un pastiche, un vrai pastiche, tout ce qu’il y a de plus pastiche19 ». C’est que le monde de la pensée et de l’écriture n’est pas un monde aux possibles infinis. Au contraire. Il existerait un nombre restreint de combinaisons verbales et de pensées, un répertoire que l’écrivain doit agrandir sans rêver de le réformer de fond en comble.

 

Intimement mêlées à l’angoisse de la reproduction, les questions soulevées par l’imitation seraient donc aussi celles-ci : peut-on habiter un texte imité ? N’y est-on pas toujours comme un spectre qui le hante sans le posséder ? Car en même temps, imiter, au lieu de s’approprier l’autre, ne serait-ce pas aussi une manière, effrayante, de rendre autre le Moi ? De se quitter, de rompre avec le royaume de l’ego ? C’est que l’imitation et l’influence interrogent le désir que nous avons de l’autre, un désir éminemment mimétique. C’est pourquoi elles sont à la fois exaltantes et menaçantes. Montaigne soulignait par exemple tout ce que cette attitude peut avoir de néfaste, de faible, de facile : elle est liée à notre « condition singeresse et imitatrice20 ». Et, qui dit imitation, dit mauvaise foi. Non pas seulement celle de celui qui imite dans la culpabilité ou le déni, mais celle inhérente à toute imitation où l’on est ce qu’on n’est pas et où l’on n’est pas ce qu’on est21. Ce qui frappe c’est donc de voir à quel point celui qui imite ou qui soulève la question de l’imitation, est un écrivain qui en vient, d’une manière ou d’une autre, à sonder le mille-feuille de l’identité. Identité littéraire et imitation, identité de l’être et imitation : de l’un à l’autre, les interrogations se nouent. Ce fut le cas de Montaigne, Sterne, Stendhal, Perec. Il y a chez eux, jusque sous le ludisme insolent, une gravité essentielle, presque une angoisse latente qui est celle de l’être. Sterne et Stendhal furent d’ailleurs rongés par l’espérance d’être reconnus, d’accéder à une certaine notoriété, de se forger une identité par leur plume. Et leur paradoxe commun est d’y avoir réussi en détroussant leurs pairs, au risque d’être les plagiaires à qui on jette la première pierre.

C’est pourquoi de nombreux personnages d’imitateur semblent singer en raison du défaut existentiel qui les affecte, comme pour combler un vide identitaire grâce aux mots des autres. Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur ou dans La Place de l’étoile, le fanatisme pasticheur et falsificateur provient de protagonistes en crise identitaire et qui pourtant ne trouveront pas leur salut dans l’imitation. Souvenez-vous qu’Hermès Marana, convoitant une littérature pasticheuse et frauduleuse, voudrait faire triompher « une incertitude systématique sur l’identité de qui écrit22 ». Mais, ne cessant de leurrer le lecteur sur le vrai et le faux, l’originel et l’original, l’imitateur risque lui aussi de se fourvoyer, de manipuler des simulacres et des écrans de fumée où il a cru accéder à la magie d’un Moi réinventé au contact de l’autre. Les faux-semblants rôdent autour de lui et, malgré l’effervescence et l’exultation, la peur est de tous les rendez-vous.

Cet épouvantail de l’autre, ces accointances alarmantes entre le vide identitaire et le besoin de le combler par les autres, Perec les avait lui aussi bien cernés. Si l’on relit par exemple le résumé qui est donné de la première partie du Voyage d’hiver d’Hugo Vernier dans la nouvelle du même nom, on s’étonnera que le couple de vieillards « qui semblaient surgir du brouillard et qui venaient se placer de chaque côté » du héros, qui « lui saisissaient les coudes, se serraient le plus possible contre ses flancs23 », pourrait, à la lumière de la réflexion du texte sur le plagiat et le pastiche, désigner ces opérations muettes et silencieuses de copie et d’insertion qui agitent l’écrivain. Or le jeune homme dont il est question ici est « anonyme24 », comme si l’imitation s’indexait justement sur cette lacune existentielle et ce manque patronymique. D’autant mieux que l’auteur du texte appelé Le Voyage d’hiver, Hugo Vernier, est affligé d’une même carence identitaire que son personnage : ses traces font défaut, ses actes d’état civil ont été détruits, son œuvre est une vaste copie de celle d’autres écrivains. Écriture imitative et faille identitaire se donnent la main sans qu’on sache si la première est l’origine ou la conséquence de l’autre, ou encore son antidote. La liesse pasticheuse et parodique de La Disparition de Perec l’éprouve elle aussi à plusieurs reprises. Une image forte somme le lecteur de s’en souvenir : c’est celle du journal d’Anton Voyl, ce texte contrefaisant Kafka, Melville, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Lowry, Mann... Il met en abyme le roman lui-même mais ne sauve pas son auteur, Voyl, de ses hantises identitaires, de son vide existentiel et de son inéluctable disparition. Relisez la conclusion de cette mosaïque de réécritures, formulée après une longue contrefaçon du roman de Melville : « Ah Moby Dick ! Ah maudit Bic25 ! » Contrepèterie qui noue le symbole du blanc et du mystère qu’est la baleine à la damnation de l’écriture voleuse, d’autant mieux qu’il y a pastiche dans le pastiche puisque cette sentence imite l’ultime phrase de Bartleby de Melville, le scribe qui emblématise la malédiction de l’écriture (« Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité ! ») : de la copie de Bartleby au pastiche de Voyl, ce sont les mêmes béances de l’être et le même échec qui résonnent.

 

Ce duel entre le Moi et l’autre, dicté par l’imitation, embrigade donc la littérature dans une réflexion sur le rapport entretenu par les mots avec le monde et avec elle-même. Avec sa vérité, précaire ; ses mensonges, tenaces ; sa mauvaise foi, absolue. Radicale et déceptive, cette prise de conscience que les mots ne sont jamais les siens se transmue en un pacte avec le langage et la littérature où on s’engage à combattre les mots avec les mots. Et sa violence fait que le langage n’est plus seulement un moyen. Il est autant un but qu’un obstacle. Partant, l’imitation éclaire quelque chose de radical : le défaut de transparence du langage, non pas seulement par rapport au réel mais surtout par rapport à soi et à l’autre, et la précarité du corps de mots qu’un écrivain peut se construire. L’imitation permet d’épingler non un langage objet, inerte, manipulable à loisir, mais un langage agissant, indiscipliné, une sorte de mercure radioactif, débordant d’être et d’altérité. Les mots y sont dépôts et suppôts de l’autre. La peur ne s’y refroidit pas ; elle se garde intacte comme jamais, toujours prête à ressurgir quand on s’y attend le moins : c’est celle d’être dupe des vocables, manipulé par eux, qu’ils échappent au Moi, l’occupent, s’y substituent, l’annulent.

Voyez comment, presque à la fin de l’œuvre de Gary, cette hantise refait surface. « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés26 » : c’est par ces mots qu’Ajar inaugure l’entreprise d’autothérapie par la langue qu’est Pseudo. Par le constat d’une impossible sédition, d’un engluement radical autant dans la pâte de l’autre que dans la glaise du langage commun. Dès l’ouverture, le livre semble mal parti tant la situation est compromise. Le narrateur ne peut écrire que « dans la peur27 » parce qu’il craint de devenir un « collabo28 » des mots d’autrui. Il faut dire que, depuis que l’homo sapiens est un homo loquens, depuis l’invention de l’imprimerie, « il y a du monde derrière29 ». Animaux grégaires, « les mots avorteurs30 » vivent en meute et il est difficile de leur échapper puisqu’ils « ont des oreilles31 » et « sont aux écoutes ». « Ils vous entourent, vous cernent, vous prodiguent leurs faveurs et au moment où vous commencez à leur faire confiance, ciac ! Ils vous tombent dessus ». L’ordre institué par la langue de tous, l’aimantation irrésistible qu’elle exerce sur la moindre parole, voilà contre quoi Ajar part en croisade. D’où ce rêve fou d’inventer une parole défaite de ses habitudes, débarrassée de l’imitation, une langue neuve qu’Ajar situe entre le swahili et l’hongro-finnois. Une langue pour « penser à l’abri des sources d’angoisse et des mots piégés32 », une langue qui proclamerait la fin de l’imitation, pour libérer l’être des mots et des autres.

Et le point d’accroche essentiel de cette réflexion sur l’autre et le langage, inaugurée par l’imitation, est évidemment le style. Cette marque personnelle d’une individualité littéraire. Or deux déconvenues attendent parfois le forban littéraire : ce peut être parce qu’il n’a pas de style qu’il imite mais ce peut être aussi l’imitation qui lui interdit d’avoir un style. Sur ce cercle vicieux, on peut se référer à l’histoire de Max Jacob. Celui qui prit le masque de l’imitateur réjoui pour en cacher le visage affolé. L’anecdote raconte qu’il divertissait ses amis par ses imitations orales prodigieuses. Mais celui qui avouait ne jamais se connaître, et était pour cela même poète, qui goûtait le travestissement, les pseudonymes, les fausses identités, la fabrication constante de doubles, fut incapable d’avoir un style. Le patchwork d’écritures et de formes qu’il tisse dans ses recueils atteste de cette mosaïque identitaire qui le traverse, d’une impossibilité de rester rivé à un Moi unique. L’imitation est chez lui de l’ordre de la migration comme de la grimace. N’est-ce pas l’imitateur entravé par l’autre qu’une mère déplore lorsqu’elle constate les « effroyables dispositions chez ce garçon au parasitisme, c’est-à-dire à la paralysie33 » ? La correspondance suggérée entre l’imitation et l’impuissance fait sens. C’est pourquoi Max Jacob a pris soin de relativiser la sentence de Buffon qui associe l’homme au style. « La définition est salutaire, commente-t-il, elle ne me paraît pas exacte34. » Car, faisant l’éloge du style, le poète le définit comme « la volonté de s’extérioriser par des moyens choisis » : le style n’est pas un bastion du Moi, un rempart érigé contre les influences, mais un bond vers l’autre et le différent, un crime de lèse-identité. Au bout du compte, le style ne serait-il pas aussi l’autre ? Le Cornet à dés en porte la trace jusque dans sa facture. Les titres des poèmes sont suffisamment éloquents à ce sujet : il s’agit de pastiches de genre, de style, de tonalité ou de formes diverses. Et il y a surtout ces trois textes appelés « Poème dans un goût qui n’est pas le mien » et celui intitulé « Dans une manière qui n’est pas la mienne ». La formule, récurrente, est tout sauf conventionnelle : on y entend un pied de nez au traditionnel « à la manière de » qui affirme l’existence du style de l’autre. Max Jacob lui préfère l’emploi d’une tournure négative qui affirme cette fois l’absence de son propre style, comme pour nous dire qu’en trempant sa plume chez autrui, on censure la sienne. Rien n’assure donc que le pastiche pourra combler un vide identitaire. Mais le piège tendu par ces poèmes a plusieurs mâchoires. La première est l’absence de nomination de ces autres singés : les dédicaces de deux des poèmes « dans un goût qui n’est pas le mien », à Rimbaud et à Baudelaire, sont une indélicatesse puisque, vous aurez beau chercher, ces poètes ne sont pas les pastichés35. La seconde est que, malgré le présupposé de ce « dans un goût qui n’est pas le mien », il n’y a pas de manière Max Jacob dans le recueil où chaque poème revêt un nouveau costume. L’aporie est entière : vouloir écrire dans une manière qui n’est la sienne quand on n’en a pas.

Le corsaire, à la recherche d’un style et d’une identité par l’imitation, risque donc, en imitant, de faire s’évaporer son propre style et sa propre identité. Il est par exemple impossible de reconnaître un texte d’Hermès Marana chez Calvino. Le narrateur de La Place de l’étoile de Modiano ne produit quant à lui aucun écrit durable. Celui de Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres de Marcel Bénabou fait reposer une part de son incapacité à écrire dans sa pulsion à imiter les œuvres des autres, l’empêchant d’accéder à une individualité littéraire propre36. Le renversement serait complet : ce serait non seulement parce qu’il accueille d’autres styles que l’imitateur gomme toute singularité du sien mais aussi pour pouvoir les incorporer. Il serait contraint de renoncer à être soi pour être un imitateur afin d’être soi...

Aux influencés

C’est maintenant aux victimes de la fascination littéraire que je voudrais m’adresser. Aux influencés qui ont senti monté en eux, irrésistiblement, l’alcool capiteux et affolant de l’imitation. Pour leur confier toute ma sympathie, leur affirmer mon soutien, pour avoir moi-même été pris au piège. Comme nous la comprenons, en effet, la lutte sans merci engagée par tant d’écrivains pour échapper à la dictée des autres et à la mauvaise foi où elle conduit parfois. Parce que, nous aussi, nous avons réfléchi à la question. Nous aussi, nous avons lu les aventures de Don Quichotte ou de Madame Bovary. Nous avons souffert avec eux. Plus qu’eux, même, puisque ces œuvres exorcisantes nous ont pris dans les rets de la séduction qu’elles dénonçaient pourtant. Signe d’une impasse ? Signe que le livre qui stigmatise l’ensorcellement par les livres est toujours aussi un livre fascinateur ? Le cercle est vicieux. Nous n’en sortirons pas. En tout cas, pas indemnes. Mais, tranquillisons-nous, nous ne sommes pas seuls. Pour nous réconforter, faisons un petit inventaire. Dressons une rapide liste. C’est toujours rassurant. Montaigne, Rousseau, Flaubert, Stendhal, Proust, Sartre, Lowry, Perec : les plus grands se sont laissé abuser. Proust et Perec n’ont-ils pas essayé de s’arracher à leur désir de devenir Flaubert, comme Stendhal et Leiris face à Rousseau ? Pensons aussi à Keats devant Chatterton, à Norman Mailer tremblant de se faire l’écho d’Hemingway37, à Valéry, à court de mots après la lecture de Rimbaud, Mallarmé et Poe, à Kafka tétanisé par les textes de Goethe38, à Shakespeare qui avait vécu sous la coupe de Marlowe et qui alluma pourtant un incendie sans précédent de « phobie de la contagion shakespearienne39 ». Il y eut de toute évidence bien d’autres inhibiteurs et influenceurs : Milton, Proust, Baudelaire... Il y eut aussi tous ceux qui furent l’auteur de leur propre influence, comme Descartes fut l’auteur du cartésianisme40, Pétrarque du pétrarquisme, Marot du marotisme. Mais c’est certainement l’« intoxication flaubertienne » dont parle Proust qui en témoigne le mieux. Car Flaubert est un envoûteur : toute personne qui aime écrire et lire, a un jour enduré cette étrange, terrifiante et puissante attraction qu’exerce son écriture. Nombreux sont ceux qui ont senti son rythme, ses mots, ses cadences, guider leur plume. Dans la délectation certes. Mais aussi dans les affres de l’imitation, de l’allégeance définitive, dans la crainte de ne plus jamais pouvoir être soi-même avec un style propre. D’autant que l’engouement n’est pas toujours monomane. Le fasciné n’hésite pas à relancer son désir sur d’autres objets qui l’aiguisent toujours plus sans l’apaiser comme Stendhal (avec Rousseau, Voltaire, La Harpe, Montesquieu, La Bruyère...), Proust (avec Flaubert, les Goncourt, Saint-Simon...) ou Perec (avec Verne, Flaubert, Melville, Proust, Kafka, Borges, Queneau...).

Or, chez la plupart, l’expérience magnétique de la lecture s’assortit souvent de la découverte de la mauvaise foi littéraire, dont Don Quichotte et Madame Bovary auraient eu besoin. Celle qui affirme que l’enchantement tient de l’illusion, voire du traquenard ou de la tromperie. Prêtez par exemple une oreille attentive à cet aveu de Montaigne qui nous dit à quel point il a été « leurré toujours par la douceur du sujet41 » des textes, à la manière, certes différente, de Rousseau face aux fables de La Fontaine ou des récits de cape et d’épée pour le jeune Sartre. Tous ces écrivains furent des lecteurs passionnés, mais aussi captifs. Tous furent plongés dans le magnétisme des œuvres de l’autre. C’est de ce contact sidéré avec la littérature que naissent les peurs et les joies les plus contrastées pour l’écrivain lorsque, prenant la plume, il sent revenir en lui, à la manière d’un refoulé, les mots qu’il avait pris tant de plaisir à lire chez les autres. L’imitation devient alors une révélation : celle que la lecture a été pleine et entièrement assimilée au point qu’elle déclenche l’écriture, même si les mots de l’autre peuvent museler les mots de soi. Les Mots de Sartre nous renseigne très bien sur cette propension à la vénération qu’entretient presque naturellement la littérature. Celle-ci y est désignée comme un substitut de religion, sacralisée par les traditions familiales instituées par le grand-père. Le récit autobiographique apparaît alors comme un exercice de désenvoûtement mais qui sait très bien à quel point les mots écrits sont une réponse frauduleuse à la sorcellerie des mots lus.

Tout nous dit donc que l’admiration et l’influence sont très spontanées. Presque sauvages et instinctives chez certains hommes de plumes. Baudelaire avouait par exemple après avoir lu des extraits de Salammbô : « Dernièrement j’ai lu chez Flaubert quelques chapitres de son prochain roman : c’est admirable ; j’en ai éprouvé un sentiment d’envie fortifiante42. » Selon la légende, Hugo déclarait quant à lui, à quatorze ans, vouloir « être Chateaubriand ou rien ». Sartre de son côté désirait « à la fois être Stendhal et Spinoza43 ». Valéry assure pour sa part que « le problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc –, se poser ainsi : “être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset”44 ». Et sur cette question, certains sont particulièrement intransigeants, comme Breton qui attaque Desnos au motif qu’il fut incapable de « préférer son personnage intérieur à tel ou tel personnage extérieur de l’histoire – tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou Hugo ! Tous ceux qui le connaissent savent que c’est ce qui aura empêché Desnos d’être Desnos45 ». Quand bien même Breton aurait vu juste, l’ordre causal qu’il prône pourrait être moins simple qu’il n’y paraît. Cette porosité à autrui, est-ce ce qui a empêché Desnos d’être lui-même ou ce qui le lui a permis ? Ou encore : est-ce parce qu’il ne peut être lui-même, n’a pas d’identité propre, qu’il imite pour la trouver chez les autres ? Se préférer autre en imitant : attitude grisante, complexe et alarmante. Un récit a d’ailleurs été consacré par Henri Troyat à ce sentiment honteux qui proscrit le retour à soi : Le mort saisit le vif. Dans ce roman, Jacques Sorbier, le vif, a épousé la femme de Georges Galard, le mort. C’est sur les conseils de celle-ci qu’il publie et signe un texte inédit du mari défunt qui lui fait connaître le succès et le forcera toute sa vie à tenter de singer ce modèle disparu sans y parvenir. L’identification et l’influence ont été trop fortes, elles ont refermé leur étau et ne lâchent plus leur proie.

Dans le sillage de l’admiration et de l’influence, vient donc s’entrelacer une série complexe de pulsions où la réjouissance, l’envie, la jalousie, la colère, la rancœur, l’émulation ou la paralysie se touchent et se heurtent. Car la création passe aussi par la sublimation d’une ferveur, d’un endettement ou d’une haine de l’autre écrivain. Or cet autre, recomposé à la lumière de notre perception subjective, est un partenaire de l’écriture, une sorte de personnage imaginaire de l’aventure mouvementée de la genèse d’une œuvre. Se construire sous influence, dans l’angoisse, l’effroi, l’euphorie, la lassitude, c’est cette attitude qui nous éveille à ce qu’est profondément l’acte de création. Si bien que la peur de l’imitation est, malgré l’avertissement de Malraux notant qu’« on ne ressemble pas à ceux qu’on admire en imitant leurs œuvres46 », une intime de l’angoisse de l’influence, comme l’appelle Harold Bloom. Mais leurs noces ne sont pas simples : la crainte de l’imitation est parfois l’une des formes, particulièrement grave, de l’angoisse de l’influence, mais celle-ci est aussi l’une des raisons expliquant partiellement la phobie de l’imitation. Au cœur de ces logiques circulaires, imitation et influence surviennent comme le revers et l’avers d’une même médaille.

Cette angoisse de la tautologie, qui peut bâillonner l’œuvre, joue cependant parfois le rôle d’une contrainte créatrice : elle rameute les forces vives de l’écrivain, les met en émoi pour explorer un certain nombre de solutions afin de juguler et de contourner la frayeur mimétique et ses prohibitions catégoriques47. Ces luttes au corps à corps nous montrent comment l’écriture est aussi une réponse à la lecture, comment il est nécessaire d’avoir goûté aux philtres de la littérature pour y tremper sa plume. « J’ai lu tel livre ; et après l’avoir lu je l’ai fermé ; je l’ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque, nous explique Gide – mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l’avais pas connue. – Que j’oublie le livre où j’ai lu cette parole ; que j’oublie même que je l’ai lue ; que je ne me souvienne d’elle que d’une manière imparfaite... n’importe ! Je ne veux plus redevenir celui que j’étais avant de l’avoir lue48. » Quoi qu’il fasse, l’influencé a été profondément transformé par sa lecture. Gide relate aussi cette étrange impression de possession par un poème de Keats : « il me semblait que, de mes propres lèvres, j’entendisse jaillir cette plainte admirable49 ». Le sentiment troublant de s’approprier l’œuvre fascinante au point d’en devenir l’auteur est souvent au cœur des phénomènes d’influence. Montaigne en témoigne à sa manière. C’est en raison de sa « condition singeresse et imitatrice » qu’il confesse : « Quand je me mêlais de faire des vers, (...) ils accusaient évidemment le poète que je venais dernièrement de lire50. » Situation qui atteint son paroxysme avec certains auteurs : « je me puis plus malaisément défaire de Plutarque », « à toutes occasions, (...) il s’ingère à votre besogne51 ». Flaubert : « Il y a des phrases qui me restent dans la tête et dont je suis obsédé, comme de ces airs qui vous reviennent toujours et qui vous font mal tant on les aime52. » Proust : « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres et, tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais53. » Valéry aussi : incapable de rien apprendre par cœur, il constate que les vers de Mallarmé « revenaient sans effort à [s]on esprit » : « je les savais, et je les sais encore, après les avoir lus une ou deux fois54 ». Il dit encore du même Mallarmé : « Je l’aimais et je le plaçais au-dessus de tous55 », « j’étais peu à peu conquis, peu à peu saisi56 ». Et il écrira à Breton, celui-là même qui dénonce l’aliénation de Desnos : « Rimbaud vous possède et il a de quoi57. » La convergence est notable : sous le coup de l’influence, le fasciné tend à l’imitateur parce que la parole de l’autre l’étreint en même temps que l’identité de l’autre l’envahit. Dès que nous acceptons d’être ainsi à l’affût de ces lecteurs assujettis que furent les auteurs, nous épousons un tout autre regard sur ce qu’est l’écriture, sur la démarche qui gouverne l’élaboration d’une œuvre, sur les implications existentielles du geste d’écrire. Il nous faut réviser tout ce qui faisait autorité sur nous car la peur de l’imitation ne peut être balayée d’un revers de main : elle fait corps avec le fonctionnement psychique de l’écriture. C’est dès lors considérer que l’œuvre se fait avec et contre des modèles, et que cette lutte diligente de bout en bout certains textes.

De sorte que certains s’emportèrent pour décréter le reniement des paternités et des dettes. Les déclarations acerbes de Rousseau contre Montaigne ou d’Albert Cohen contre Rabelais et Joyce, ne témoignent-elles pas d’une peur d’être reconnus imitateurs ? La querelle de Max Jacob avec Reverdy, au sujet du rôle décisif de Rimbaud sur le poème en prose, en relève elle aussi. Récusant ou minorant l’influence de ce pair, Max Jacob le pastiche pourtant sans le dire à plusieurs reprises. Ne condamnons toutefois pas ces renégats aussi durement que Gide qui soupçonnait que « ceux qui craignent les influences et s’y dérobent font le tacite aveu de la pauvreté de leur âme58 ». Cette volonté de se démarquer nous incite beaucoup plus à supposer qu’ils connaissaient l’angoisse du duplicata. Dire « j’écris tout autrement ou je n’ai rien lu de ceux-ci », c’est aussi faire un aveu indirect.

Mais l’accaparement par un modèle recèle encore d’autres sujets d’étonnement. Car l’admiration peut jouer sa mélopée sans effets manifestes sur l’œuvre, et même sans un réel goût pour l’écrivain fascinateur et son écriture. Songeons par exemple à Sartre qui précise au sujet de Madame Bovary : « Je n’aime pas Flaubert, mais je trouve ce livre admirable59. » Estime sans engouement, appréciation sans éblouissement ni enthousiasme : la situation est troublante à plus d’un titre et ses conséquences ne sont pas négligeables. Sartre reconnaît des qualités intrinsèques à l’œuvre tout en se défendant de toute ascendance sur sa propre écriture et en se plaçant hors du domaine de la passion. Il l’affirme et le répète : « Je ne pense pas qu’il y ait un intérêt à dire que je me découvre dans Flaubert comme on l’avait dit pour Genet. (...) J’ai très peu de points communs avec Flaubert. Je l’ai choisi aussi parce que, précisément, il est loin de moi60. » Les allégations se suivent et se ressemblent : entre Sartre et Flaubert, il n’y aurait rien de commun, ni dans la biographie ni dans l’écriture. Car celui-ci incarne une différence, une altérité. Tel était déjà le constat que L’Être et le Néant formulait : « Flaubert, l’homme, que nous pouvons aimer ou détester, blâmer ou louer, qui est pour nous l’autre, qui attaque notre être propre du seul fait qu’il a existé61. » Alors même que le fossé s’interposant entre les deux esthétiques devrait dompter la rivalité, le mystère Flaubert est vécu comme une question et un harcèlement intérieur, presque une agression. Comment en effet comprendre le désengagement et la recherche formelle qui caractérisent l’auteur de Madame Bovary pour celui qui ne fut qu’engagement et mépris de l’incantatoire magie du verbe ? Voilà l’origine insolite de la sidération : pour Sartre, Flaubert est un modèle qui le possède parce qu’il est un impensable. Privé de retombées stylistiques directes, il n’est cependant pas sans occasionner de nombreux ricochets dans la manière d’interroger et de concevoir la littérature. Il appelle à écrire avec lui non une fiction mimétique mais à conduire à ses côtés une analyse critique, L’Idiot de la famille. Une certitude vient de tomber : même peu sensible dans l’écriture, l’influence continue son invasion à la dérobée. Le constat n’est pas fait pour rassurer : si les moyens ne manquent pas pour refouler la peur de la contrefaçon et de l’adoration, il semble qu’à force d’être tue, honnie, purgée, contournée, l’imitation fasse d’une manière ou d’une autre retour.


1. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 20.

2. Ibid., p. 25.

3. Ibid., p. 10.

4. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 33.

5. Il y a là un veto sur les influences littéraires qui n’est pas indifférent à la volonté de Rousseau de penser une société sans histoire.

6. Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 1153.

7. Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, Garnier-Frères, 1875, p. 340.

8. L’un des trois suppléments possibles à la fin de Jacques le fataliste est d’ailleurs introduit de la sorte : « Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures. » (Denis Diderot, Jacques le fataliste dans Œuvres complètes, vol. XXIII, Paris, Hermann, 1981, p. 289)

9. Question fort complexe où les positions des uns et des autres sont facilement antagonistes, mêlant dans d’innombrables débats des réflexions sur l’influence des climats, des époques, des hommes et des œuvres.

10. Cité par Henri Meschonnic dans Hugo, la poésie contre le maintien de l’ordre, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 193.

11. Mais, comme au XVIIIe siècle, on fredonne toujours des antiennes dérobées, avec une mauvaise conscience redoublée. Vigny, Musset, Hugo, Balzac, Stendhal, Zola auront à défendre et justifier un brigandage toujours plus malvenu.

12. Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Paris, Gallimard, « Folio », 1974 [1957], p. 80.

13. Paul Scarron, « À la reine », Le Virgile travesti, Paris, Garnier frères, 1876, p. 45.

14. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 21. La postérité de cette citation, souvent commentée et pastichée, est immense. Ainsi de Lautréamont qui la reprend dans Poésies ou de Reverdy qui l’interprète dans Cette émotion appelée poésie, et la pastiche dans Le Livre de mon bord. Notes 1930-1936, suivi de Fragments inédits.

15. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 74.

16. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, Paris, Gallimard, « Folio », 1982, p. 56.

17. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Plasma, 1979, p. 23.

18. Ibid., p. 35. Cf. Horace, Épîtres, op. cit., I, 19, p. 125.

19. Ibid., p. 32.

20. Michel de Montaigne, Essais, III, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2012, p. 135.

21. Voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, « Tel », 1976 [1943], p. 81-106.

22. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.

23. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, Paris, Le Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 1993 [1979], p. 10-11.

24. Ibid., p. 9.

25. Georges Perec, La Disparition, Paris, Denoël, « Les lettres nouvelles », 1969, p. 89.

26. Romain Gary, Pseudo, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 [1976], p. 11.

27. Ibid., p. 44.

28. Ibid., p. 46.

29. Ibid., p. 44.

30. Ibid., p. 172.

31. Ibid., p. 44.

32. Ibid., p. 34.

33. Max Jacob, Le Cornet à dés, Paris, Gallimard, « Poésies / Gallimard », 1967 [1945], p. 86.

34. Ibid., « Préface de 1916 », p. 19.

35. En cela, le dispositif rappelle les « À la manière de plusieurs » dans Jadis et Naguère de Verlaine où il est malaisé de déterminer une cible au pastiche.

36. Marcel Bénabou, Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Paris, Le Seuil, « La libraire du XXIe siècle », 2010 [1986], p. 80-85, 186.

37. Voir en particulier Publicités pour moi-même et Le Chant du bourreau.

38. Voir Franz Kafka, Journal, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 213-214, 217.

39. Harold Bloom, L’Angoisse de l’influence, op. cit., p. 27.

40. Voir à ce sujet André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 38-39.

41. Michel de Montaigne, Essais, I, op. cit., p. 355.

42. Charles Baudelaire, Correspondance, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 238.

43. Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 166, 184, 204. Voir aussi Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, « Folio », 1999 [1958], p. 479.

44. Paul Valéry, Œuvres, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 600.

45. André Breton, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 812.

46. André Malraux, Le Musée imaginaire, Paris, Gallimard, « Idées/ arts », 1965 p. 68.

47. Il est évident que l’admiration et la rivalité ne sont pas les seuls modes de création chez l’écrivain. Voir à ce sujet la discussion des analyses d’Harold Bloom proposée par Judith Schlanger dans Le Neuf, le différent et le déjà-là, op. cit., p. 185-200.

48. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 16-17.

49. Ibid., p. 19.

50. Michel de Montaigne, Essais, III, op. cit., p. 135.

51. Ibid., p. 134.

52. Gustave Flaubert, Correspondance, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 346.

53. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971 [1954], p. 303

54. Paul Valéry, Œuvres, I, op. cit., p. 667.

55. Ibid., p. 631.

56. Ibid., p. 668.

57. Ibid., p. 1781.

58. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 26.

59. Jean-Paul Sartre, « Entretien avec Bernard Pingaud et Catherine Clément », L’Arc, no 79, 1980, p. 36.

60. Jean-Paul Sartre, Situations, X, Paris, Gallimard, 1976, p. 103-104.

61. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 606.