CHAPITRE I

IMITER POUR NE PLUS IMITER

Se libérer d’un autre, renier ses idoles, briser le cercle vicieux d’un culte, ne plus être le geai amoureux du paon : pour y parvenir, les attitudes et les stratégies sont diverses, les résultats incertains, et ce sont aussi eux qui fondent la singularité de chaque œuvre. Car tous les écrivains n’ont pas réagi de la même manière pour tempérer, borner, ravaler, refouler ou liquider l’hostile empiètement d’un style et d’un maître souverain. Or, la plupart du temps, ce qu’on constate est qu’il faut imiter d’une manière ou d’une autre pour rompre avec l’imitation et ces autres qui nous hypnotisent. Il serait possible d’imiter par peur de l’imitation. De singer dans l’espoir de se défaire d’une admiration, d’une influence ; et de ne plus imiter. Une telle opération est-elle toutefois vraiment assurée ? Repose-t-elle sur un sésame miraculeux ou demeure-t-elle une chimère ? Quels en sont les mécanismes et les implications ? L’écrivain sait que l’arme mimétique est fragile et qu’elle peut vite brûler les doigts de qui s’aventure à requérir ses pouvoirs. On verra donc comment les auteurs ont cherché à lutter contre l’intrusion de l’autre au moment où ils imitaient et à faire de l’imitation une thérapie contre l’imitation.

Soi-même contre les autres

Ne cédons donc ni à un sentiment de panique ni à l’impression d’un trop profond désenchantement. Les grandes œuvres trouvent aussi leur force en désertant le chimérique quant-à-soi de l’écriture et la culpabilité du vol à l’étalage. Par la diversité de leurs références, qu’elles assemblent de façon insolite et qu’elles lisent à leur manière, elles induisent une prolifération des repères et en même temps leur labilité, une perte du sentiment d’identité comme sa redécouverte. Introduisant ces autres qui l’attirent ou l’offensent, elles abandonnent les prérogatives du Moi solitaire auquel confine le métier d’écrire pour se livrer éperdument ou à reculons à la passion de l’altérité. L’imitateur s’y découvre non seulement autre mais aussi à cheval sur plusieurs univers avec l’impression vertigineuse de pouvoir écrire, et pourquoi pas vivre, à leur carrefour.

C’est que les mots étrangers sont aussi une sorte de remède destiné à suppléer les insuffisances du Moi. Montaigne en fait état sans atermoiement : « Je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens1. » Soit mais il ne s’agit jamais de combler un vide absolu. L’imitation n’est destinée qu’à servir de guide, presque de tuteur, pour permettre à la pensée et à l’écriture personnelles de croître plus librement. Le rapt ne fait que « secourir proprement l’invention, qui vient tousjours de moy2 ». « Je n’ai aucunement étudié pour faire un livre, ajoute Montaigne ; mais j’ai aucunement étudié pour ce que j’avais fait, si c’est aucunement étudier qu’effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre ; nullement pour former mes opinions ; oui pour les assister piéça formées, seconder et servir3. » Désir de s’entourer des autres et de leurs mots pour devenir soi : « je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire4 », argue Montaigne. Et d’ajouter au sujet de ses sources : « je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même5 ». Imiter, c’est donc écrire pour naître à soi-même en donnant la parole aux autres en soi et en les faisant taire. C’est effacer les mots des autres en les inscrivant, faire et défaire l’autre en soi. Un paradoxe qui confine ou à l’impasse ou au triomphe.

Ces pétitions de principe, on aimerait y croire mais on n’y arrive pas toujours. C’est pour cette raison que certains ont opté, parfois sans grand succès, pour la barricade. Le même Montaigne, qui se cherche à l’aide des autres, s’en méfie cependant : « quand j’écris, je me passe bien de la compagnie, et souvenance des livres : de peur qu’ils n’interrompent ma forme. (...) Les bons auteurs m’abattent par trop, et rompent le courage6 ». Flaubert a connu des frayeurs plus violentes encore : « Il y a des œuvres tellement épouvantablement grandes (...) qu’elles écraseraient celui qui voudrait les porter7. » Mieux vaudrait donc parfois fermer ou jeter le livre que vous avez entre les mains. Si bien que certains ont pris des décisions radicales : gommer tout marqueur d’individualité de leur plume. Écrire à l’encre sympathique, dans un style neutre (Perec parfois, Modiano presque toujours, Annie Ernaux, François Bon...). Qu’est-ce en effet que cette écriture blanche sinon le refus d’ouvrir ses portes au style d’autrui, avec son cortège de signes distinctifs ?

Pour résister à la colonisation de l’autre, si tout cela est insuffisant, vous pouvez encore choisir la méthode scientifique. Celle de l’observateur qui, comprenant dans le moindre détail son objet d’étude en le plaçant sous la lentille de son microscope, tente d’en démystifier les charmes. Allons même jusqu’à l’autopsie littéraire. Avec elle, le succès semble certain (puisqu’elle présuppose notamment la mort de sa victime). Dumas s’y est essayé, sans pourtant échapper à ses compulsions cleptomanes : « Je pris donc, les uns après les autres, ces hommes de génie qui ont nom Shakespeare, Corneille, Molière, Calderon, Goethe et Schiller. J’étendis leurs œuvres comme des cadavres sur la pierre d’un amphithéâtre, et, le scalpel à la main, pendant des nuits entières, j’allais jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang8. » Sartre ou Blanchot ont eux aussi tenté de se tenir à l’écart des maîtres en disséquant la dépouille enchanteresse (Genet, Baudelaire, Flaubert, Lautréamont, Kafka), pour dissoudre l’aveuglement et réintégrer leurs pénates. L’arme choisie par Sartre est en effet, plus radicalement encore que Dumas, Stendhal ou Proust qui l’utilisent en creux, celle de l’analyse littéraire qui met à distance l’objet admiré. Mais l’écrivain a d’abord balancé entre la condamnation et l’intellection. Voyez le déchaînement polémique des articles de Situations, I qui visent, en s’en prenant à presque toute la littérature, à s’individualiser et à se différencier de potentiels inspirateurs. Écoutez notamment ce soupir de soulagement lancé à la cantonade : « nous voilà délivrés de Proust9 ». Et ce alors même que La Nausée était déjà une anti-Recherche qui s’était ingéniée à fomenter une mutinerie contre l’hégémonie proustienne. Mais c’est surtout face à Flaubert que l’attitude de Sartre est la plus ambiguë. Quand il entreprend bille en tête sa croisade contre Mauriac, d’où va être issue toute sa première théorisation du roman, il braconne en fait sur les terres de Flaubert qui déclarait à Louise Colet : « l’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part10 ». Se lancer dans un débat esthétique qui anime d’un bout à l’autre la correspondance de Flaubert, c’est implicitement empoigner l’intimité de celui-ci pour la jeter sur la scène littéraire à travers soi. Mais c’est principalement avec L’Idiot de la famille, cette biographie critique de Flaubert, que Sartre inaugure une bien plus vaste expédition dans la circonscription de cet écrivain. Pour faire le tour du propriétaire, le cerner, allons jusqu’à dire pour le dominer par la puissance de l’autopsie philosophique. Et ce en conjoignant deux écritures qu’on aurait tendance à opposer : l’analyse philosophique et le pastiche. Mais c’est seulement ainsi, dans ce jeu entre distance et proximité, que Sartre peut aller à la rencontre de cet autre sans lui faire obédience. Un peu partout essaiment, dans L’Idiot de la famille, des railleries douces, des pastiches et des parodies de Flaubert, au sein de raisonnements complexes et argumentés qui s’appliquent à neutraliser l’adoration, à perturber notre réception des textes de Flaubert pour couper court à nos tendances idolâtres11. Le lecteur est sommé de ne pas lire Flaubert comme ses romans le programment mais selon d’autres voies : celles que Sartre lui prescrit. Bloquer la lecture de Flaubert en stipulant qu’on l’autorise de manière éclairée : voilà qui manifeste un besoin de verrouiller « Flaubert » pour réprimer l’hypnotisme.

Mais il est encore possible d’œuvrer autrement pour faire barre à la poussée de l’autre. Ne pourrait-on imiter en châtelain qui appose ses armoiries et ses blasons sur tout ce qu’il importe en ses terres ? Proust y avait manifestement songé. D’autant mieux qu’il avait su rendre explicite ce que d’autres avaient pressenti au sein du pastiche : celui-ci est une méthode singulièrement efficace pour analyser et comprendre le style de l’autre. Il n’est pas si étranger qu’on le pense à la technique de l’autopsie littéraire. Si bien que c’est aussi en pastichant qu’on repousse l’assaillant parce que l’imitation force à une objectivité qui a des chances de rompre le cercle de l’influence. Proust aurait en effet souhaité que ses pastiches paraissent « avec des études critiques parallèles sur les mêmes écrivains, les études énonçant d’une façon analytique ce que les pastiches figuraient instinctivement (et vice versa), sans donner la priorité ni à l’intelligence qui explique ni à l’instinct qui reproduit12 ».

C’est peut-être pour cette raison que, chez lui, le monde des influences offre, au premier abord, un spectacle moins tourmenté que chez d’autres. Car le pastiche y est familier, presque sympathique. Il s’agit d’une vieille connaissance pour celui qui avait, dit-on, comme Flaubert et Max Jacob, l’art d’imiter la manière de parler de ses amis. Sa correspondance abonde en pastiches de tout genre et, toute sa vie, même après la publication de ses célèbres imitations d’écrivains de L’Affaire Lemoine, il a pastiché. La liste de ses victimes est longue : Jules Lemaître, La Bruyère, Flaubert, Mme de Sévigné, Balzac, Mallarmé, Maeterlinck, Hugo, Morand, Chateaubriand, Renan, Sainte-Beuve, Saint-Simon, les Goncourt... Sans compter tous les pastiches qu’il annonce dans sa correspondance, qu’il ne réalisera pas, et tous ceux qu’il dissimule dans ses œuvres13. Mais, sous la légèreté de L’Affaire Lemoine, on voit percer par endroits une lutte anxieuse du Moi contre l’incursion de l’autre encouragée par le pastiche14. Or dans ce recueil, Proust ne nous permet pas de savoir comment il se positionne vraiment face à ceux qu’il travestit, démultipliant les jeux de miroir où le pastiche, le style, le rapport à soi et à l’autre, ne cessent d’être questionnés. Plus que bagatelles ludiques, ces innombrables reflets laissent deviner une tentative de mettre la singerie sous surveillance, d’en jouer lucidement pour ne pas en être la dupe. Mais la distance arborée avec ses cibles n’est souvent que de surface. Ce sont pour la plupart des écrivains qui le hantent, dont il est nourri, auxquels il risque toujours de s’identifier. Les critiques formulées contre Sainte-Beuve, dans le pastiche qui lui est consacré, épinglent par exemple des défauts que Proust craint peut-être pour lui-même. La stigmatisation implicite du snobisme de Balzac, à travers son goût pour les noms de la haute société, harponne elle aussi une tentation que Proust et le narrateur de La Recherche connaissent on ne peut mieux.

En même temps, le recueil a cette étrange particularité : le monde des lettres s’y réinvente discrètement. Proust n’a pas peur d’attribuer à Flaubert un nouveau roman, de mettre en doute, dans le pastiche de Renan, l’unité et la paternité de La Comédie humaine (qu’on pourrait dater de pas loin de deux siècles avant Voltaire) ou d’affirmer que les Chansons des rues et des bois sont un centon attribué à tort à Victor Hugo. Très clairement, Proust, qui réfléchit sur une affaire de faussaire, montre que la littérature n’est guère différente, que le grand écrivain, et lui-même, sont tous des Lemoine en puissance. L’attribution d’une œuvre à un auteur par son style : voilà ce qui nous est désigné comme impossible. Pourquoi ? Parce qu’une manière d’écrire s’attrape aussi bien qu’un tic et que, comme les Chansons des rues et des bois et comme le recueil, toute œuvre est un camaïeu produit par l’assemblage de différents styles. Telle est la corrosion souterraine qui s’en prend à l’identité des œuvres et des auteurs, et qui rassure en creux le pasticheur sur sa démarche.

Mais Proust est surtout on ne peut plus présent en arrière-plan de ses pastiches. Il se transforme souvent en pasticheur transgressif, fermement résolu à ne pas se laisser excommunier des univers qu’il mime et dont il force les portes à plusieurs reprises. Sa voix est intempestive ; elle refuse de se taire : on l’entend derrière celle de ses pastichés et on entrevoit plusieurs caractéristiques de son style qui se diffusent comme malgré lui. Lorsqu’il singe par exemple Renan, il lui fait malicieusement dénoncer la platitude des traductions de Ruskin signées Marcel Proust, alors que c’est cette inconsistance qu’il récuse lui-même chez Renan. Il se transforme de la sorte parfois en un personnage à l’intérieur de ses pastiches comme pour ne pas disparaître devant l’univers de l’autre. Ainsi du pastiche des Goncourt qui relate rien moins qu’un duel de Proust avec Zola. Celui de Saint-Simon dévie à divers endroits pour citer de manière élogieuse plusieurs des relations mondaines de Proust, comme si le pasticheur extorquait à son modèle sa manière de procéder pour se l’approprier. Plus encore : comme si, ayant conscience de ce travers blâmé par le pastiche, il se l’autorisait momentanément sous le masque de l’autre et grâce à la protection autorisée par la distance critique. Proust finit ainsi par devenir le centre de gravité dérobé de cet univers qui, malgré son caractère fragmentaire, se raffermit en un tout. Le monde du pasticheur vient contaminer celui du pastiché, comme pour mieux le superviser au lieu d’en être le valet. Tout nous montre un Proust refusant d’abdiquer sa souveraineté au moment où il détourne la plume d’autrui. Une situation tout à fait exemplaire qui nous prouve à quel point la peur de la dépossession est puissante et contraint en retour à ces efforts subversifs pour réintroduire le Moi dans ce qui risque à tout moment de l’éconduire.

C’est que Proust est tourmenté par l’idée que le pastiche pourrait lui glisser des mains, que l’autre se mettrait à griffonner sur sa page lorsqu’il écrit sa propre œuvre. C’est alors pour mettre à l’épreuve sa faculté à dompter une imitation impulsive, sauvage et rétive, qu’il pastiche. De sorte qu’il répugne à ce que ses pastiches soient directement démarqués de phrases précises de ses modèles. Ce serait baisser les bras devant une expropriation définitive. Il cherche à ne jamais reproduire des passages à peine modifiés de l’œuvre imitée mais à en enfanter de nouveaux en assemblant des marqueurs spécifiques du style usurpé. Pas plus que l’ersatz, le fac-similé n’est plébiscité : il est impératif de forger une nouvelle œuvre qui aurait pu être de la main du pastiché. Voyez par exemple l’indépendance conférée au pastiche de Flaubert grâce au commentaire qu’en fait le pastiche de Sainte-Beuve qui le suit comme s’il s’agissait d’un nouveau roman de l’auteur de Madame Bovary. C’est le fantasme de Pygmalion qui est à portée de main : le pasticheur se fortifie à mesure que ses pastiches accèdent à une existence autonome qui pourrait devenir réelle. Il convient ainsi de se distinguer des « plats imitateurs15 », notamment de Bergotte, qui n’avaient pas compris que « le genre Bergotte »« était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés » car la beauté du style des grands écrivains est « imprévisible » : le véritable pasticheur n’est pas un singe servile mais un créateur authentique qui ajoute génialement aux œuvres déjà existantes d’un auteur.

Mais on n’en a pas fini avec la peur pour autant, une peur endémique et désolante. Paradoxalement, les pastiches sont le lieu d’une hantise du pastiche, comme si Proust était fermement convaincu que, façonnant une œuvre neuve de l’auteur spolié, il faisait tout autre chose qu’une imitation. Et cette panique ne s’apaise pas, elle peut refaire surface à tout moment : « J’ai eu deux souvenirs involontaires. J’en suis si désolé que cela m’engagerait à réimprimer ces petits pastiches rien que pour enlever les deux phrases (deux sur l’ensemble des pastiches) qui semblent un peu démarquées16. » Deux phrases que Proust appelle « deux taches affreuses ». Paradoxe d’un pasticheur qui se refuse au pastiche en tant que tel. Ou du moins au pastiche qui tend à la copie. Et l’imitateur d’ajouter : « J’ai tout le temps peur de faire de nouvelles découvertes. » Si Proust vit ainsi avec la peur au ventre, le rêve d’une création mimétique authentique le tranquillise pourtant : « Je ne fais jamais de pastiches plus ou moins involontaires dans mes œuvres. Cela me donne plus de plénitude et de gaieté quand j’en fais ouvertement17. » Le décret est catégorique : « Je suis l’ennemi de tout pastiche, excepté quand il est voulu, et encore18 ! »

Un remède dans le mal

Pour lutter contre l’autre, il est donc clair que l’attitude qui consiste à exorciser les maléfices mimétiques en s’y livrant pour mieux les pulvériser est la plus dangereuse de toutes. Voyez Perec chez qui les pastiches ne sont nullement dénués d’une visée cathartique et d’une angoisse sporadique qui se niche sous le piédestal des maîtres. Ce dernier est en effet entré en écriture comme un cambrioleur : en prenant la plume d’un autre, et pas des moindres, Flaubert. Avec Les Choses. Écoutez donc sa confession, clairvoyante et sage : « il s’agissait d’un accaparement, d’un vouloir être Flaubert19 ». Or la définition du pastiche proposée dans Un cabinet d’amateur, qui érige l’imitation en représailles contre le monde de l’art, en reprend étrangement les termes, évoquant « un processus d’incorporation, (...) un accaparement : en même temps projection vers l’Autre, et Vol, au sens prométhéen du terme20 ». Le pasticheur a dérobé le feu sacré. Dans le croisement du mythique et du psychanalytique, son hybris est une pulsion primordiale qui, dans le conflit avec l’autre, fait lien avec lui. L’accaparement en réponse à l’accaparement : le pastiche chez Perec est thérapeutique à plus d’un titre. Comme chez Proust, il recèle une inestimable « vertu purgative, exorcisante21 » contre le style de l’autre et contre l’« intoxication flaubertienne ». Une propédeutique dont la réussite est sanctionnée chez Perec par cette impression qu’avec La Vie mode d’emploi la subjugation face à l’auteur de L’Éducation sentimentale a enfin laissé place à plus de quiétude, à ce qui a fini par se muer en un « arpentage22 » moins pulsionnel. L’imitation ramène ainsi par touches un archaïque conflit œdipien avec des Pères, dont témoigne aussi La Disparition qui raille souvent la psychanalyse. Voyl, angoissé par l’indicible de son origine, ne recourt pas à un analyste, mais à un oto-rhino, pour guérir sa voix. À mal radical, traitement radical : l’écriture de son journal intime est une propédeutique essayée pour retrouver voix au chapitre du Moi. Or elle a cette étrange spécificité de receler d’innombrables pastiches si bien que c’est l’écriture imitative qui est mise en concurrence avec la recherche des origines propre à la psychanalyse. Caisse de résonance des autres dans le je et vice versa, le pastiche semble être le fils caché d’Esculape. Perec, en tout cas, y croit lorsqu’il rêve de soigner les maux de la filiation par la filiation des mots. C’est aussi ce dont s’amuse La Place de l’étoile de Modiano. Mais l’intoxication a changé de sujet et on pourrait lui faire changer de nom en l’appelant désormais une « intoxication proustienne ». Oriane de Guermantes s’est en quelque sorte réincarnée en Véronique de Fougeire-Jusquiames qui adresse ce conseil au narrateur pasticheur : « Vous n’allez pas gaspiller votre jeunesse en recopiant À la recherche du temps perdu23 ? » C’est-à-dire en faisant comme Proust lui-même qui pastichait pour ne plus pasticher. Mais la surenchère ironique est notable puisque tout le récit du narrateur est justement un immense pastiche cathartique. Car le paradoxe est bien souvent que, pour fracasser le talisman d’une œuvre ou d’une écriture, l’imitation est un remède dans le mal dont les résultats ne sont jamais assurés. Imiter au plus près : c’est l’une des voies pour brûler ce qu’on a adoré et s’en émanciper. Pour évacuer la proximité, donner une fois pour toute sa place au désir d’être l’autre et en être quitte.

 

Le cas de Proust est ici célèbre. Il mérite qu’on y revienne plus longuement. Avec lui, le pastiche est visiblement homéopathique : il aide à traiter l’imitation par l’imitation, le mal par le mal, pour naître à soi-même au contact des autres, sans se laisser engloutir par ces autres. « Le tout, confie-t-il, était surtout pour moi affaire d’hygiène ; il faut se purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d’en faire ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust quand j’écris mes romans24. » Ou encore :

« Pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire, pour pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire25. »

Être soi et rien que soi : le thème épouse, dans les déclarations de Proust, d’innombrables variantes ; et avec elles, nous comprenons à quel point l’espoir de pasticher pour ne plus pasticher nécessite d’être dit et redit, assuré et réassuré, tant son triomphe est douteux, voire improbable.

C’est que l’œuvre n’est pas un massif à part, une île séparée des pastiches de L’Affaire Lemoine par un océan infranchissable. Elle est un carrefour soumis aux vents contraires des influences et des dettes. Le « à la manière de », redoublé par la propension de chacun à citer les grands auteurs, y est la marque distinctive d’un certain nombre de personnages comme la grand-mère qui pastiche Mme de Sévigné et d’autres moralistes, Bloch avec Leconte de Lisle, Legrandin avec Renan et Chateaubriand, Mme de Villeparisis avec Sainte-Beuve, Charlus avec Balzac. Si bien que l’affaire du style et de l’imitation ne cesse d’y être explorée en tout sens. Mais au sein de la cohorte d’écrivains qui essaiment ici ou là, trois modèles forts prédominent, trois écrivains qui sont aussi trois pastichés de L’Affaire Lemoine : Saint-Simon, les Goncourt et Flaubert. Ces présences nous font dire que la valeur exorcisante du pastiche n’est en rien définitive. Qu’il s’agit, lorsque l’emprise est tenace, de la renouveler.

Pour nous en assurer, il convient d’abord de réserver une place de choix au pastiche du journal des Goncourt dans Le Temps retrouvé, dont on a tant parlé26. Celui-ci est présenté comme un inédit des Goncourt qui peint le salon Verdurin. Mais le narrateur ne reconnaît pas ces personnes qui lui sont pourtant familières. C’est que le style des Goncourt est passé par là. La métamorphose qu’il provoque est spectaculaire : les hommes et les choses ont presque été convertis en objets d’art. Même un M. Verdurin fait sa mue pour devenir un ancien critique d’art renommé. Devant cette transformation magistrale, le narrateur se dit que, lui, n’a aucun don, ne sait pas voir. Voilà une confession à mi-voix au sujet d’un sentiment de douleur et d’impuissance éprouvé par le jeune Proust face à l’un de ses modèles. Or le texte n’est pas placé au hasard dans le roman : il se situe juste avant le dénouement et la décision du narrateur d’écrire. Mais aussi : juste avant la célèbre définition du style comme vision du monde et l’éloge d’une esthétique de la métaphore. Tout nous dit donc qu’avant d’en arriver là, il faut une dernière fois faire le point avec ses modèles pour mieux les liquider en les pastichant. Il y a ici comme une confrontation finale avec les Goncourt qui ne concerne pas seulement l’aspirant romancier qu’est le narrateur, mais aussi Proust lui-même. Car le texte est une réplique faite au tableau des Verdurin que nous avons déjà lu, celui que Proust, via le narrateur, a lui-même réalisé. C’est ce rapprochement qui génère une sorte de conflit avec les Goncourt, leur vision du monde et leur style, qui s’esquisse et qui vire aussi à l’autovalorisation personnelle. Mais cette tendance, propre aux Goncourt, à esthétiser le réel, à en détourner les éléments vers des objets d’art, Proust n’en est pas vraiment préservé et c’est assez souvent que le lecteur a pu le constater. Elle est certes discréditée ici, parce qu’elle ne correspond pas à la vérité des choses et des êtres, mais elle n’est pas abrogée définitivement, ni par le pastiche des Goncourt dans L’Affaire Lemoine ni par celui de La Recherche. Si bien que ces deux pastiches des Goncourt, qui ont été une tentation de style pour Proust, ont quelques affinités avec des autopastiches, ou du moins des autopastiches de ce qu’aurait pu être l’écriture de Proust s’il s’était agenouillé devant le temple du mimétisme et n’avait pas endigué ses pulsions pasticheuses en imitant.

N’oublions d’ailleurs pas que Proust s’était mis en scène dans le pastiche des Goncourt de L’Affaire Lemoine : un aveu qu’il est directement concerné par leur écriture ? Peut-être bien. Mais la situation qui y est narrée est fantaisiste et déroutante : un duel avec Zola déclenché par l’admiration sans borne de Proust (personnage) pour Léon Daudet. Dans ce pastiche, Proust se grime lui-même, non sans malice, en adorateur fanatisé et endiablé, prêt à en venir aux armes pour défendre le style de son modèle. Certes, Proust ne s’est pas campé en lecteur dévot des Goncourt ou de Flaubert. Mais notez au passage que cet émule de Daudet le met sur le même plan que Saint-Simon. Le tourniquet des modèles proustiens a plus d’un tour dans son sac et il déplace de façon très symptomatique son admiration sur un autre objet comme pour avouer le mimétisme en en dissimulant la cible. Ajoutons encore que les Goncourt ont pu reprocher à Zola de les plagier et il est alors piquant de voir Proust s’opposer à l’hypothétique plagiaire des Goncourt alors même qu’il est en train de les pasticher. Mais voilà beaucoup de bruit pour rien, semble nous dire Proust : l’affaire s’achève lorsque les Goncourt apprennent, passablement déçus, que Proust (personnage) n’est pas mort pour ses convictions stylistiques et que Lemoine n’a pas trouvé de système pour créer de faux diamants. Bref, la fièvre sectaire pour des modèles tout comme le triomphe des faussaires (traduisons : des pasticheurs) connaît ses limites. La seule imitation réussie n’est finalement autre que celle du pastiche que nous lisons.

Reste Flaubert. Le grand modèle. C’est bien à son sujet que Proust est le plus catégorique quant à l’action purgative du pastiche. C’est que cette influence a été l’une des plus obstinées et des plus durables, sensible par exemple dans Jean Santeuil. C’est en parcourant d’abord L’Affaire Lemoine qu’on comprendra son rôle essentiel. Le troisième pastiche, « Critique du roman de M. Gustave Flaubert sur l’“Affaire Lemoine” par Sainte-Beuve, dans son feuilleton du Constitutionnel », vient par exemple introduire obliquement l’étude théorique du style de Flaubert. Or certaines analyses proposées sont des pastiches ludiques et satiriques de Sainte-Beuve27 quand d’autres font écho aux réflexions personnelles de Proust sur l’écriture de Flaubert. Il devient dès lors difficile de distinguer ce qui relève de l’analyse de la prose de Flaubert propre à Proust et ce qui relève du pastiche de l’analyse littéraire de Sainte-Beuve. Les deux se confondent à tel point qu’on a le sentiment que Proust aurait réussi, au cours du pastiche de Flaubert qu’interprète celui de Sainte-Beuve, à devenir, pour un temps, Flaubert en personne. Dans ces va-et-vient incessants, se dit un double mouvement dont Flaubert est le noyau : attraction irrésistible et effort pour lui résister. Rappelons ici une anecdote qui n’est pas sans intérêt : Proust avait d’abord songé à un pastiche de Sainte-Beuve non sur Flaubert mais sur lui-même, Marcel Proust. Le psychanalyste aurait certainement beaucoup à dire sur cette substitution de soi comme objet de réprobation amusée par Flaubert qui est aussi et surtout un père littéraire.

Mais pour mesurer pleinement les enjeux de la catharsis pasticheuse contre Flaubert, il est un dernier pastiche de La Recherche à examiner, qui précède celui des Goncourt et l’éclaire, celui du narrateur par Albertine qui « avait pris notre habitude familiale des citations28 ». La jeune fille débite un célèbre morceau de bravoure : la description des glaces29. Contrairement au pastiche des Goncourt, un modèle habite le texte en tapinois et n’est pas nommé : Flaubert. Car, en filigrane, on discerne un pastiche de la pièce montée de Madame Bovary. C’est-à-dire l’imitation d’une description si élaborée, si saturée de métaphores sexuelles et architecturales, qu’elle met en péril le réalisme et interdit presque de se représenter le gâteau de mariage. La conclusion perce sous le sceau du secret : ce pastiche rejoue à nouveaux frais « l’intoxication flaubertienne » jusque dans son thème sexuel, architectural et alimentaire. Jusque dans ce trop-plein de gourmandises et de friandises à la limite de l’écœurement. Cette scène où des glaces sont léchées et avalées avec complaisance et ravissement nous parle aussi du goût des mots, de l’architecture des phrases, du plaisir des rythmes, des couleurs du style d’autrui lorsqu’ils excitent notre palais. De la volupté qu’il y a à faire glisser dans sa propre bouche, sur sa propre langue, les confiseries stylistiques de l’autre. Mais encore : du rapport proprement érotique que le fasciné entretient à l’égard du fascinateur, dont le couple d’Albertine et de Marcel fournit un double troublant.

Or ce texte est aussi un autopastiche de son propre style par Proust puisque Albertine imite Marcel en grossissant certains de ses traits pour s’en moquer. Albertine, pastichant le narrateur, qui pastiche en même temps Flaubert sans le savoir : dans cette énième substitution d’un modèle, l’alter-ego de Proust incarne une écriture excessive, presque difforme, moquée par le texte, qui se fait sous la coupe de Flaubert. Voici l’image d’un style qui ne s’est pas dépris des sortilèges de la fascination. Mais son extériorisation, l’exhibition outrée qu’en fait Albertine pour le narrateur, opère comme un révélateur : ce pastiche lui permet de prendre conscience des défauts majeurs de cette écriture sous influence. N’est-on pas alors amené à lire ce texte en regard du pastiche de Sainte-Beuve dans L’Affaire Lemoine qui critiquait justement la gratuité de certaines images chez Flaubert30 ? L’architecture démentielle de ces glaces sexualisées n’en est-elle pas un exemple probant ? D’où cette possibilité que nous avons déjà entrevue dans le pastiche des Goncourt de La Recherche : ne serait-ce pas une mise en garde adressée à Proust lui-même pastichant Flaubert, s’abandonnant à cette magie de l’image et de la langue ? Si le style de Flaubert est discrètement condamné, l’ambiguïté est la même que dans la critique de Flaubert par le pastiche de Sainte-Beuve : cette dénonciation se mâtine de révérence et le pastiche des glaces autorise finalement le style de Flaubert à s’infiltrer dans La Recherche avant sa clôture. Il permet, avant de refermer le livre, de s’adonner encore une fois à la tentation qui a toujours été réprimée et refoulée, gardée sous contrôle. Plus que limoger le trop-plein admiratif, le pastiche chez Proust est donc surtout cette opération incantatoire qui, pour étouffer l’autre en l’imitant, satisfait, au moins temporairement mais avec mauvaise foi, le désir d’être cet autre.

Mais il y a plus. Car, par l’autopastiche, Albertine se soulève contre l’autorité de son maître, Marcel, se dérobe à son influence, confortant la perception proustienne du pastiche comme catharsis devant l’autre. Or cette purgation joue aussi sur Marcel qui se délivre de ce qu’il aurait pu être en se laissant glisser sur sa pente flaubertienne. Car il prend conscience, en s’entendant parler dans la bouche d’Albertine, du phénomène même de l’influence littéraire qui n’est pas sans analogie avec la relation amoureuse : « certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m’aimer, elle est mon œuvre31 ». La confusion est notable ici puisque le constat de Marcel, qui se borne au plan amoureux, peut facilement être transposé sur le plan littéraire en lisant dans un autre sens « elle est mon œuvre ». Comme si Marcel était l’origine de cette parole alors même qu’il ne la produit pas. L’autopastiche désigne cette opération inouïe qui préside à l’écriture et où l’œuvre échappe à l’auteur parce qu’elle est le fruit d’influences qui, quoi qu’il fasse, agissent sur lui en sourdine. Mais il existe encore une ambiguïté dans ce texte parce qu’il se donne comme le constat terrifié de se voir à l’origine d’une emprise si forte sur quelqu’un qu’elle aboutit à une sorte de monstruosité esthétique. C’est-à-dire que l’autopastiche paraît annoncer non pas simplement la fin de l’emprise flaubertienne mais proprement la possibilité d’une intoxication proustienne, analogue à celle que le narrateur engendre sur Albertine. Si bien que, sous l’apparent adieu à Flaubert, Proust trahit le fantasme d’être enfin devenu Flaubert, non en imitant son style, mais en imitant son pouvoir hypnotique.

La tricherie de principe (Stendhal)

Stendhal. Lorsque nous prononçons ce nom, c’est la singularité de son œuvre qui nous vient à l’esprit. Sa manière propre de repenser le réalisme, de mettre en place une écriture alerte, simple et naturelle. Et encore son goût pour les fraudes littéraires, les jeux sur l’identité et le pseudonyme. Mais toutes ces particularités, il faudrait aussi, pour apprécier toute la profondeur de leurs intempérances, les contempler à l’aune d’une donnée qu’on méconnaîtrait un peu vite tant l’œuvre se drape dans les atours chamarrés du non-conformisme : Stendhal fut un lecteur dévot, un adorateur emporté. Celui qui avait beaucoup lu, avec passion et enthousiasme, fut sidéré par une impressionnante série de modèles dont Montesquieu, La Bruyère, Voltaire, La Harpe et surtout Rousseau32. La liste des œuvres et auteurs qu’il convoque est copieuse : l’Arioste, Pétrarque, Le Tasse, Cervantès, Shakespeare, Fielding, La Fontaine, Molière, Corneille, Racine, Mme de Lafayette, Boileau, Burke, Laclos, Sterne, Chateaubriand, Sand, Scott, Byron33... Mais plus qu’attester de l’impressionnante étendue d’une culture, cet arsenal fait rayonner une ferveur indissociable d’une angoisse larvée et éperdue, d’une nécessité irrépressible de se définir par rapport aux autres écrivains afin de prendre place dans ce panthéon. Et Stendhal de faire régulièrement état de ce sentiment qui l’attache aux autres : « Ce n’est pas précisément de l’amour que j’ai pour Montesquieu, c’est de la vénération34. » Plus encore, c’est sa découverte de La Nouvelle Héloïse qui fut un choc, un saisissement. Elle s’était déroulée, nous dit-il, « dans les transports de l’amour le plus fou35 ». Cette passion pour « la plus belle âme et le plus grand génie, Jean-Jacques Rousseau36 », inlassablement relu, la correspondance de Stendhal ne cesse de la rappeler. L’engouement est total. Il tend au culte, s’empare de la plume et de l’homme tout entier.

Mais le jeune Beyle proclame malgré tout son originalité à l’aide d’un mot d’ordre : « aucune espèce de copie37 ». Il brigue un langage neuf et sans prédécesseur. C’est aussi que cette fascination généralisée devient assez vite un fardeau pour celui qui veut écrire. Stendhal finit par découvrir, au milieu de ses ravissements rousseauistes, quelque chose de trop omniprésent, de trop envahissant, peut-être même quelque chose de faux qui touche à la mauvaise foi et la dépossession. « Dois-je en tout parler comme Rousseau ? C’est une question qui m’inquiète38 », se demande-t-il.

Il est donc venu un temps pour amender la vénération mimétique et ses conséquences. Pour se « dérousseausier » et se « délaharpiser39 ». Car le défaut majeur de La Harpe, de Rousseau et de toute sa descendance littéraire, est leur manque de simplicité. « Depuis J.-J. Rousseau, tous les styles sont empoisonnés par l’emphase et la froideur40 », « les phrases de Rousseau ont perdu la langue41 ». Comment s’y prendre ? Le premier remède est de se plonger dans ce qui s’affranchit le plus de ce style déclamatoire et apprêté : celui des idéologues, notamment Destutt de Tracy. L’efficacité de cette lecture, presque propédeutique, repose justement sur tout ce qui la sépare de Rousseau et de ses semblables : l’appel à l’intellect pour canaliser les débordements de l’affect. Comme pour s’habituer à parler autrement, afin de mieux dire adieu à cet univers obsédant et à sa rhétorique excessive. D’où aussi tous ces contre-modèles à imiter, comme Fénelon, Montesquieu, La Fontaine, La Bruyère, Pascal, en raison de la clarté et de la retenue de leur langage. Il faut parfois pasticher certains écrivains pour ne plus en pasticher d’autres. Ces thérapies iront même jusqu’à la revendication d’une source d’inspiration troublante : le code civil. C’est-à-dire un style finalement sans modèle, tendu sur la crête de l’impersonnel, comme pour éviter le môle de l’autre. « En composant la Chartreuse, pour prendre le ton je lisais chaque matin 2 ou 3 pages du code civil. / Permettez-moi un mot sale : je ne veux pas branler l’âme du lecteur42. » L’objectif affiché est clair : ne pas devenir un mystificateur littéraire dans la lignée de Rousseau et de ses homologues.

C’est pourquoi, dès les années 1804-1814, son journal ne cesse de divulguer une sorte d’idée fixe : « Il faut se posséder pour bien parler43. » Se posséder et non être possédé. Car Stendhal a compris une chose essentielle : le style n’est pas qu’une affaire d’esthétique. C’est un commerce identitaire du Moi dans ses rapports étroits, terrifiés ou attirés, vindicatifs ou affectueux, avec l’autre. Et s’il faut se posséder pour avoir un style, il faut certainement aussi inventer son style pour se posséder. C’est depuis cette interaction sous-jacente, qu’un double travail doit être hasardé : un travail d’éducation de la plume et un travail d’élaboration identitaire. Et les deux doivent affronter une exigence impondérable : la désaliénation face aux icônes et aux contremaîtres de l’écriture. La résolution de celui qui ambitionne d’« acquérir la réputation du plus grand poète possible44 » semble ainsi infaillible et audacieuse : « Ne point se former le goût sur l’exemple de mes devanciers, mais à coups d’analyse45. » Avant Proust et Sartre, Stendhal plaide pour une démarche intellectuelle d’étude de l’écriture d’autrui dont le bénéfice serait le refoulement du mimétisme.

L’heure est alors venue pour les lectures en tout sens. Pour dévorer tout ce qu’on a pu écrire par le passé, y compris des dictionnaires de rimes, de synonymes, comme pour éduquer en profondeur l’oreille et la main. Ce moment réflexif est encore un moment mimétique. Stendhal se choisit des mentors stylistiques. Il envisage de traduire le Roland furieux pour se faire la plume, il note régulièrement les phrases de tel ou tel auteur, et précise parfois : « à imiter46 ». Il s’impose une discipline stricte et austère inspirée d’Érasme et de la Renaissance : « me faire un dictionnaire de style poétique ; j’y mettrai toutes les locutions de Rabelais, Amiot, Montaigne, Malherbe, Marot, Corneille, La Fontaine, etc. que je puis m’approprier47 ». Ménageant une part de duplication stylistique et une part de discernement analytique, le projet est en place : inventer une parole personnelle en butinant chez les autres.

 

C’est donc ce vœu péremptoire de violer les secrets du style d’autrui par leur étude pour mieux les contrefaire, qui permet de comprendre pourquoi Stendhal entre en écriture par un geste frondeur : un pastiche si généreux qu’il est plus souvent plagiat dans Vies de Haydn, Mozart et Métastase et Histoire de la peinture en Italie. Pratique qu’on retrouve aussi, plus modérée, dans Rome, Naples et Florence, dérobant plusieurs passages à un Goethe qui, loin d’en prendre ombrage, s’en réjouit, mais aussi dans Racine et Shakespeare, Mémoires d’un touriste, Chroniques italiennes, Filosofia nova.

Or les premiers écrits laissent planer la menace d’un renoncement à conquérir le statut d’artiste et à se forger un style personnel parce qu’ils sont des textes de critique d’art et des plagiats. Mais ces essais, qui dénotent de l’admiration pour les hommes de génie, nous révèlent un Stendhal voulant en sonder les mystères afin, peut-être, d’en connaître les secrets pour les mettre en pratique. Ce sont d’abord ses Vies de Haydn, Mozart et Métastase, qui lui permettent de devenir, le temps d’une œuvre, Louis-Alexandre-César Bombet. Avec ce premier texte, l’imitation et le pseudonyme inquiètent respectivement l’originalité du style et l’assurance identitaire du nom propre. Voilà comment Stendhal goûte dès le départ aux délices de l’altérité la plus capricieuse puisque le texte est un remarquable patchwork tressant ensemble les analyses de plusieurs critiques. Faisant main basse sur les mots et les textes non d’un autre mais de plusieurs autres, parfois copiés sans scrupule, parfois résumés, malaxés et digérés, Stendhal se diffracte à travers plusieurs êtres ; et c’est seulement dans cette pluralité que Louis-Alexandre-César Bombet et son style naissent. Or ce texte est créé au moment où Stendhal interrompt son journal, et la coïncidence n’est peut-être pas fortuite : tout se passe comme s’il se heurtait à l’insuffisance du Moi-je du diariste et la contrait avec ce Moi qui est d’autres grâce au sauf-conduit délivré par le plagiat. D’autant mieux que, comme avec son Histoire de la peinture en Italie puis les Promenades et les Mémoires, le texte est farci d’un certain nombre d’appréciations personnelles qui maintiennent, au sein de la dérive identitaire, quelques amarres avec soi, ou du moins avec une autre identité que celle du texte décalqué.

 

Le plagiat, auquel on ne prêtait que des vices, aurait donc ses vertus. Ce sont ces premiers pas, dans ce qui ne devint jamais une carrière, qui ont donné l’impulsion décisive à une écriture rusée, à un rapport à l’autre et à soi tumultueux. Il est cependant assez rare qu’on sorte tout à fait indemne du plagiat. Épousez l’autre, marchez sur ses brisées, compilez ses textes, dévalisez ses mots, et vous ne pourrez plus concevoir la littérature de la même façon. Le résultat ne se laisse pas attendre : l’œuvre de Stendhal badinera avec les ruses identitaires et textuelles, elle s’élèvera à un art de vivre où se donner congé permet de se recréer. Ainsi des citations, dont s’amuse Stendhal dans ses œuvres et qui peuvent être inexactes, vraies mais attribuées à de faux auteurs, ou fausses mais référées à de vrais auteurs. Cette inscription irrégulière et téméraire des mots d’autrui est une trahison concertée, une infidélité répétée à tous les modèles, une manière de dissiper le déjà-dit tout en l’accueillant. Et cette duplicité constante n’est pas séparable du grand carnaval des pseudonymes qui a fait de l’écriture de Stendhal une griserie incessante, un vertige du changement identitaire, impliqués dans l’imitation et le plagiat. « Je porterais un masque avec plaisir ; je changerais de nom avec délices48 » : la confidence est tout sauf un mea culpa. L’essentiel est de ne jamais se laisser enfermer, être un et définitif, que ce soit dans un style ou dans un nom. Car l’imitation et le nom, de toute façon, sont frère et sœur ; et Stendhal nous le confirme plus que quiconque. D’où cette double postulation contradictoire, qu’on retrouve aussi chez Gary : ne pas être captif de soi et affirmer son Moi. Tel est le paradoxe de l’égotiste qui se fuit.

Mais Stendhal n’en a terminé ni avec la contrefaçon ni avec le harcèlement de ses aînés. Son écriture restera chevillée à eux, voire entravée, par le biais d’une mémoire visitée, presque confisquée. En 1838, il note : « Après tant d’années que je n’ai lu ce passage des Confessions, je me rappelle presque les paroles de cet homme tellement exécré des âmes sèches49. » Ce sont les mots mêmes de Rousseau qui rythment le souvenir. Qui donnent le ton de la mémoire. Comment dès lors, dans cet état de possession radicale, s’aventurer à l’intérieur du fief rousseauiste par excellence, l’autobiographie ? Comment narrer sa propre vie sans laisser par endroits la parole à Rousseau dans une sorte de ventriloquie subie ? Or dès 1814, un projet autobiographique prend corps. Mais il n’a pas d’autonomie en soi. Il se pense par mimétisme face à celui du citoyen de Genève. Il est une sorte d’impératif dicté par l’admiration, à la fois pour faire chorus avec le modèle et pour s’en distinguer. La hardiesse de l’initiative devient évidente quand Stendhal, sentant le risque du pastiche, envisage pourtant d’écrire une « traduction des Confessions de Jean-Jacques en style à moi, plaisant exercice pour me former le style50 ». Ce désir de faire ses gammes sur le clavier du maître n’est pas indifférent. L’écriture y est désignée comme une translation, proche de l’exercice scolaire qu’est le pastiche, où l’on apprend à écrire en imitant les grands textes de la littérature.

Mais Vie de Henry Brulard, s’il est l’aboutissement de ce programme, ne sera pas seulement le travail d’un écolier malicieux. On peut assurément s’accorder avec Stendhal qui appelle son projet ses « Confessions, au style près, comme Jean-Jacques Rousseau, avec plus de franchise51 ». À lire Vie de Henry Brulard, on ne peut effectivement qu’être stupéfait par ce sentiment de réminiscence, voire d’effraction, de l’univers des Confessions. Les convergences thématiques sont innombrables : le désir de parvenir, le triomphe du mérite sur la naissance, le rôle des femmes, la musique... Parfois même, Stendhal semble pris de scrupules et fait sortir l’autre de sa cachette. Il précise ainsi que Camille Poncet « ressemble beaucoup à ces charmantes femmes de Chambéry (...) si bien peintes par J.-J. Rousseau (Confessions)52 ». Il ajoute aussi : « J’ai quelques années après retrouvé trait pour trait le portrait de ces bonnes gens dans les Confessions de Rousseau53 ». Il note dans le même esprit : « Je suis en Italie, c’est-à-dire dans le pays de la Zulietta que J.-J. Rousseau trouva à Venise, en Piémont dans le pays de Mme Bazile54. » La moindre personne, le moindre lieu, le moindre événement sont susceptibles d’occasionner un retour du refoulé rousseauiste. Mais tout cela se fera « au style près ». Est-ce cependant si sûr ? Car le lecteur en vient parfois à soupçonner les mots de Rousseau de s’infiltrer en contrebande dans ceux de Stendhal. Un nombre non négligeable de ressemblances stylistiques le confirme à telle enseigne que lire Vie de Henry Brulard à la lumière des Confessions occasionne par moments un trouble, proche de l’inquiétante étrangeté.

Mais ces convergences, notoires ou clandestines, nous encouragent surtout à examiner les fondements des deux projets autobiographiques qui, tous deux, allèguent la sincérité plus que la vérité des faits. Et toutefois, il y a, dans le lointain, une « peur de mentir avec artifice comme J.-J. Rousseau55 », et la prétention de rédiger des confessions avec « plus de franchise ». La sincérité rousseauiste apparaît paradoxalement à Stendhal, après tant de luttes et de fraternisations avec le mimétisme et les fraudes identitaires, comme partiellement construite et factice. Celui qui fut le chantre furtif du pastiche, du plagiat et du travestissement n’arrive pas à croire que la parole originale de Rousseau dame le point à sa propre parole. C’est que les tromperies et les mystifications littéraires sont parfois plus franches que les pétitions de principe de la sincérité. Songeant à son tenace désir d’écrire sa vie sans l’indexer sur le canevas des Confessions, Stendhal en arrive alors à une sorte de réponse implicite à Rousseau : « Cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait, au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes56. » Si le modèle de Rousseau se tapit ici en coulisses, il soulève le rideau pour entrer en scène dans un autre moment où une défiance similaire resurgit face à l’omniprésence du je :

« Qui diable aura le courage (...) de lire cet amas excessif de je et de moi ? Cela me paraît puant à moi-même. (...) Oserais-je ajouter : comme les Confessions de Rousseau ? Non, malgré l’énorme absurdité de l’objection, l’on va encore me croire envieux ou plutôt cherchant à établir une comparaison effroyable par l’absurde avec le chef-d’œuvre de ce grand écrivain57. »

La remontrance, à peine ébauchée, tombe à l’eau. Stendhal ne parvient pas à croire au nombrilisme de Rousseau, alors que celui de Chateaubriand est flagrant. D’autant plus qu’il a peur qu’on interprète son geste comme une forme de jalousie ou de rancœur, un refus de paternité. Demeure toutefois que, à l’aune des accointances entre autobiographie, influence de Rousseau et protestation contre l’égocentrisme infatué du Moi, les tricheries stendhaliennes qui ont nourri son écriture depuis le début nous apparaissent tout autrement : elles sont des échappatoires au modèle existentiel et esthétique de Rousseau, celui de la sincérité. C’est que celui-ci présuppose une identité cohérente et unique associée à un style original et affranchi. Pour Stendhal, là réside le plus grand mensonge qui soit, mensonge existentiel et littéraire qui a été l’artisan de son envoûtement.

L’imitation et la copie : vers l’originalité du rien (Flaubert)

On considère souvent, et à juste titre, que du romantisme naquit notre conception paroxystique du génie singulier autour de laquelle notre rapport à l’imitation s’est altéré. Mais il n’est pas le seul à devoir être pris en compte. En s’y limitant, on passe sous silence un autre moment, moins discernable, parce que beaucoup plus ambigu et contradictoire dans ses enjeux, et aussi parce qu’il n’a pas mis en œuvre directement ni une pratique ni une théorie explicites de l’imitation. Ce moment fut celui de Flaubert. C’est non seulement lui qui a forcé plusieurs générations d’écrivains à vivre dans la peur de l’influence et de l’imitation mais c’est aussi lui qui a complexifié les rapports entre modèle, copie et imitation. Là se tient une césure intellectuelle majeure dans la conception du rapport mimétique des hommes et des écrivains avec la littérature et le style.

La méditation fiévreuse de Flaubert sur l’originalité du style est en effet indissociable d’une interrogation permanente sur l’imitation, dans toute sa généralité, et sur les discours, en particulier sur leur puissance mimétique. Un questionnement sans cesse relancé sur la force de sidération des mots, sur la lecture et son emprise. Que sont Emma Bovary, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, sinon des victimes du papier ? Des envoûtés de l’écrit. Des imitateurs inconscients de postures qui ne sont pas les leurs et que, le plus souvent, un texte désigne à leur désir.

Or les œuvres de jeunesse de Flaubert ont partiellement été écrites sous influence. Les mots d’autres écrivains transpirent un peu partout dans les siens. Et c’est avec Madame Bovary qu’il a pris l’initiative de fortifier l’originalité de son écriture en imitant non pas le style des autres écrivains mais la parole générale, le discours commun et ses stéréotypies, la moutonnerie langagière, dans une tension inouïe entre singularité de son écriture et généralité de ce langage grégaire ridiculisé. Il y avait en effet en lui une sorte de hantise, qu’on retrouve dans sa correspondance sous la forme d’un diktat constant de l’originalité du style. Et lorsqu’on pénètre dans son cabinet de travail, on aperçoit un homme produisant un labeur acharné où lire est à la fois une nécessité et une gêne pour écrire. Un écrivain qui prend des notes presque religieusement, qui copie littéralement des ouvrages sur les sujets qu’il souhaite aborder. Il aura lu tous les livres de vénerie qu’il put trouver avant d’écrire son « Saint Julien l’Hospitalier ». Chaque œuvre, et en particulier Bouvard et Pécuchet, est le fruit de lectures innombrables et accaparantes. « Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? – À plus de 1,500. Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur. – Et tout cela ou rien, c’est la même chose58. » Remisant l’accumulation du déjà-écrit dans le rien, Flaubert est un bibliomane qui, pour écrire une seule phrase, est capable de dévorer dix livres dans le seul but d’exprimer un détail unique. C’est seulement dans cette surcharge par les mots des autres qu’il peut dépister le mot juste, le ton exact, et annuler par lui-même ces innombrables discours. Il lui faut leur autorité pour forger son propre timbre.

Mais, à bien le lire, c’est un Flaubert désabusé qu’on rencontre souvent. Lassé, éreinté, au bord de la démission puisque, parfois, « il faut beaucoup lire pour arriver à un résultat nul59 ». Il le confie : « Je n’écris plus, à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit...60 » C’est ce renoncement que Bouvard et Pécuchet met en scène, cette tentation issue du découragement qui fut celui de Flaubert et qu’il a fini par exorciser en l’écrivant. Bouvard et Pécuchet, c’est le livre extrême sur l’impossibilité d’une parole première dont l’outil de réflexion est l’imitation. Le roman prend des airs de bilan désabusé de toutes les connaissances et de toutes les formes d’écriture de l’humanité. L’entreprise des copistes et le livre lui-même se présentent comme une somme compilant les mots de la tribu, les archivant sans parvenir à les organiser ou à les faire signifier. Dans l’ensemble, il se pense comme un immense pastiche et un centon impétueux assemblant des discours contrefaits qui ont tendance à se fondre dans la voix de Bouvard, dans celle de Pécuchet et dans celle du narrateur. Le lecteur est emporté dans un grand charivari de mots qui se mêlent sous le signe de la singerie, comme si les personnages n’étaient plus que la voix des savoirs et des livres.

Or le roman n’est pas une histoire tout à fait originale : c’est certes l’angoisse même avec laquelle Flaubert a vécu mais il est inspiré de la nouvelle « Les deux greffiers » de Barthélémy Maurice. Cette source produit d’un seul coup en nous une sorte de malaise qui oppose plus encore le pastiche raté et la copie stérile de Bouvard et Pécuchet, à la réécriture inventive dont procède Bouvard et Pécuchet et que réalise Flaubert. Cette structure binaire, où Bouvard et Pécuchet interrogent Bouvard et Pécuchet, où la copie et l’imitation questionnent l’écriture originale, nous la retrouvons à bien des niveaux.

Car un fantasme surprenant soutient le projet dès ses premières formes, à savoir celle du Dictionnaire des idées reçues au sujet duquel Flaubert affirme dès 1852 : « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent61. » L’ambition est démesurée et c’est celle d’une somme du déjà-dit interdisant désormais à l’homme toute parole. Ce projet, Flaubert le reprendra pour en faire non le roman mais la suite qu’il avait prévue, « la Copie » et le Dictionnaire. Il propose ainsi de mettre sa plume sous le joug des mots des autres, d’écrire un livre vidé de son auteur, colonisé par le déjà-dit, expurgé de toute originalité, d’accueillir une parole totalement empruntée, impersonnelle, si générale qu’elle devienne le Tout de la langue. Mais le nihilisme d’un tel projet n’est que de surface. Car il s’agit surtout de copier pour devenir la source unique de la parole et l’origine de toutes les imitations. Le paradoxe est si prométhéen qu’il semble bien être l’une des sources de cette singulière posture où Flaubert rêve d’être Bouvard et Pécuchet pour mieux leur résister, pour ne pas demeurer simple imitateur ou copiste.

 

Bouvard et Pécuchet se construit ainsi comme une sorte d’expérimentation des connaissances et des discours par Bouvard et Pécuchet, qui, à force d’échecs répétés, finissent par se priver de leur espoir de devenir des spécialistes d’une discipline ou d’une autre. C’est-à-dire qu’ils capitulent dans leur désir d’incarner un savoir propre dans un style propre. Ils décident alors de se transformer en boîte noire enregistreuse des discours, d’en être les humbles greffiers, de les copier pour les consigner, au départ pour les classer puis sans les discriminer. Le roman pourrait alors se comprendre en deux temps : le premier serait celui de l’imitation, mettant en scène les personnages aux prises avec des discours qu’ils veulent reproduire, confirmer, démentir ou s’approprier ; le second serait celui de la copie, à la clôture du texte. Alors que l’imitation ménage encore une place, même mineure, pour l’individualité, puisqu’elle suppose une démarche d’assimilation, la copie est l’acte littéraire et intellectuel le plus radical qui soit puisqu’elle abandonne tout aménagement de la parole d’autrui. Elle détruit toute possibilité d’une pensée personnelle ; bref elle abolit le Moi. Avec elle, le néant n’a jamais été aussi complet. Car copier c’est s’oublier au profit des discours sur le monde et non pas au profit du monde, mais c’est aussi cesser toute lecture active, réfléchie, presque toute lutte avec les mots et la pensée des autres, encore sensibles dans l’imitation, et qui mettent le Moi à l’épreuve, l’excitent, l’exacerbent, dans la douleur et le plaisir. Le copiste a renoncé à l’inconfort et à l’affolement de l’imitation qui est toujours une prise de risque, une inquiétude ; il s’y résigne et s’y rassure, avec un Moi qui, n’étant plus menacé, mis en cause, peut être vécu dans la tranquillité. C’est pourquoi Flaubert évoque le « plaisir qu’il y a dans l’acte matériel de recopier62 ». D’autant mieux que celui-ci, défaisant un Moi qui n’a pas su trouver l’originalité, est « haine des grands hommes63 » et de leur singularité carillonnée en place publique.

En effet, il convient de ne pas oublier cette structure prévue par Flaubert pour achever son roman. Pour cela, il faut prolonger la lecture du récit par celle du plan qu’avait en tête l’écrivain pour le chapitre XII. Après des échecs de plus en plus retentissants, les personnages ont certes entrepris cette fois de tout simplement copier les discours et de les compiler mais ils découvrent aussi un rapport confidentiel adressé au préfet qui les décrit comme deux imbéciles inoffensifs. Ce texte, qui reprend implicitement leur aventure, serait comme la critique de leurs actions peintes par le roman que nous venons de lire. C’est au sujet de ce document que l’un demande à l’autre : « Qu’allons-nous en faire64 ? » La réponse est catégorique : « Pas de réflexion ! copions ! Il faut que la page s’emplisse. » Cette servilité absolue étonne. Cette absence d’indignation nous révolte. Dans cette métamorphose en copistes d’eux-mêmes, les personnages abdiquent toute volonté critique, peut-être même toute dignité personnelle. Nous refermons le roman en contemplant les deux camarades en train de recopier scrupuleusement la critique de leur propre vie. De la sorte, nous touchons au comble du copiste. À savoir que nos personnages deviennent les copistes des copistes, les copistes ultimes, les copistes de la stigmatisation des copistes, alors que le roman est aussi le pastiche de tous les discours et la réécriture d’une nouvelle sur la copie. Le jeu de miroir atteint une profondeur absolument inouïe où l’orignal et le fac-similé ne peuvent plus être dissociés. Les protagonistes, qui se prennent parfois pour des auteurs avérés sans jamais le devenir, incarnent ainsi comme une possibilité de l’écrivain qui n’a pas été actualisée : celle du découragement devant l’accumulation absurde des discours et du déjà-dit. Et toutefois, il s’agit certainement là d’une simple potentialité du livre et non de ce qu’il serait devenu. Car Flaubert avait prévu de nous livrer le contenu des textes copiés par les personnages à travers son Dictionnaire des idées reçues, des idées chic et le Sottisier, grand mélange de copies, plagiats et pastiches. Il semble donc que Bouvard et Pécuchet se mettent à copier l’origine du roman. C’est-à-dire un grand répertoire de discours et de clichés qui ont nourri le texte. Flaubert nous dévoile d’un seul coup la matière même qui a été imitée. Les échos entre le roman et ces éléments-là, notamment le Dictionnaire des idées reçues, sont d’ailleurs nombreux et concertés. Bouvard et Pécuchet nous apparaît ainsi comme un roman rétrograde, qui remonte l’ordre de la création. Comme si l’imitation de la première partie n’était pas un geste assez radical et qu’il fallait en venir à la copie, à l’origine même de la parole grégaire, fascinante et repoussante.

Mais Flaubert ne s’aventure sur les terres de l’imitation et de la copie qu’en maintenant une recherche acharnée de l’originalité du style. Penser un livre qui tienne par la seule force du style, comme il en a rêvé, un livre qui aurait évacué de lui tout contenu, ne peut se comprendre que dans cette tension entre capitulation de la nouveauté de la pensée et croisade au profit de la nouveauté de la forme. Flaubert a choisi de sacrifier la première pour valoriser la seconde. Il nous assure d’une chose : désormais, seul le style pourra être neuf et inédit65. D’où cette image de la copie, dépréciée de manière si complexe dans un mille-feuille de mises en abyme et d’oppositions avec l’imitation et la création. Parce que, dans la copie, on y abandonne la seule singularité possible : celle du style.

Nous pouvons alors reconsidérer une dernière fois la ligne de conduite de Flaubert à l’aune de cette épreuve que sont pour lui l’imitation et la copie. Derrière ses lectures effrénées, pourrait se profiler le vœu d’arpenter toutes les pensées et les écritures autour d’un objet, d’être sûr que tout est dit, pour pouvoir offrir le fond le plus commun et le plus emprunté, presque le plus vide, seule manière d’abandonner le nouveau de l’idée pour fournir à l’écriture la plus grande singularité, pour la faire resplendir. Le paradoxe serait que seule une pensée éculée, qui s’anéantit d’elle-même, accoucherait d’un style neuf. Que l’imitation serait une nécessité pour atteindre les idées communes et regagner la singularité du style. Tel pourrait être le véritable contenu du livre sur rien : une profusion de discours imités qui met à mal la diversité du réel. L’imitation et la copie seraient donc l’outil indispensable d’une mise à mort puis d’une création originale dont l’unité se trouverait dans ce rien qui menace et terrifie tout imitateur.


1. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 104.

2. Ibid., variante de 1595. Cf. Les Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 428.

3. Ibid., II, p. 427.

4. Ibid., I, p. 316.

5. Ibid.

6. Ibid., III, p. 134.

7. Gustave Flaubert, Correspondance, I, op. cit., p. 425.

8. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », dans Théâtre complet, I, Paris, Lettres modernes-Minard, 1974, p. 48-49.

9. Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 2010 [1948], p. 41.

10. Gustave Flaubert, Correspondance, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 204.

11. Voir sur ce sujet Michel Sicard, La Critique littéraire de Sartre. Une écriture romanesque, II, Paris, Lettres Modernes, « Archives des lettres modernes », 1980, p. 6-9.

12. Marcel Proust, Correspondance, XVIII, op. cit., 1990, p. 380.

13. Sur ce sujet, voir entre autres Annick Bouillaguet, Marcel Proust : le jeu intertextuel, Paris, Éditions du Titre, 1990 et Proust lecteur de Balzac et de Flaubert. L’imitation cryptée, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2000.

14. Pour un commentaire de ces textes, on se reportera notamment à Jean Milly, Les Pastiches de Proust, Paris, Armand Colin, 1970 [1968], et Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 132-160.

15. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, I, op. cit., p. 550-551.

16. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 66.

17. Ibid., XIV, 1986, p. 84.

18. Ibid., IX, 1982, p. 242. Une déclaration rendue d’autant plus problématique qu’il est possible de déceler dans l’œuvre de Proust de nombreux pastiches dissimulés, certains faits pour être repérés et d’autres non...

19. Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », L’Arc, no 79, 1980, p. 50.

20. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 60.

21. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 594.

22. Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », art. cit.

23. Patrick Modiano, La Place de l’étoile, op. cit., p. 29.

24. Marcel Proust, Correspondance, XVIII, op. cit., p. 380.

25. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 594.

26. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 709-717. Sur ce texte, voir entre autres Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, Paris, Flammarion, 1985, Annick Bouillaguet, Proust et les Goncourt : le pastiche du Journal dans Le Temps retrouvé, Paris, Minard, « Archives des lettres modernes », 1997, Paul Aron, « Les pastiches littéraires dans À la recherche du temps perdu », Revue d’histoire littéraire de la France, 1/2012, vol. 112, p. 51-61.

27. Entre autres de ses articles sur Salammbô dans Le Constitutionnel.

28. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 18.

29. Ibid., p. 129-133. Voir sur ce passage, Jean Milly, Proust dans le texte et l’avant-texte, op. cit., ou Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, op. cit.

30. Reproche que Proust prend d’ailleurs à sa charge dans ses analyses critiques (cf. Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 586-587).

31. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, III, op. cit., p. 129.

32. Voir à ce sujet Raymond Trousson, Stendhal et Rousseau. Continuité et ruptures, Genève, Slatkine Reprints, 1999 [1986], Victor Brombert, « Stendhal lecteur de Rousseau », Revue des sciences humaines, octobre-décembre 1958, p. 463-482, ou Brigitte Diaz, « Henri Beyle sous influence », Romantisme, no 98, vol. 27, 1997, p. 41-54.

33. Pour un éclairage plus précis sur ce panorama intellectuel, voir notamment Victor Del Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, PUF, 1962 [1958].

34. Stendhal, Voyages en France, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 635.

35. Stendhal, Vie de Henry Brulard, dans Œuvres intimes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 702.

36. Stendhal, Correspondance, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 2.

37. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, Paris, Le Divan, 1931, p. 33.

38. Stendhal, Œuvres intimes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 617.

39. Ibid., p. 152.

40. Stendhal, Correspondance générale, VI, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 1999, p. 193.

41. Ibid., p. 135.

42. Stendhal, Correspondance, III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 401-402.

43. Stendhal, Œuvres intimes, I, op. cit., p. 198.

44. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, op. cit., p. 123.

45. Ibid., p. 81.

46. Par exemple au sujet de Fénelon dans Mélanges de littérature, III, Paris, Le Divan, 1933, p. 94.

47. Stendhal, Pensées : filosofia nova, 1, op. cit., p. 102.

48. Stendhal, Souvenirs d’égotisme, dans Œuvres intimes, II, op. cit., p. 453.

49. Stendhal, Mémoires d’un touriste, 1, Paris, Le Divan, 1929, p. 165.

50. Stendhal, Mélanges de littérature, III, op. cit., p. 125.

51. Stendhal, Correspondance, III, op. cit., p. 140.

52. Stendhal, Vie de Henry Brulard, op. cit., p. 659.

53. Ibid., p. 660.

54. Ibid., p. 944.

55. Ibid., p. 935.

56. Ibid., p. 533.

57. Ibid., p. 768.

58. Gustave Flaubert, Correspondance, V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 796.

59. Ibid., I, p. 344-345.

60. Ibid., p. 433.

61. Gustave Flaubert, Correspondance, II, op. cit., p. 208-209.

62. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, « Folio », 1979, p. 442.

63. Ibid., p. 447.

64. Ibid., p. 443.

65. On retrouve ainsi la position de Perrault, Pascal, Valéry ou Gide qui ne concèdent à la reprise des idées que pour mieux sauvegarder l’originalité du style.