Rien n’y fait ? Vous êtes toujours un imitateur ? Eh bien, passez par-dessus la crainte que vous éprouvez en imitant. Mettez-vous à l’ouvrage avec fièvre et alacrité. Emparez-vous de ces mots qui vous font peur, jouez-en, repérez-y ce qui vous agace, ce qui tend au tic, forcez le trait. N’hésitez pas à exagérer, à persifler, à vous indigner. Aventurez-vous sur les terres mal gardées de la satire et de la parodie. Mais faites attention à ne pas vous laisser impressionner, à ne pas tomber dans le mauvais goût, à ne pas disparaître devant l’identité écrasante du modèle. Si vous surmontez tous ces obstacles, l’imitation obtenue aura toutes les chances d’être une arme contre l’autre œuvre et l’autre écrivain, destinée à les déconsidérer, à en révéler les faiblesses cachées. Et vous serez certainement surpris de découvrir un faisceau de conséquences inattendues. D’abord, établissant une distance avec votre modèle, vous aurez, comme dans la parodie, mis l’effroi sous scellés. Ensuite, inconsciemment peut-être, vous vous serez rehaussé. Il y a en effet une dose non négligeable d’autovalorisation dans toute imitation destinée à faire sentir ce qui sépare deux pratiques, à indiquer un fossé, à creuser une distance. La critique que vous y opérez trouve d’ailleurs son efficacité dans son caractère concret : elle est une critique performative qui réalise ce qu’elle postule, qui, souvent, propose dans le même temps un contre-modèle. Et, autre raison de vous y livrez : ce genre d’imitations permet fréquemment de prendre place de manière pratique dans un débat théorique sur l’esthétique ou l’éthique de la littérature. Le XVIIe siècle a raffolé de cette littérature collective, inscrivant l’esthétique dans la mondanité, à travers des textes de connivence qui circulent dans les salons. Cette dimension protestataire et ludique, bien qu’elle ne soit plus tout à fait en odeur de sainteté, n’est pas entièrement tombée en désuétude au cours des siècles, même si le XXe siècle la prise moins, et qu’on la retrouve par exemple sous la plume d’un Patrick Rambaud et de sa Marguerite Duraille1.
La raillerie est cependant parfois plus tendre2. C’est du moins ce que vous chuchotent à l’oreille certains pasticheurs ou parodistes, comme Banville qui, dans sa préface de 1857 aux Odes funambulesques, soutenait que « la parodie a toujours été un hommage rendu à la popularité et au génie3 ». Reboux fait allusion de son côté à « l’honneur d’être une cible », et en conclut qu’« être raillé, c’est compter pour quelque chose4 ». Qui aime bien châtie bien pourrait être la devise secrète d’un certain cénacle d’imitateurs. Entre dénonciation et révérence, entre plaisanterie et agression, l’imitation creuse sans cesse ses ambivalences, se pare de toutes les couleurs de la duplicité, source inépuisable des affects contrastés qu’elle déclenche. Son indécidabilité : voilà ce qu’elle nous offre volontiers. Lorsque La Bruyère attaque par exemple un long paragraphe par « Montaigne dirait5 », pour introduire un pastiche des Essais, il est bien malaisé de décider s’il s’agit d’un hommage ou d’une diatribe.
Prisant l’altercation et l’indiscipline, l’imitateur ne s’adonne pourtant pas à la chicane. Il convoite beaucoup plus la transformation ou le chambardement de l’œuvre qu’il imite. Ainsi pensée, l’imitation ne serait plus la terreur de l’imitateur. À peine celle de l’imité. Le voilà excusé de ses méfaits et légitimé devant ce qui le met en péril : sa source. Car il la chapitre et la rature pour mieux la corriger. Par là même, il n’est plus le parasite des lettres. Il en est la nécessité oubliée. Au lieu d’imiter pour ne plus imiter, le receleur, soulagé, peut donc s’atteler à son péché, épaulé de rêves de réformes qu’il voudrait ériger en certitudes, presque en lois du monde littéraire.
Qu’elle l’interprète, la prolonge, la loue ou la stigmatise, l’imitation joue donc un rôle primordial face à l’œuvre source. La correction qu’elle lui administre est autant une sorte de sanction que de correction créatrice, de proposition de modification, parfois même d’amélioration. Partant, l’imitation interdit de concevoir l’œuvre comme un point isolé et comme une entité achevée. L’arrachant à la pétrification du chef-d’œuvre, elle la force à se réaménager et à se transformer, en douceur ou avec violence. Elle devient un outil concret de transformation des œuvres, révélant pour nous un panorama inattendu et que les écrivains ont souvent fantasmé mais moins fréquemment avoué ou théorisé. Quelques exceptions sont notables, même si la plupart s’inscrivent dans le régime de la provocation. Du côté de la parodie, Aristophane se targue déjà d’avoir, dans Les Grenouilles, embellit ses modèles. Regardez aussi la radicalité de Virgile qui, pastichant, voire plagiant, peut affirmer que s’il a emprunté des vers à Ennius, c’est qu’il a « tiré des perles d’un fumier ». Audacieuse bravade qu’on reprendra sans hésiter, comme Burton, Marmontel dans ses Éléments de littérature ou Nodier dans Questions de littérature légale. Shakespeare est de son côté plus philanthrope : en imitant, il aurait tiré une fille du ruisseau pour lui faire gagner la bonne société, selon un mot qu’on lui prête. À ce rythme-là, nulle peur d’une imitation dont la dimension aliénante ou narcissique est tout simplement évacuée puisque elle est devenue un organe de sauvetage essentiel. Au lieu d’être utilisée par opportunisme, rancœur ou jalousie, elle est conçue comme rédemptrice. D’autant mieux que les perles extraites du fumier seront polies par l’imitateur. Mais aussi : associées, montées, serties dans d’autres métaux et écrins. Grâce aux greffes opérées dans un nouveau contexte, aux associations de diverses sources, aux améliorations réalisées. Avec de tels arguments, plus de terreur. Car l’imitateur n’est plus un receleur ou un faussaire : il est devenu un diamantaire et un joaillier.
Mais il refuse parfois que les œuvres, comme les bons vins, vieillissent tranquillement dans des fûts de chêne. À cette lente maturation, à cette distillation précautionneuse, l’imitateur préfère parfois l’éclat de la métamorphose brutale. Quelque chose de la prestidigitation où il se fait l’inventeur talentueux de potentialités inédites dans les œuvres qu’il spolie. Car singer ou transférer un style ou une pensée, c’est à divers degrés les altérer, leur donner rendez-vous avec un autre univers et d’autres significations, à l’encontre du monde qui les a engendrés, les faire bifurquer ou muter. C’est leur demander ou leur ordonner de renaître, parfois même d’être infidèles ou renégats face à eux-mêmes. Cet élan qui tourne la page d’autrui, qui tranche dans le vif de son phrasé, qui retourne la veste de ses mots, est un rassérènement. Avec lui, l’imitateur retrouve le sommeil en disant adieu à la routine du déjà-dit et en saluant le réenchantement d’une imitation créatrice. Banville s’arroge un tel pouvoir dans son commentaire de 1873 des Odes funambulesques. Il y revendique le privilège d’avoir été le premier à jouer les mélodies hugoliennes pour leur faire dire tout autre chose : « j’ai voulu montrer que l’art de ce grand rythmeur, tel qu’il l’a agrandi et perfectionné, peut produire tout ce qu’il a voulu lui faire produire, et plus encore6 ». L’excellence des vers du poète avait donc des angles morts. L’imitation peut perfectionner la perfection. Se tournant vers le passé, elle le bouleverse. Même La Bruyère a pu se laisser gagner par cette aspiration : « On ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et s’il se peut, surpasser les anciens que par leur imitation7. » Fondamentalement paradoxale, cette écriture, à qui, depuis les Anciens, la perfection a été ravie, pourrait les outrepasser justement parce qu’elle les imite. Moins éclatant mais plus appliqué est le travail d’Unamuno avec sa Vie de don Quichotte et de Sancho Pança d’après Miguel de Cervantes Saavedra. Le texte oscille entre résumés, citations littérales, pastiches, réécritures et commentaires du roman de Cervantès. La prétention n’est pas mince : avoir mieux compris Don Quichotte que Cervantès et venir rectifier son interprétation en l’imitant ouvertement. Rappelons aussi comment Proust se félicitait d’avoir introduit l’adjectif « aberrant » dans son pastiche de Renan. Or cet adjectif, qui fait « extrêmement Renan8 », ne se trouve pas chez Renan. Ce qui s’en déduit pour le pasticheur est primordial : l’imitation actualise des virtualités de l’œuvre, la prolonge, déploie son univers jusque là où elle n’était pas allée9. Dans ce renversement déconcertant, il n’est plus question de dépossession de soi mais de jouissance d’avoir reconquis l’usufruit d’un bien désormais amendé, fertilisé et réformé. L’hybris de l’imitateur, son courage, c’est de se penser moins fils de ses pères que père de ses pères.
En dernière instance, l’idée d’une imitation amélioratrice, si elle demeure très subjective, discriminante pour l’autre, autovalorisante pour soi, a plusieurs conséquences qu’il faut indiquer : elle induit l’idée que le champ littéraire continue son chemin et peut encore progresser, qu’une œuvre est finalement rarement isolée et achevée, qu’elle demeure ouverte et riche de potentialités à explorer, que la littérature nourrit la littérature, et ce aussi par un sentiment d’insatisfaction ou un désir de voir l’œuvre rejoindre les goûts de celui qui la lit et l’imite. Mais aussi discutable qu’il soit, soumis à caution parce que personnel, voire tendancieux, le concept d’une imitation rénovatrice importe non tant par sa validité objective, par les résultats obtenus, que par la relation à l’imitation dont il témoigne. Concevoir une réécriture amélioratrice, déviationniste, presque dissidente, c’est faire coup double pour l’imitateur dans la partie qui l’oppose à sa phobie de la contrefaçon. Car il a ainsi en main les atouts pour mettre en échec ses trois principales causes : la dépossession identitaire, puisqu’il peut s’affirmer dans une invention personnelle, la répétition, puisqu’il améliore sa source, et la dette contractée face à son modèle, inversée par le bénéfice que l’imitateur lui apporte. L’imitateur crée en effet de toute pièce une dette similaire de son modèle par rapport à lui. Dès lors, d’une redevance à l’autre, la terreur de la singerie est liquidée puisque les comptes sont équilibrés et qu’on supporte mieux les arriérés quand son débiteur en a lui aussi contracté à notre égard.
La fin de l’imitation sacralisante des chefs-d’œuvre : c’est donc ce que décrète une imitation réformatrice qui voudrait prendre place dans un processus plus global d’évolution de l’histoire littéraire dont elle serait un moteur essentiel, justifiant de la sorte son rôle et supprimant ses angoisses. Or il est notable que, si on a parfois spéculé sur le démiurge révolutionnaire, le grand homme à même de renverser la marche de l’Histoire, ce sont souvent les associations d’individus, depuis l’Antiquité aux utopies communistes, qui ont été perçues comme l’indispensable ciment pour édifier d’autres mondes et civilisations. Le groupe est au fondement d’une vision progressiste de l’humanité. Et l’imitation n’échappe pas à ces lectures spontanées. S’y devine souvent le mythe du grand rassemblement humain, d’un vaste compagnonnage entre écrivains. C’est que l’imitation arrache l’écriture à sa retraite individualiste pour lui faire gagner les places publiques et les agoras où l’on échange et négocie ouvertement. Contre les professeurs de singularité, les apôtres du Moi-je, l’imitation exhume un communautarisme littéraire trop vite négligé. Le « à la manière de » est souvent un « à la manière de plusieurs », comme nous en informait avec pertinence le titre d’une section de Jadis et Naguère de Verlaine qui lève le voile sur ce que tant d’autres n’avaient jamais avoué aussi directement : je n’écris jamais qu’en revêtant les parures non d’un autre mais de plusieurs autres. Mais à tout seigneur, tout honneur ; prêtez donc attention à Dumas, prince des plagiaires, qui, accusé d’usurpation, fait l’éloge du communisme du style : « Ce sont les hommes, et non pas l’homme, qui inventent. Chacun arrive à son tour et à son heure, s’empare des choses connues de ses pères, les met en œuvre par des combinaisons nouvelles10. » À quoi se greffe toute une imagerie guerrière et virile qui neutralise les connotations négatives associés au traditionnel larcin : « Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire, en voyant son beau royaume : – Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine11. »
Par ces images, l’imitation est réhabilitée : passant du cambriolage au champ d’honneur, le receleur se fait désormais maître d’armes et stratège. Il dirige des hommes au lieu de servir ses desseins personnels. Il fomente des plans, intègre une marche et un devenir, il se met au service d’un progrès commun qui musèle la peur de la singerie. Oscillant de la critique à la correction et l’amélioration, l’imitation est une sage-femme de l’histoire littéraire, qui inaugure un cheminement gradué des œuvres. Une mutualisation intellectuelle féconde que l’« Apologie pour le plagiat »12 d’Anatole France commémore. Répugnant à ce que les idées entrent dans la catégorie de la propriété privée, l’écrivain déplore que l’art soit devenu, à l’heure de l’individualisme grandissant, une affaire personnelle et ne soit plus cette généreuse et exaltante entreprise collective qu’il était au temps des bâtisseurs anonymes de cathédrales. Il proteste d’un droit inaliénable à créer en se servant dans un fonds commun qui appartient à toute l’humanité. Pour lui, l’escamotage n’est nullement une forme d’arrivisme littéraire ; c’est l’alambic où la valeur d’une œuvre se fortifie, c’est une étape indépassable qui relance sans cesse la marche de la littérature.
Par voie de conséquence, ce mutualisme imitateur, pensé dans la durée, pourrait bien être aussi à l’origine de la cohésion stylistique et intellectuelle des mouvements littéraires. Après tout, un groupe ou un cénacle sont-ils vraiment différents d’un cercle d’imitateurs amicaux ? Une sensibilité, un imaginaire, un style ne se partagent-ils pas, ne se diversifient-ils pas et ne s’enrichissent-ils pas par imitations successives, croisées, réciproques et inventives ? Qui n’a pas senti à la lecture de tel ou tel texte affilié à une mouvance précise une manière d’écrire baroque, romantique, surréaliste ? Dans tout rassemblement esthétique se joue une communion mimétique. Gide l’avait perçu, même s’il s’en tenait aux idées sans y inclure le style, quand il soulignait le rôle central de l’imitation dans l’éclosion d’un esprit de groupe au fondement des mouvements littéraires et des écoles13. Car « souvent une grande idée n’a pas assez d’un seul grand homme pour l’exprimer, pour l’exagérer tout entière ; il faut que plusieurs s’y emploient, reprennent cette idée première, la redisent, la réfractent14 ». De l’influence à l’imitation, on s’échange les stylos et c’est seulement ainsi qu’on hisse un faisceau d’idées et de formes à sa perfection et qu’on en extrait tout ce qu’un homme seul n’aurait pu réaliser.
Or cet effort commun vers l’amélioration a une longue histoire. Dès la Renaissance, on aspire à une imitation instrument de progrès. C’est assurément Du Bellay qui porta ce fantasme à sa plus complète expression, qui fonda sur l’imitation un programme éducatif dans la démesure la plus complète. Le poète, dans sa Défense et Illustration de la langue française, caresse un rêve fou : celui de l’imitateur total et collectif. Il ne fait pas simplement l’éloge d’une imitation pédagogique, pour l’humaniste, ni d’un pastiche destiné à la formation du poète. Du Bellay ne réclame pas l’invention d’un style personnel. C’est de tout autre chose qu’il en retourne : utiliser, chez tous les lettrés, l’imitation des Anciens afin d’ensemencer, tous ensemble, la langue française. Car cette langue est pauvre et nue, si bien « qu’elle a besoin des ornements et (...) des plumes d’autrui15 ». L’ambition est plusieurs fois répétée : « amplifier la langue française par l’imitation des anciens auteurs grecs et romains16 ». L’essai est parcouru de conseils, de prescriptions, voire d’injonctions stylistiques et imitatives, où se multiplient les images d’absorption, de digestion, de rapt et de pillage. Voyez les Romains, répète Du Bellay, qui ont enrichi leur langue par mimétisme et incorporation du grec. Cet objectif ne repose pourtant pas sur une réplication de la langue générale des Anciens. Il s’agit de cueillir ses fleurons, de les enraciner et de les acclimater dans un nouveau terreau. Et donc d’imiter les écrivains et penseurs, et non le parler du simple citoyen romain ou grec. Seuls les lettrés pourront accomplir une telle mission. C’est en rendant leur style meilleur qu’ils soutiendront, en retour, un embellissement général du français, par la lecture de leurs textes. L’entreprise est de salut public. Avec Du Bellay, l’imitation n’est donc pas l’enfance d’un homme et de son style, c’est l’enfance d’un peuple de poètes et de sa langue que nous touchons.
Si après Du Bellay, on verse moins facilement dans l’optimisme, l’imitation progressiste est plus aisément tolérée lorsque la maraude s’aventure chez les écrivains étrangers, notamment sous la plume de Nodier dans ses Questions de littérature légale. Ou encore chez Voltaire dans ses Lettres philosophiques. Sa réflexion l’amène en effet à mettre en relief la fécondité de l’imitation croisée entre les nations : « Ainsi presque tout est imitation. (...) Le Boiardo a imité le Pulci, l’Arioste a imité le Boiardo. Les esprits les plus originaux empruntent les uns des autres. (...) Métastase a pris la plupart de ses opéras dans nos tragédies françaises. Plusieurs auteurs anglais nous ont copiés, et n’en ont rien dit. Il en est des livres comme du feu de nos foyers ; on va prendre ce feu chez son voisin, on l’allume chez soi, on le communique à d’autres, et il appartient à tous17. » L’imitation, même inavouée, est un état de fait, bien que, Voltaire le regrette, les Français ne s’y consacrent plus assez. C’est pourquoi il exhorte à détrousser non les Anciens mais les Modernes des pays voisins : « Les Anglais ont beaucoup profité des ouvrages de notre langue ; nous devrions à notre tour emprunter d’eux, après leur avoir prêté18. » En creux, l’écrivain appelle à une saine émulation où l’imitation est devenue un impératif esthétique et intellectuel au lieu d’un brigandage condamnable. Autre temps, même antienne : Chateaubriand assure qu’« il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne : cela s’est vu dans tous les siècles et dans tous les temps19 ».
Et c’est aussi Lautréamont qui redonne du souffle à l’imitation collectiviste. On se souvient de la sentence de Poésies qui a fait fortune, surtout lue comme un appel à trouver le poète caché dans le moindre quidam, à un partage poétique fraternel : « La poésie doit être faite par tous. Non par un20. » Mais on oublie souvent que cette profession de foi doit aussi être interprétée à l’aune d’un autre mot d’ordre : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste21. » Plus proche du pastiche que du plagiat, cette imitation est un moteur d’évolution, une sorte de sélection qui corrige les premières œuvres reléguées au rang de brouillons pour les suivantes. Si le travail d’écriture change radicalement en regard du génie romantique qui prévalait jusqu’alors, Lautréamont ne développe pas plus longuement une démarche qu’il met en œuvre comme dans une volonté de démonstration par l’exemple. Ce sont les moralistes et leurs maximes qui sont à l’honneur dans Poésies, comme Pascal, Vauvenargues ou La Rochefoucauld. Le modernisme du texte se fonde sur un anachronisme délibéré. Associée au goût de la clarté et du classicisme, la maxime classique plagiée ou pastichée, qui essaime dans le recueil, est un paradoxe : proclamant la vérité et le rationnel, elle repose sur une imitation qui trouble le partage du vrai et du faux, du naturel et du factice. Mais Lautréamont sait que les moralistes ont mesuré avant lui tous les risques inhérents à l’imitation. Une conscience qui s’avoue lorsque le texte entame avec eux, à sa conclusion, un dialogue sur le mimétisme par un pastiche du début des Caractères : « Rien n’est dit. L’on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans. Sur ce qui concerne les mœurs, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l’avantage de travailler après les anciens, les habiles d’entre les modernes22. » La reprise se fait presque à l’identique. À l’exception de trois mots qui ont été insidieusement rectifiés : l’écrivain ne vient plus « trop tard » comme chez La Bruyère, mais toujours « trop tôt ». Il n’a plus devant lui l’obstacle radical du « tout est dit » mais la porte ouverte du « rien n’est dit ». Et il n’est plus aux prises avec « le plus beau et le meilleur » mais avec « le moins bon ». Minimes, ces changements sont pourtant essentiels : l’imitation selon Lautréamont n’opère plus sur l’abondance et l’excellence littéraire. Sa matière est pauvre, terne, médiocre ; et c’est pourtant l’immense horizon de l’inédit et du progrès qui se dresse devant l’imitateur. Les incertitudes, les ambiguïtés et les hantises des classiques sont rayées d’un trait.
Il faut dire que l’époque a changé. La vision de l’histoire littéraire aussi. De façon lancinante, le spectre de la décadence du siècle ronge, comme un acide, l’ange déchu du romantisme qu’est Lautréamont. Impossible pour lui de voir autre chose qu’une vile corruption dans cette poésie sentimentale, lyrique et autocentrée qui fut la marque du premier XIXe siècle. Pour s’en guérir, pour la contrer, peut-être la sacrifier, la thérapie est unique : c’est cette maxime classique qui récuse le je débordant d’ego au profit de la parole impersonnelle de la sentence, redoublée encore dans ses efforts pour dissoudre l’individualité par le concert des voix et des Moi qu’engendre l’imitation. Telle est la véritable poésie faite par tous au lieu d’un seul. Et pourtant Les Chants de Maldoror, marqué en plein cœur par l’esthétique romantique, procédait déjà de l’imitation. Véritable centon, le texte exhumait, silencieusement ou bruyamment, malicieusement ou sérieusement, d’innombrables textes, jusqu’à les plagier sans crainte aucune. Dès lors, le romantisme était copié pour être mieux rabaissé mais il ne sera déserté définitivement que dans Poésies. Lautréamont n’y chercherait-il pas à échapper au pouvoir fascinateur de Maldoror sur ses lecteurs et sur lui-même, pouvoir qui était celui des poètes maudits et dont il fut un temps la victime ? À faire sécession avec lui-même, en pratiquant le reniement de son passé ? D’où cette volte-face qui fait transiter sa poésie de la parole envoûtante du premier recueil, proche du romantisme malgré certaines distances, à la parole réflexive et classique du second. Ce retour en arrière, par l’imitation des Anciens, est le bond en avant qui propulse vers une autre modernité en consommant le divorce avec soi et avec son époque.
1. Voir Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 119, qui note en particulier que le pastiche tend, à partir de la fin du XIXe siècle, à remplacer la parodie.
2. En ce sens, le pastiche, même satirique, autorise une consécration qu’on retrouve aussi dans la parodie comme l’ont montré par exemple Linda Hutcheon, A Theory of Parody, op. cit., p. 37, 75, et Daniel Sangsue, La Relation parodique, op. cit., p. 11, 83-84, 106-109.
3. Théodore de Banville, Odes funambulesques, dans Œuvres poétiques complètes, III, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 1995, p. 15.
4. Paul Reboux, À la manière de..., Monte Carlo, Raoul Solar, 1950, p. 7.
5. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 105-106.
6. Théodore de Banville, Odes funambulesques, op. cit., p. 266.
7. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 23.
8. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 67.
9. Ne mettons toutefois pas l’imitation au sommet de la création, au risque de leurrer notre lecteur et de l’inviter à s’y livrer sans vergogne sur nos conseils, croyant avoir trouvé la voie royale de la création. Car rien n’est moins certain que le résultat d’une imitation. Pour ne pas tomber dans l’excès ou la caricature, précisons seulement que de très nombreuses imitations sont moins bonnes que leur modèle. Sans s’étendre sur le florilège de réécritures mineures, pensons simplement à L’Olive de Du Bellay face au Canzionere de Pétrarque, ou à La Mère coupable de Beaumarchais face à Tartuffe. Peut-être la peur de l’imitation n’a-t-elle pas été assez forte chez ces écrivains...
10. Alexandre Dumas, « Comment je devins auteur dramatique », op. cit., p. 49.
11. Ibid.
12. Anatole France, Apologie pour le plagiat, Paris, Les Éditions du Sonneur, « La Petite Bibliothèque », 2013 [1891].
13. De la même manière Nodier, dans ses Questions de littérature légale, soutient que ce sont les idées qui cimentent les écoles littéraires alors que le style reste inimitable et propre à chaque grand écrivain (op. cit., p. 94-108).
14. André Gide, De l’influence en littérature, op. cit., p. 34. Idée d’ailleurs dérobée à Goethe, dans un emprunt quasi littéral de ses Maximes et Réflexions.
15. Joachim Du Bellay, La Défense et illustration de la langue française, op. cit., p. 207.
16. Ibid., p. 215.
17. Voltaire, Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 1394.
18. Ibid., p. 96-97.
19. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I, op. cit., p. 728.
20. Lautréamont, Poésies, II, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 238.
21. Ibid., p. 283.
22. Ibid., p. 295.