CHAPITRE III

IMITER POUR REPENSER L’ORIGINE

ET L’ORIGINALITÉ

Mais toutes ces pensées du progrès littéraire s’adossent, presque tranquillement, à une conception ciblée de l’œuvre : celle du temps chronologique et de la valeur esthétique. Deux données qu’on veut mesurables. Quantifier un temps, une durée, un essor, évaluer une qualité, des caractéristiques ou une originalité : autant de démarches assez rassurantes. Les moyens déployés à cet égard ne manquent pas, signe que nous sommes, comme les écrivains, hantés par la question de la singularité. Souhaitant circonscrire la spécificité d’une œuvre de manière presque mathématique, Lanson propose par exemple, implicitement, d’effectuer une sorte de soustraction : l’originalité d’un écrivain pourrait s’expertiser à travers la somme de ses œuvres moins ses déterminations extérieures et ses influences1. Mais peut-on estimer que, parce que formulée de manière arithmétique, nous tenions là une équation pour saisir ce qu’est réellement la littérature ? Une formule pour attribuer des notes et distribuer des bons points ? Pour jauger des divergences, comparer ou apprécier un progrès ?

Car l’imitation ne laisse pas les écrivains en paix : c’est elle, frivole mais alarmante, qui leur rappelle les déficiences de ce mirage. Soulignons une évidence que Valéry formulait laconiquement : « ce qui ne ressemble à rien n’existe pas2 ». Point de départ qui met en porte-à-faux toutes nos velléités pour imaginer une littérature hors de l’imitation. Dans ces conditions, comment oser parler encore d’originalité ? À moins qu’il faille consentir à ce qu’elle ne soit pas ce qu’on croit qu’elle est. Doit-on alors penser que l’imitation en est le seul régime d’existence ? Que l’imitable et l’inimitable négocieraient leurs rapports autrement que par un antagonisme frontal ?

Dès L’Encyclopédie, l’article « imitation » cherche un compromis en signalant que « celui qui invente un genre d’imitation est un homme de génie. Celui qui perfectionne un genre d’imitation inventé, ou qui y excelle, est aussi un homme de génie ». Un accommodement qui tourmente encore Proust quelques siècles après : « Les vrais écrivains ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité3. » Ces mots désignent à notre attention un paradoxe central sans l’élucider. On pourrait être original mais au-delà de l’originalité, en raison du caractère inévitable de l’imitation. Valéry résout pour sa part la question d’un trait plus radical : « il n’y a pas d’écrivains originaux, car ceux qui mériteraient ce nom sont inconnus ; et même inconnaissables4 ». L’impasse résulterait d’une distance temporelle à l’origine d’une limitation de nos capacités d’intellection5. Sondant les contradictions qui soutiennent leur désir d’imiter tout en étant sans pareil, les auteurs sont donc forcés de faire dérayer les logiques temporelles et cartésiennes qui nous aident habituellement à situer les œuvres les unes par rapport aux autres pour les comparer et les déchiffrer, afin de cerner leur originalité. À contempler la littérature à l’aune de l’imitation, nous perdons, comme sous le coup d’une gangrène inexorable, ce qui nous sert d’assise : non pas seulement notre intuition de l’original, mais aussi ses coïncidences avec l’originel. L’imitation, qui devrait être la signature d’une telle rencontre, la déconstruit méthodiquement et vigoureusement.

Impossible pourtant d’en rester là. Car le choc mimétique engendre plus d’une secousse, il fait s’effondrer les murs de nos certitudes et leurs débris bouchent les voies de sortie. Par exemple : si tout est imitation et s’il existe, cachée et éloignée à jamais, une source première inconnue, il n’y a pas de raison, hormis si on postule quelque magie archaïque et primordiale, que celle-ci échappe à la règle de l’imitation pour prétendre, elle seule, à l’originalité. Quels sont donc les modèles dissimulés des premières œuvres ? Dès lors, sont-elles encore premières ou est-ce l’imitation qu’elles auraient réalisée sur un modèle disparu qui les aurait métamorphosées en sources essentielles ? S’il faut le dire simplement, nous voici en quelque sorte devant le célèbre problème, à l’heure actuelle irrésolu, de l’œuf et de la poule. Qui est donc venu le premier ? Mais notre question n’est qu’imparfaitement superposable à celle-ci parce qu’elle présente, contrairement à l’œuf et la poule, une logique de prime abord incontestable : la copie ne peut exister qu’après et d’après un prédécesseur. D’un point de vue strictement rationnel, il est clair qu’il n’y a pas d’imitation sans modèle. Le « à la manière de » nous astreint à penser un « à partir de ». Mais de très nombreux imitateurs ont souhaité nous montrer notre erreur et ils furent infatigables pour perturber, briser ou réformer l’union de ces deux notions couplées (le modèle et l’imitation) qui ont besoin l’une de l’autre pour exister et fonctionner, parce qu’ils y trouvaient des moyens pour repenser la littérature, justifier l’imitation et tempérer leurs inquiétudes. Imiter est donc bien plus que s’engager dans une affaire d’esthétique ou de technique d’écriture, c’est s’aventurer dans une énigme philosophique qui affole l’écrivain. Or on voit bien tout le gain qu’il peut y avoir pour le receleur à présenter son œuvre de la sorte puisque c’est ainsi qu’il tarit la source de ses angoisses, de ses hontes et des récriminations auxquelles il s’expose. Car qui pourrait l’accuser d’imiter ou de plagier, qui pourrait le mettre sous le joug de son style, si cet autre n’existe pas ?

Une imitation sans modèle

L’imitateur est-il ainsi un être hors norme, excentrique, transgressif, sans frères de plume hormis ceux qu’il dépouille et s’annexe, une sorte de bizarrerie de la littérature qu’on relègue volontiers à sa marge ? Lui, en tout cas, rêve qu’il n’est pas seul. Son mot d’ordre est destiné à le rassurer : tous voleurs6. Or le jour où il a promulgué ce décret abolissant la propriété individuelle, il n’a pourtant pas voulu renoncer à l’ivresse de la singularité. Il lui a donc fallu, dans le même temps, postuler que l’originalité serait affaire d’imitation. Et proclamer que toute vraie littérature repose sur le resquillage et la malversation. Ces principes emportent avec eux de singulières conséquences. Ils nous font entrer dans un monde littéraire inquiétant, ramifié, poreux, où une seule règle préside à un ordre chaotique : tout est imitation, rien qu’imitation. Elle est là, un peu partout, elle attend quiconque veut prendre la plume. Elle a le don d’ubiquité, elle gagne du terrain sur la moindre parcelle qu’on espérait lui soustraire. Mais lorsque la rapine est ainsi la loi de l’écriture, il y a fort à parier que l’imitation se fasse sans modèle ou, du moins, que celui-ci soit étrangement éclipsé. On pourrait multiplier les citations, pour voir la constance de cette obsession. Ainsi de Giraudoux qui fait chorus avec Valéry quand il note : « Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue7. » Le jeune Mallarmé lui aussi : « Tous les grands maîtres antiques et modernes sont des plagiaires d’Homère et Homère est un plagiaire de Dieu8. » Nodier écrit pour sa part : « Celui-là (écrivain original, je te salue !) n’écrivit cependant, selon toute apparence, que ce qu’on avoit dit avant lui ; et, chose merveilleuse ! le premier livre écrit ne fut lui-même qu’un pastiche de la tradition, qu’un plagiat de la parole9 ! » Nos imitateurs seraient-ils donc voués à un délire qui leur ferait voir partout leur propre vice ? C’est aussi pour parer à tout reproche de divagation et de démence qu’ils exonèrent parfois respectueusement une source première de la loi mimétique.

Un imitateur sans source imitée : voilà l’espoir qui revigore de nombreux mercenaires. Mais toutes les œuvres qui invoquent un texte originel perdu, soulèvent un impensé qui nous gêne et qui enfante d’autres peurs chez l’imitateur : elles vouent la littérature à une imitation problématique parce que sans source, à une imitation qui ne peut plus être rivée à une origine. Posons d’abord la question de manière plus frontale : a-t-on connu des circonstances concrètes d’imitation sans modèle ? Soyons francs : si on parle de modèle, c’est que l’imitation est au moins virtuellement supposée. Il faut un repère pour copier et il faut qu’il y ait au moins la possibilité d’une copie pour qu’un modèle soit pensé. L’imitation sans modèle trouve néanmoins quelques explications qu’il importe de séparer clairement. Parmi elles : la perte concrète du modèle, la projection personnelle d’une ressemblance entre deux œuvres qui est ainsi fabriquée de toute pièce, et le plagiat par anticipation. Examinons ces éléments un par un.

 

Notre premier cas est certainement le plus tangible : c’est celui où l’original en vient parfois tout simplement à disparaître. Mille hypothèses sont envisageables comme l’absence de publication, de lecteurs, ou la censure. Mais aussi la perte du texte ou du manuscrit, égarés par la poste ou la négligence de l’auteur, volés par erreur à la place d’autres objets de plus grande valeur marchande, utilisés par inadvertance comme combustible pour la cheminée ou brouillons pour dresser des listes de course, dénaturés par la pluie ou une tasse de café renversée. Les événements sont cependant volontiers plus dramatiques : l’incendie d’une bibliothèque, l’inondation d’un appartement ou toute autre catastrophe naturelle... Le destin aime de toute façon s’acharner sur certaines œuvres. Sans aller chercher dans de tels cataclysmes, La Vie de Fibel de Jean-Paul Richter met en scène un narrateur qui écrit une biographie de Fibel à partir de fragments déchiquetés d’une ancienne biographie perdue et qu’il a collectés. Voici donc une conjoncture effective où une source partiellement égarée explique le statut absolument indécidable du texte que nous lisons, la biographie réécrite, qui oscille entre une création authentique, un pastiche sans modèle et un document reconstitué.

À ces pertes accidentelles, s’ajoute une autre possibilité de source déficiente : la légende, le conte, le mythe ou les premières épopées. Ici le modèle de référence n’a pas été fixé par écrit. Récitées par des aèdes ou des conteurs, ces histoires mises en voix sont toujours des imitations différentes des performances précédentes. Et ce jusqu’à ce qu’un homme se lève, prenne la plume, et imite toute cette tradition en la gravant dans le marbre d’une page. Celui-ci met un terme à une succession d’imitations orales dont le modèle s’évanouissait dès qu’il était proféré. Il donne ainsi naissance à la première œuvre imitée sans modèle identifiable et qui pourra devenir pour d’autres un modèle.

Mais à ce schéma théorique, plusieurs situations concrètes font écho. L’affaire Macpherson est l’une des variations sur ce thème. L’écrivain a d’abord transcrit des éléments de la poésie orale des Highlands et d’autres régions isolées d’Écosse, traduit des manuscrits gaéliques, le tout pour composer ses œuvres, présentées comme celles d’Ossian, un hypothétique barde écossais du IIIe siècle. Mais, soupçonné, Macpherson fut contraint d’en présenter les sources et se résolut à traduire ses propres poèmes en gaélique. Si bien que ce texte a comme un double lignage : celui qui le rattache à une source orale fragmentaire perdue et celui qui le fait descendre d’une source inventée rétrospectivement par l’écrivain pour camoufler sa mystification. Impossible de lui assigner un modèle en tant que tel. Celui-ci s’est évanoui alors même que l’œuvre l’imite, se donne une généalogie pour accréditer son existence et s’enraciner dans un terreau culturel. Macpherson nous assure donc, en inventant Ossian et ses sources, que l’œuvre peut créer sa propre origine en l’imitant sans qu’elle existe. Invraisemblable, excentrique, et pourtant bien réel, ce fait d’arme voisine avec certaines rêveries. Entre autres : celle de Perec au sujet de la supercherie autour de la toile Un cabinet d’amateur, dans le roman du même nom. Tableau pasticheur s’il en est, il imite d’innombrables toiles pour les rassembler dans une seule. Mais à pasticheur, pasticheur et demi, le peintre a été plus fourbe que les plus fourbes des plagiaires : dans sa toile « les tableaux de la collection, affichés comme copies, comme pastiches, comme répliques, auraient tout naturellement l’air d’être les copies, les pastiches, les répliques, de tableaux réels10 ». Pourquoi ce conditionnel ? Parce que ces tableaux sont de fausses contrefaçons qui inventent des modèles inexistants en faisant croire à tous qu’ils en sont les copies.

Autre alternative avérée par l’histoire culturelle : l’imitation d’une source légendaire manquante11. Ce fut le cas de la sculpture du Laocoon, décrite par Pline dans son Histoire naturelle et qui, disparue, a pourtant servi de modèle à Michel-Ange pour figurer la violence du mouvement corporel. Celui qui avait commencé à produire de fausses statues antiques, avait besoin d’un garant chez les Anciens pour légitimer la modernité de son geste, en partant d’un modèle fantasmé et invisible. Or en 1506, on trouve à Rome une sculpture que Michel-Ange identifie formellement comme le Laocoon, ce modèle d’après lequel il sculpte sans l’avoir jamais vu. Peut-être a-t-on ici une fable, un cas extrême, mais celui-ci atteste d’une possibilité que l’esprit humain n’admet guère. Si bien que les ressemblances si manifestes du Laocoon avec la Pièta et le David de Michel-Ange, pourtant antérieurs à sa découverte, ont amené certains critiques d’art à postuler que le Laocoon était en réalité une œuvre de Michel-Ange, signant leur refus catégorique de penser une imitation sans modèle12.

 

Moins anodine qu’il ne semble, l’invention de ressemblances entre les œuvres, qui constituera notre deuxième cas, n’est pas qu’un bouillonnement analogique propre à tout lecteur. Elle est aussi une construction caractéristique du texte mimétique. Car quand l’imitation s’empare d’une œuvre, c’est immédiatement la bibliothèque intérieure du lecteur qui fait signifier le texte. Ce sont sa subjectivité et ses lectures qui guident le sens. À telle enseigne que les lectures de celui qui tient le livre deviennent celles de l’écrivain et nourrissent son écriture par un simple effet de projection. Très spontanées, ces projections relèvent de l’ajout, au cours de la lecture, de sources qui ne sont pas forcément celles du texte. Si bien que l’œuvre en vient, pour le lecteur, à imiter des textes antérieurs, même s’ils ne sont pas toujours ses véritables modèles, mais aussi postérieurs, qui, en toute logique, ne peuvent pas être ses modèles. Car tout lecteur peut légitimement voir, comme Proust, « le côté Dostoïevski de Mme de Sévigné », malgré le caractère aberrant et irrationnel d’une telle influence qui relève forcément d’une imitation sans modèle. Parce qu’elle soustrait l’imitation aux règles du réel, cette situation la rend plus spontanée, presque naturelle, l’affranchit d’une source fixe, tranquillise et dédouane l’imitateur13.

 

Or on voit bien qu’il est malaisé de distinguer ce cas du suivant : le plagiat par anticipation, c’est-à-dire cette singulière situation où un écrivain écrit en plagiant par avance une œuvre qui n’est pas encore née14. Je prendrai un exemple assez éloquent : Rousseau. Un seul épisode suffira : la scène du vol des pommes au livre I des Confessions. Nous y voyons un Jean-Jacques se démenant pour obtenir les fruits défendus de l’autre côté d’une jalousie, à l’aide d’une pique, et se faire prendre la main dans le sac sans avoir pu pratiquer son larcin. Mais est-il vraiment dit que le vol n’ait pas réussi ? Rousseau pourrait en effet nous parler aussi, sans l’avouer et peut-être inconsciemment, d’un autre brigandage, celui qu’il commet en détroussant un texte, en dérobant un souvenir. Certes le passage est une construction littéraire qui s’amuse de Jean-Jacques en réécrivant de manière comique la Chute et les travaux d’Hercule. Mais il est aussi et surtout un emprunt tu et pourtant assez visible au vol des poires chez saint Augustin. Est-on dès lors face à un souvenir authentique ou à quelque chose de fabriqué, parce qu’imité ? Mais saint Augustin n’est qu’un point de départ pour Rousseau. L’affaire du vol est présentée beaucoup plus longuement, avec bien plus d’humour et de détails, dans un apologue ou une fable, comme si le noyau augustinien était plutôt traité à la manière de La Fontaine. Rousseau accorde plus d’importance au récit comme à sa conclusion qui porte sur l’incitation au Mal par le regard de l’autre et par les punitions reçues : « Je jugeais que me battre comme fripon15, c’était m’autoriser à l’être16. » Telle est la délicieuse invitation à jouir de cet état en toute irresponsabilité. Cette scène primitive de l’apprentissage du Mal se transmue en la revendication d’une éthique du fripon qui ouvre une réflexion existentielle sur l’objet qu’est le Moi dans le regard de l’autre. Si bien que, dans le foisonnement des réécritures, on croirait lire une évocation avant l’heure du Saint Genet de Sartre. N’ayons pas peur d’affirmer que ce texte est un pastiche de saint Augustin à la manière de La Fontaine, qui aboutit à un plagiat par anticipation de Sartre, et nous verrons alors l’histoire littéraire et les arcanes de l’inspiration d’une tout autre manière.

Reconnaître des chapardages de Rousseau chez Sartre ou de Mme de Sévigné chez Dostoïevski, c’est donc soit admettre cette tendance instinctive à la projection propre au lecteur et que l’imitation exacerbe, soit valider un recel frauduleux réalisé avant même que le successeur ait noirci sa page mais en prévision de cette future écriture. Dans ce cas, l’imitation se prive de modèle puisque celui-ci n’est pas advenu. Mais cette hypothèse malmène nos certitudes et notre rationalité. Nos réticences naturelles face à elle, nous les voyons par exemple à l’œuvre dans Le Voyage d’hiver de Perec qui me semble emblématique des difficultés éprouvées devant une pensée de l’imitation sans modèle. Cette nouvelle raconte comment Vincent Degraël, jeune chercheur en littérature, a découvert le texte d’un inconnu, Hugo Vernier, qui s’appelle Le Voyage d’hiver. Frappé de stupeur, le héros constate que le texte est une « prodigieuse compilation des poètes de la fin du XIXe siècle, un centon démesuré, une mosaïque dont presque chaque pièce était l’œuvre d’un autre17 », alors même qu’il est antérieur à tous les modèles qui y sont cités ou pastichés. Si bien que Le Voyage d’hiver indique que toute œuvre pourrait être la copie d’une source disparue. Mais c’est surtout la réaction de Degraël qui fait sens : refusant de sortir des cadres de la logique instituée, il réfute immédiatement l’hypothèse d’un plagiat par anticipation et décide que ce sont les autres poètes qui ont pillé le texte de Vernier et maquillé leur crime en en faisant disparaître toutes les traces. Ce cartésianisme à la vue courte précipitera Degraël dans la folie. Incapable d’envisager l’imitation sans modèle, il s’aliène à une hypothèse encore plus invraisemblable et se voue à un sort tragique.

Où l’imitateur met à mort ses modèles

S’il demeure incommode de se penser imitateur sans recourir à un modèle, il reste au chapardeur une solution : aller à la maraude, estomper les traces du cambriolage et éliminer sa victime. Très fréquente, cette résolution nous interdit d’accorder tout notre crédit à l’image d’une Babel mimétique d’où tout conflit, ressentiment, animosité, seraient bannis. Car il convient de se méfier de l’imitateur qui, plus que tant d’autres, est souvent un être rusé. Rappelons le verdict lapidaire de Flaubert : « Copie : haine des grands hommes18. » L’imitation est parfois aussi une mise à mort. Des plus inquiétantes aux plus pathologiques en passant par les plus jubilantes, toutes les manières pour immoler les modèles ont ainsi été inventées par les imitateurs. Pour mieux questionner ce qui la constitue, la littérature a su rêver sur un certain nombre de scènes, de personnages et d’intrigues où il ne s’agissait plus seulement d’interroger l’œuvre chapardeuse en tant que réalité mais en tant que fantasme d’abrogation de l’origine, notamment autour des nombreuses aventures de faussaires-imitateurs ou de récits à la lisière du fantastique comme chez Borges. Reste qu’il y a surtout, en la matière, deux façons principales de s’y prendre : multiplier les emprunts ou limoger l’auteur.

Faire foisonner l’imitation est en effet un moyen fort efficace pour balayer ces autres qu’on accueille. Comment, dites-vous ? Tout simplement parce que la multiplication est déperdition. Parce que parler dans la langue de tous, c’est au bout d’un moment parler dans la langue de personne. Convoqués généreusement, les modèles perdent de leur autorité. Aucun ne parvient plus à régner sans partage. Leur singularité s’érode dans le frottement continu avec les autres. Imitant plusieurs textes ou plusieurs fois le même texte, l’œuvre réplique le modèle en en amplifiant les versions, en scindant son unité et une partie de son identité en plusieurs sous-ensembles. Elle réalise deux choses antagonistes : amoindrir son oppressante singularité et accroître sa présence.

Une telle mise en crise des sources s’accompagne, comme il se doit, d’une mise à mal de leur exactitude et de leur authenticité, inhérente à toute imitation, au-delà même du cas extrême du faussaire. Virulente et contestataire, l’imitation frondeuse de Tristram Shandy synthétise ce rapport ambigu à la jurisprudence de ses sources. Ce grand texte de plagiat et de pastiche assigne ses modèles à lui tenir compagnie, notamment en s’adressant directement à Cervantès et Rabelais. Mais, dans le même temps, il nargue leur souveraineté par la satire, le travestissement et l’humour. Plus encore, il proteste contre l’érudition pédante et le poids des sources. Entre hommage aux Anciens et récusation, l’imitation chez Sterne stipule que la seule lecture qui vaille est une lecture libre, qui se fait par fragments, saillies et forages dans la tradition pour la rendre présente sans la rendre omniprésente. On ne compte d’ailleurs plus les écrivains qui, comme Montaigne, Nodier, Stendhal, Proust, Thomas Mann, Perec ou Queneau citent et imitent, en estropiant et déguisant leurs sources. Le cas Michaux est à cet égard digne du plus grand intérêt. Agression et dénaturation des modèles, ponction dans leur œuvre et sabotage de leur écriture et de leur sens : le recel chez lui est destiné à accepter une intrusion inévitable et terrifiante tout en s’en protégeant. Le procédé est habile et insidieux : soustraire le texte source aux autres lecteurs, le rendre illisible quand il est présent et envahissant. La peur de l’imitation commande chez lui une entreprise de démolition méthodique et systématique :

« Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme.

Je l’attrape et, après quelques efforts, je le déracine et le détourne définitivement du troupeau de l’auteur.

Dans un chapitre vous avez tout de suite des milliers de phrases et il faut que je les sabote toutes. Cela m’est nécessaire.

Parfois, certains mots restent comme des tours. Je dois m’y prendre à plusieurs reprises et, déjà bien avant dans mes dévastations, tout à coup au détour d’une idée, je revois cette tour. Je ne l’avais donc pas assez abattue, je dois revenir en arrière et lui trouver son poison, et je passe ainsi un temps interminable19. »

Ce déchaînement de violence nous exhorte à pénétrer dans les territoires de la suspicion. Car, pour le lecteur, la moindre phrase pourrait désormais dissimuler un détournement frauduleux, une exaction malveillante. Comment, dans ces conditions, distinguer encore l’authentique de l’apocryphe ? Lorsque l’imitation n’est plus localisée à un endroit de l’œuvre, chaque variation de l’expression, chaque nouveau trait de langue devient un point d’accroche pour le soupçon, le lecteur oubliant que l’on peut être divers sans pour autant délester les autres. L’œuvre n’est plus gage d’authenticité, de singularité, de vérité. Plus rien n’est original ou spolié, plus rien n’est vrai ou travesti. D’où cette question : existe-t-il encore un auteur ?

Car imiter, c’est s’engouffrer dans une zone de turbulence qui laboure les notions d’œuvre et d’auteur, puisque ce sont elles qu’on place si facilement sous l’égide tyrannique de l’identité, de la singularité et de l’origine. Le chapardeur plaide souvent pour une parole générale et autonome, collective et solidaire, sans origine spécifique et irréductible, où l’être est parlé par les autres. Décréter la fin de la propriété chez les autres pour s’adjuger leurs biens, commence en effet chez soi. Pour preuve, Hermès Marana dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, armé de son artillerie de pastiches et d’apocryphes, aspire à « mettre en déroute, non pas les auteurs, mais la fonction de l’auteur20 ». Allez aussi vous promener à Tlön, ce monde utopique conçu par Borges et qui pourrait un jour être le nôtre. Vous verrez qu’on y a presque opté pour la radiation du statut de l’auteur. Conséquence : « l’idée de plagiat n’existe pas : on a établi que toutes les œuvres sont l’œuvre d’un seul auteur, qui est intemporel et anonyme21 ». Notez que c’est uniquement l’idée de la piraterie et non sa pratique qui est balayée. Pourquoi ? Parce que, en l’absence de possession exclusive, il devient impossible de percevoir l’imitation. Cette suspicion devant la singularité de l’écrivain et devant une origine incarnée en une personne, a été au cœur du structuralisme qui célèbre en grandes pompes les funérailles de l’auteur. Les mots mêmes de l’un de leur porte-parole, Barthes, sont assez signifiants : le texte est devenu « un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues de mille foyers de la culture22 ». Cette intertextualité en tout sens multiplie les ascendances et les emprunts si bien qu’elle supprime toute possibilité d’arrêter une véritable source à l’imitation.

Cette perplexité devant l’auteur, issue de la multiplication des imitations, Montaigne s’en enchantait déjà à sa manière. Celui-ci rappelle d’abord que ses recels « sont tous, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens qu’ils me semblent se nommer assez sans moi23 ». Montaigne laisserait-il une place de choix au lecteur érudit ? Tolérerait-il l’hégémonie des modèles ? Pas exactement. Il octroie certes une chance au lecteur de penser par lui-même, à partir des autres, reconnus ou non, sans être rivé à l’argument d’autorité. Il précise pourtant : « j’ai à escient omis parfois d’en marquer l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hâtives qui se jettent sur toute sorte d’écrits, notamment jeunes écrits d’hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de même. Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’échaudent à injurier Sénèque en moi24. » Il y a, dans les fards et cachettes de l’imitation, quelque chose d’un piège pour le pédant. Camouflant ses sources, Montaigne met à l’épreuve le critique qui, s’attaquant à son texte, se hasarde à s’en prendre sans le savoir à l’indiscutable suprématie d’un Ancien. Il devient dès lors très délicat de distinguer ce qui appartient à tel ou tel auteur. La notion même de source est fragilisée. L’imitation : n’y voyez donc nulle menace pour l’écrivain, conseille Montaigne, mais une arme pour défaire la propriété des œuvres, pour saboter les jugements à l’emporte-pièce et pour soumettre toute source, sans discrimination, aux appréciations et verdicts du lecteur. Mais l’affaire n’est pas close : imitant, vous absorbez, nous dit Montaigne, tous les auteurs passés, vous célébrez les épousailles de l’ancien et du nouveau, vous les rendez indiscernables pour le sévère censeur de l’imitation. « Si sais-je combien audacieusement j’entreprends moi-même à tous coups de m’égaler à mes larcins, d’aller pair à pair quant et eux, non sans une téméraire espérance que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner25. »

 

Mais l’imitateur en a-t-il fini pour autant avec les sommations de l’origine et les terreurs du vide ? Nullement. Car, comme dans un cercle vicieux dont il ne parvient pas à sortir, c’est ce qui le définit, l’imitation, qui, sans origine, est compromis à plus ou moins grande échelle. D’autant mieux que, nous l’avons vu notamment avec Montaigne, l’imitateur ne se distingue plus vraiment de ses rapines. Ce serait alors renvoyer l’originalité à une imposture et un leurre. Si imiter c’est à la fois penser que l’œuvre qu’on dévalise est inédite mais que, la pillant, on célèbre sa propre singularité, c’est surtout renvoyer cette singularité à quelque grotesque protestation d’originalité. On deviendrait inimitable à force d’imiter seulement parce que l’imitation anéantit les notions d’originalité et d’origine, témoigne de leur subjectivité, de leur caractère historique, contingent, et surtout de leur précarité.

Il faut donc en convenir : l’imitation est ce qui, de manière souterraine, participe à la vie des textes et des savoirs, à leur circulation. Elle est l’un des fondements essentiels de l’espace littéraire mais en même temps une force de destruction. Elle est le soutien d’un ordre et d’un passé, tout en participant à sa dénégation permanente. C’est que ce désaccord relève de la nature même de la littérature qui jamais ne se contente de certitudes, d’assises, et qui se conçoit comme une perpétuelle remise en cause de sa valeur et de son originalité à laquelle elle-même n’échappe pas. L’imitation est la brèche de la négation dans l’affirmation, rappelant ce fonctionnement si singulier de la littérature de conjoindre la contestation à l’assertion. Elle est ce qui définit l’œuvre à partir de ce qu’elle n’est pas, à savoir ses pillages, sa part d’altérité, à partir de ces autres dont la présence signe en fait leur absence. L’imitation qui met à mort ses cibles ne tranquillise qu’un temps : très vite, elle effraye à nouveau parce qu’elle nous apprend que l’origine de l’œuvre repose beaucoup plus sur des manques que sur des présences.

L’imitateur imité

Égarer le modèle d’une œuvre, croire que tout est imitation et rien qu’imitation, se prêter au frisson d’une littérature à jamais seconde : ces situations et ces fantasmes, qui voudraient mettre l’effroi de la contrefaçon au ban de la littérature, laissent donc affleurer comme une béance qui vient aiguillonner de nouveaux affolements. Qu’en est-il en effet du premier balbutiement à l’origine de ces textes cleptomanes, du germe initial d’où tout est parti ? Au commencement était l’imitation : le credo est véritablement séduisant mais il laisse comme un goût âpre, celui de l’insatisfaction et du doute. Car qu’y a-t-il avant l’imitation, avant le commencement ? Au commencement était l’absence : voilà la crainte qui se profile à l’esprit. Le contrecoup est immédiat ; l’imitateur ressent le besoin d’approfondir cet embarras, de sonder ce mystère. Donnons-lui un nom : l’origine de l’origine. À savoir ce que Du Bellay avait pris soin de masquer lorsqu’il situait un point zéro parfait chez les Grecs26. C’est qu’à partir de l’instant où l’imitateur prend conscience que tout est imitation, tout change : l’imitation de l’imitation fait déferler une turbulente cascade qui emporte avec elle l’idée même d’une source initiale. Que celle-ci se tarisse, en supprimant les modèles, ou qu’elle s’agite de la sorte, mystérieusement, que les racines et la souche se désagrègent ou s’entremêlent à l’extrême, et c’est la filiation qui devient suspecte. Fragile. À une peur contrecarrée, en succède donc bien vite une autre : comment penser une ascendance, une descendance, dans et par l’imitation ? Comment se situer, trouver une place si le moindre modèle n’est qu’un imitateur ? Tel est l’appel à arpenter la chaîne de l’origine perdue, à remonter le cours mimétique du temps littéraire, pour tenter d’apercevoir, à l’origine de l’origine, la source première ou, terrifié, un vide qui continuera d’interpeller, de sidérer, mais aussi de libérer, de griser, par l’idée d’une écriture dans les rets de l’écriture et pourtant sans filet. Paradoxe indépassable mais vertigineux, que les écrivains ont pris plaisir à exhiber mais surtout pas à résoudre.

Au constat d’une littérature toujours seconde, succède donc vite le rêve d’une temporalité où chaque œuvre serait toujours première parce que tout est imitation et parce qu’elle pourrait se faire le modèle d’une autre, voire le modèle d’un modèle. Si bien que l’imitateur imité n’est pas, comme l’arroseur arrosé, réduit à la dérision. Plus qu’un exercice pour virtuose du brigandage, l’imitateur des imitateurs est, dans un monde livré à la loi du tous voleurs, un impondérable, une fatalité lourde de sens, où l’origine s’abâtardit et se frelate, tout en se cherchant. Dans ces conditions, l’imitation pure, unique, ponctuelle, est un leurre. Toute imitation est métissée, elle drague dans son sillage une épaisse couche d’écritures superposées. Pour preuve : il paraît presque impossible, mais surtout providentiel et jouissif, à Perec dans La Disparition, de cibler correctement ses victimes. La moindre démarcation est cumul, Perec citant Sterne citant Shakespeare, pastichant Les Choses pastichant L’Éducation sentimentale, réécrivant Un homme qui dort reprenant Bouvard et Pécuchet, ou renvoyant au « Cor » de Vigny dans une imitation de « Correspondances » de Baudelaire. Plus qu’une cohorte écrasante de grands hommes, un prétoire sévère destiné à jauger l’œuvre, c’est une famille littéraire dont le roman s’entoure pour sécréter une filiation généreuse mais tourbillonnante. La sagesse mimétique des classiques nous le rappelle elle aussi, avec moins d’ardeur et plus de scrupules. Chez La Bruyère, les derniers mots de la section inaugurale des Caractères, en réponse à ceux qui l’ouvraient et qui faisaient le constat d’un éternel déjà-dit, viennent installer l’écrivain au sein d’un chapelet de penseurs : « Horace ou Despréaux l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole ; mais je l’ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi27 ? » De la conscience d’une répétition à l’affirmation d’une appropriation appelée à se continuer, la section initiale des Caractères organise une boucle particulièrement signifiante sur la question de l’imitation. Elle nous dit qu’imiter n’est pas arrêter la littérature mais la relancer. En prenant conscience d’être second, l’imitateur appelle l’imitation pour se faire source et ressource des autres.

C’est autour de cette enquête fiévreuse sur les modèles des modèles que les chapardeurs retracent volontiers des lignées d’imitateurs. Arrêtons-nous sur l’une d’elles : Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Nodier. Le récit reprend le titre d’un des contes de Tristram Shandy que Sterne annonce sans jamais le raconter. Nodier entreprend de prendre le relais mais, comme Sterne, il ne narrera pas cette histoire. Est-ce le signe d’une faillite à s’affranchir du modèle ? Est-ce plutôt la marque d’une perte de l’origine qui continue pourtant à se manifester de façon résiduelle ? Impossible de trancher en en restant là. Mais, comme Tristram Shandy, Histoire du roi de Bohême avoue sa parentèle, s’épanouit dans un entourage de livres et d’auteurs, fait défiler les uns à la suite des autres les membres d’une tribu fédérée d’œuvres en œuvres. Pour faire connaissance avec cette fratrie, rien de plus simple, du moins en apparence, puisque le chemin a été préparé par Nodier :

« Une idée nouvelle, grand Dieu ! il n’en restoit pas une dans la circulation du temps de Salomon – et Salomon n’a fait que le dire d’après Job.

Et vous voulez que moi, plagiaire des plagiaires de Sterne –

Qui fut plagiaire de Swift –

Qui fut plagiaire de Wilkins –

Qui fut plagiaire de Cyrano –

Qui fut plagiaire de Reboul –

Qui fut plagiaire de Guillaume Des Autels –

Qui fut plagiaire de Rabelais –

Qui fut plagiaire de Morus –

Qui fut plagiaire d’Érasme –

Qui fut plagiaire de Lucien – ou de Lucius de Patras – ou d’Apulée – car on ne sait lequel des trois a été volé par les deux autres, et je ne me suis jamais soucié de le savoir...

 

Vous voudriez, je le répète, que j’inventasse la forme et le fond d’un livre ! le ciel me soit en aide ! Condillac dit quelque part qu’il seroit plus aisé de créer un monde que de créer une idée28. »

Ce qui intéresse le narrateur est la constance du phénomène mimétique. Regardez-le qui procède à l’appel, qui aligne sagement les plagiés les uns à la suite des autres, qui inventorie les imitateurs, recense les brigands comme un capitaine de navire avant de partir pour une expédition de piratage exceptionnelle. Le flibustier ne s’intègre toutefois pas seulement à cette assemblée en s’y affiliant, mais aussi par un subterfuge adroit où il fait main basse sur le premier chapitre de Pantagruel qu’il imite sans le dire. D’un vol à l’autre, les imitations prospèrent d’autant plus allègrement que le texte réécrit de Rabelais est lui aussi un pastiche. Sa cible : l’Évangile selon Mathieu. Voici un extrait de chacun de ces textes :

« Les aultres croissoyent en long du corps. Et de ceulx là sont venuz les Géans,

et par eulx Pantagruel ;

et le premier fut Chalbroth,

Qui engendra Sarabroth,

Qui engendra Faribroth,

Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de souppes et régna au temps du déluge,

Qui engendra Nembroth (...)29 »

 

« Abraham engendra Isaac ; Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ;

Juda engendra de Thamar Pharès et Zara ; Pharès engendra Esrom ; Esrom engendra Aram ;

Aram engendra Aminadab ; Aminadab engendra Naasson ; Naasson engendra Salmon » (Matthieu, 1, 1-4).

Que ce soit le premier chapitre de Pantagruel ou la Bible, ces deux textes entendent sonder une généalogie et poser la question de l’origine. Le projet de Rabelais est en effet de remonter à « la première source et origine dont nous est né le bon Pantagruel30 ». « Car je voy, note-t-il, que tous bons hystoriographes ainsi ont traicté leurs Chronicques ». Volontairement parodique, ce texte tait sa source biblique mais avoue s’écrire par association et imitation d’écrits dont la démarche archéologique et généalogique est essentielle. D’autant qu’il s’agit du tout premier chapitre du roman, celui où naît le texte en même temps que son héros, nous invitant à lire en superposition la réflexion sur l’origine d’un homme et sur celle d’un texte.

Que Nodier pastiche donc la parole de la Bible à travers celle de Rabelais pour retracer une lignée d’imitateurs, le procédé est remarquable à plus d’un titre. Comme pour repousser sans cesse sa source, il imite un texte qui singe le texte qui dit l’origine de l’homme, et ce sans situer Rabelais ni au départ de sa lignée d’imitateurs ni à la fin, c’est-à-dire juste avant lui. Le maillage de cette liste de chapardeurs est finalement assez lâche, il laisse apercevoir plusieurs chaînons manquants : le narrateur, en se disant plagiaire des plagiaires de Sterne, dépouille Rabelais et lui attribue un autre copiste, il fait de Morus la victime de Rabelais alors qu’il escamote un passage de Pantagruel qui détrousse la Bible. Il ne prend d’ailleurs pas la peine de poursuivre sa lignée après Sterne, faisant l’impasse sur Diderot, peut-être allusivement désigné par la périphrase « les plagiaires de Sterne ». Toutes ces carences éclatent à la fin de l’énumération où le narrateur avoue l’embarras et la confusion engendrés par cette tentative d’organiser la cohorte des brigands littéraires, ne sachant plus vraiment qui a trempé sa plume dans quel encrier.

L’histoire littéraire a d’ailleurs donné raison à Nodier puisqu’elle lui a trouvé un cambrioleur qui a su entendre son appel à la maraude réciproque : Nerval. Celui-ci conclut Angélique, nouvelle sur la quête d’un livre perdu qui pastiche par endroits les procédés comiques de Sterne, Diderot et Nodier, en notant :

« “Et puis...” (C’est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on)

– Allez toujours !

– Vous avez imité Diderot lui-même.

– Qui avait imité Sterne...

– Lequel avait imité Swift.

– Qui avait imité Rabelais.

– Lequel avait imité Merlin Coccaïe...

– Qui avait imité Pétrone...

– Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d’autres31... »

La liste établie par Nerval est affectée de manques différents de celle de Nodier, le plus notable étant qu’elle comble le silence sur Diderot mais camoufle, comme le faisait Nodier, son modèle direct, à savoir l’Histoire du roi de Bohême.

Ces listes croisées, toujours insuffisantes et à refaire, sont le signe que la filiation littéraire ne peut être figurée sur le modèle de l’arbre généalogique ou de la droite. Et il importe à l’imitateur de scander les étapes d’un processus de transformation pour faire émerger une sorte de marche mimétique qui n’épouse pourtant pas une vision progressiste de l’histoire littéraire. Pensant conjointement le continu et le différencié, l’imitateur donne à lire une sorte de devenir atemporel. Il perd la notion d’origine et de modèle, et renvoie le problème de l’œuf et de la poule à son insolubilité. L’imitation nous assure ainsi que la littérature est un univers en perpétuelle expansion, mais dont la progression se nourrit de l’arrière et de l’avant en empêchant d’arrêter une sorte de point zéro. Elle est la preuve que la littérature ne vit pas que dans le présent de son apparition, qu’elle s’arrache à toute logique de l’actuel ou toute construction chronologique. Qu’elle défie la rationalité binaire des horloges, des calendriers ou des frises.

Cette atmosphère nébuleuse, ce remuement généalogique, l’imitation les engendre donc et les vivifie. Dans un univers où le vol qualifié est monnaie courante, les modèles, dépouillés de toute part, dévalisés par tant et tant de visiteurs indélicats, rançonnant eux aussi tant et tant d’autres modèles, sont voués à l’instabilité, au doute, voire à l’inexistence. Rabelais, Nodier, Nerval, tous trois nous disent que la littérature comporte comme une faille dans son origine, un défaut, que la parole imitative exhibe quand tant d’autres voudraient nous la cacher. Là se tiennent d’autres formes de peur et de plaisir qu’elle distille sans parcimonie au moment même où elle souhaiterait apaiser l’imitateur en relativisant la présence de ses modèles. Car imiter c’est, d’une manière ou d’une autre, se vouer à la recherche rassurante d’un manque premier, d’une origine dérobée, mais qui débouche sur le constat alarmant d’une originalité introuvable. Pénétrer dans le cercle des imitateurs d’imitateurs est certes un moyen essentiel pour s’arracher aux peurs de la répétition mais c’est aussi ainsi qu’on découvre les alarmes de sa propre contingence.

Quand imiter rend inimitable

Imiter les imitateurs, se débarrasser des modèles, les éloigner, montrer leur pluralité : toutes ces démarches pour imiter sans imiter, tous ces arguments paradoxaux pour déjouer les angoisses de la singerie, où le pilleur détruit un équilibre précaire entre lui et les autres, sont autant de façons pour faire jaillir la singularité dans l’imitation. La logique sous-jacente et commune à toutes ces situations, où l’origine s’éclipse, est en effet celle d’une imitation brûlant d’accéder à l’inimitable. Il n’est donc pas si certain que les évidences à travers lesquelles nous pensons l’imitation et l’originalité résistent à l’épreuve du mimétisme. Car l’imitation pose à la logique un certain nombre de problèmes fort complexes en raison des interactions innombrables qui se nouent entre l’imitable, l’inimitable, l’origine et l’originalité. La seule solution pour les comprendre est de tenter de sérier les différents cas, dans une simplification délibérée mais nécessaire. Le problème d’une imitation inimitable doit en effet être compris à travers deux paradoxes principaux, qui ne cessent de se rencontrer et d’interférer : celui d’un modèle qui, parce qu’imité, pourrait devenir inimitable, mais aussi celui d’une imitation qui, parce qu’imitant, pourrait, de façon analogue, devenir inimitable.

Regardons le premier de ces paradoxes qui se résume en une formule (devenir inimitable en étant imité) et qui résulte d’une question fort simple : le modèle est-il imitable ou non ? Il est vrai qu’au lieu de s’évertuer à cerner l’originalité d’une œuvre à l’aide d’équations mathématiques qui la nettoieraient de sa part brigandée, les écrivains ont entrevu une autre méthode, beaucoup plus accessible, pour la mettre à l’épreuve : l’imitation. Qu’une œuvre soit imitée, et sa singularité s’amoindrirait. Qu’elle s’avère réfractaire à l’imitation, et sa singularité se confirmerait. « L’écrivain original n’est pas celui qui n’imite personne, mais celui que personne ne peut imiter32 », annonce Chateaubriand en parlant de Milton. C’est aussi ce que le XVIIe et le XVIIIe siècle ont cru découvrir à de multiples reprises, par imitations interposées, déclarations ou théorisations. Entre autres avec L’Écumoire où Crébillon fils pastiche La Vie de Marianne de Marivaux pour le décrier. Mais le test n’a mis personne d’accord : certains y ont lu l’échec de Marivaux alors que d’autres en ont déduit le triomphe de son caractère inimitable33. Nodier, affirmant que le pastiche n’est souvent le fait que de médiocres imitateurs, en déduit pour sa part ceci : « Voulez-vous donc juger d’un écrit éblouissant, et savoir avec bien de la précision s’il a entraîné votre opinion par des qualités propres et en quelque sorte intrinsèques, ou s’il ne doit son premier succès qu’à la déception34 causée par un appareil adroit ? soumettez-le à l’épreuve du pastiche35. » Le pastiche serait un révélateur : si le style est imitable, c’est qu’il est régi par un ensemble de codes et de normes, qu’il s’appuie sur des modes ou des combinatoires mécaniques. Le génie authentique, proprement original, ne saurait, lui, être imité de la sorte36. C’est un débat proche que Les Fruits d’Or de Sarraute, tragédie mondaine et snob sur l’incapacité à décerner une valeur à une œuvre, exhume sous l’impulsion de Jacques. Celui-ci a réalisé un pastiche que sa femme parvient à faire passer pour un extrait prévu au départ pour figurer dans Les Fruits d’Or de Bréhier37. Or ce texte déclenche une querelle pour savoir si le pastiche peut surpasser son modèle et si on peut imiter les chefs-d’œuvre. Rien ne parviendra finalement à trancher la question, et la discussion s’achève sur l’ironique conclusion que Jacques, grâce à son texte et comparé à Bréhier, serait une sorte de Joyce...

L’invitation est cependant plaisante : nous serions autorisés à mesurer l’originalité d’un texte eu égard au nombre et à la réussite de ses imitateurs. Le texte singulier, par sa force, par sa nouveauté, mettrait au défi les écrivains de rivaliser avec lui. Mais il semble aussi plausible de pratiquer un autre test, relativement simple et dont les résultats sont pourtant captivants : la copie. Revêtons un instant le costume de Pierre Ménard, ce personnage d’une nouvelle de Borges, et procédons à ce qui est le degré zéro de l’imitation. Nous apercevrons avec effroi que la reproduction à l’identique est une chimère. En recopiant à plusieurs siècles de distance Don Quichotte, Ménard livre à ses lecteurs quelque chose de neuf puisque, le contexte ayant radicalement changé, la réception du texte ne peut plus être la même. C’est aussi ce que l’épisode des paroles gelées dans le Quart Livre de Rabelais indique, avec ces mots figés dans la glace et qui, réchauffés, sont prononcés dans une autre époque qui prohibe leur déchiffrement. Conséquence : la copie est un ferment de l’inédit dans la manière de percevoir ou d’interpréter les œuvres, ne serait-ce que par l’écart temporel entre la source et sa contrefaçon. La conclusion ne laisse pas d’inquiéter : quoi qu’on fasse, la copie est toujours autre que l’original.

Ces expériences nous disent donc que l’inimitable ne visiterait un texte qu’une fois qu’on a tenté de l’imiter ou qu’il a été imité, c’est-à-dire que « l’imitation qu’on en fait dépouille une œuvre de l’imitable38 ». Et aussi : que chaque imitation prouve que le modèle est inimitable, parce qu’elle accroît plus encore son individualité. L’axiome auquel on aboutit se formule comme un paradoxe : plus un texte a été imité, moins il est imitable39. Passant par-dessus la gêne ou la surprise occasionnées, plusieurs explications peuvent être avancées. Premier postulat : le caractère inimitable est premier. L’échec est inévitable mais l’imitateur, devant tant de géniale arrogance, imbibé de l’alcool distillé par l’envie, la rancœur ou la démesure, ne peut que tenter l’impossible. La deuxième hypothèse nous invite quant à elle à avoir foi en l’immense prodigalité du piratage. Celui-ci, à la manière d’un généreux donateur, ne détrousserait ses victimes que pour mieux les revigorer. Comment ? En leur fournissant une valeur insoupçonnée. Parce que l’imitateur les a choisies et presque élues comme modèles, a étendu leur zone d’influence, a intensifié leur visibilité, les a gratifiées de significations inédites. L’imitation est aussi une compensation. Elle exalte ses sources et les fait muter40. Plus encore : avec elle, le modèle se dérobe à l’imitateur par l’imitateur. Car celui-ci n’a pu copier que ce que son modèle était au moment où il a entrepris de le piller et non pas ce qu’il est devenu par la mue que sa propre imitation a réalisée. Toute imitation butte sur ce changement qu’elle orchestre : son modèle échappe à l’imitation par l’imitation. Aussi paradoxal qu’affolant, ce dérèglement des notions d’origine et d’originalité, qui présume que l’imitation rend inégalable, nous conduit donc face à un cas limite où l’imitable est un prérequis qui est annulé par ses conséquences (l’inimitable). Ainsi l’originalité pénètre-t-elle dans une zone trouble, celle de l’équivoque, puisqu’elle est à la fois déniée (on est imitable) et affirmée (on devient inimitable) au sein d’une aporie intellectuelle que l’imitation accomplit pourtant.

À partir de là, les vieux préjugés s’évident, les peurs se refroidissent, et l’imitateur glisse sans heurt vers le second paradoxe : imiter permet de se démarquer et de s’individualiser ; on rêve de devenir inimitable à force d’imitations. Cette certitude s’affermit autour d’une évidence assez proche de ce qu’on a déjà constaté au sujet du modèle : incapable de dupliquer sa source, le texte qui a imité est lui aussi nécessairement autre. Les écrivains, comme pour rejeter l’angoisse et le déshonneur auxquels ils se risquent, le martèlent comme un préalable. Pour eux, le règne de l’identique et de la copie est inconnu du monde de l’art. Sénèque et Molière ont suffisamment rappelé que ce dont ils s’emparaient devenait leur sitôt qu’énoncé par eux41. Ce n’est donc pas parce qu’on trempe sa plume dans l’encrier du voisin, que nos lignes ont la même couleur. « Je remodèle ce que je prends aux auteurs42 » : cette assertion de Burton est modulée sur tous les tons. On la fredonne dans tous les débats qui touchent, de près ou de loin, à l’imitation. Voyez la traduction, au cœur des démêlés avec le mimétisme, de la Renaissance au XVIIe siècle. Traduire, c’est déjà souscrire à la salutaire impossibilité de la copie. Bravache, Du Bellay lance par exemple au seuil de son grand livre pastichant le pétrarquisme : « Je me vante d’avoir inventé ce que j’ay mot à mot traduit les aultres43. » Regardez aussi comment Les Caractères est volontairement présenté comme la traduction d’un texte de Théophraste, tout en revendiquant son originalité. Le recueil tiendrait ainsi son origine d’un texte plus originel que lui tout comme il serait aussi sa propre origine. Quant à la réécriture, La Fontaine pourra proclamer : « Mon imitation n’est point un esclavage. / Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois / Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois44. » Mais prêtez bien attention à la progression des assertions. La négation restrictive, qui nous dit que le larcin ne concerne que les idées, est vite contrariée par une série d’ajouts : « et les tours, et les lois ». C’est-à-dire non seulement le fond mais aussi la forme et les règles. On se demande bien ce que La Fontaine ne chaparde pas et en quoi réside alors la création. Tout bonnement : dans le décalage spontané qu’instaure toute imitation. Pascal, dans Les Pensées, n’est pas en reste sur le sujet : « Qu’on ne me dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux45. » Confirmons ces déclarations avec Tristram Shandy, une œuvre avec laquelle nous pénétrons dans l’époque de naissance du roman anglais, le novel, lié par son nom à la nouveauté, et qui se fait en délaissant le romance. Or Sterne s’ingénie à déjouer cet état de fait en fondant à neuf un genre neuf. Plus encore, en instituant la nouveauté du novel sur de l’ancien par une copieuse dilapidation d’allusions, citations, pastiches et plagiats de la littérature du passé. Sterne a conscience de cette situation thématisée grâce à deux images usurpées au début de l’Anatomie de la mélancolie de Burton : « Ferons-nous éternellement de nouveaux livres comme les apothicaires font de nouvelles potions en versant d’une bouteille dans l’autre ? Enroulerons-nous éternellement la même corde que nous venons de dérouler46 ? » Or, dans le même temps, Sterne clame sans discontinuer son désir de non-conformisme et d’excentricité, en réfutant les règles établies. Nul besoin d’ajouter d’autres exemples, tous sont unanimes : l’imitation est le régime du « comme », de la ressemblance et non de l’identité.

Si bien que l’imitateur a pu croire que la meilleure façon d’être inimitable était finalement d’imiter. Gageons qu’il rêve, parfois inconsciemment, de confirmer la leçon que Bouhours retenait de Voiture : « En imitant les autres, il s’est rendu inimitable47 ». C’est que, dans une littérature guidée par la norme de l’originalité, travaillée par le discrédit et la peur de l’imitation, l’imitateur se singularise face à tous ceux qui renoncent à la contrefaçon. D’autant mieux que les imitateurs l’ont prouvé : signer de son nom, c’est faire sien48. Rappelez-vous en effet que « tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare, sont William Shakespeare49 ». Plus encore : le renégat découpe, transfère, aménage, déplace. Et, multipliant les imitations avec prodigalité, il devient de plus en plus difficile de pouvoir l’imiter. Cette accumulation de réécritures pluralise en effet l’œuvre qui imite, la diversifie, et rend plus improbable le fait de pouvoir l’imiter, supposant de repérer, de distinguer et de contrefaire un plus grand nombre de styles sans en revenir à l’original. C’est ainsi que, pas à pas, le chapardeur se démarque et gagne du terrain vers les terres de l’inimitable. Mais il existe aussi un deuxième élément qui hisse l’imitateur vers l’inimitabilité : faire émerger ces autres, qu’on écorche au passage, malmène et spolie en les imitant, c’est finalement montrer comment ils ont prédit ou annoncé une singularité inédite, celle de l’imitateur. Les réunir, pour le glaneur, c’est révéler son propre éclat ; c’est, peu ou prou, arborer fièrement les signes d’une élection. En offrant l’hospitalité à l’œuvre de l’autre, l’imitateur suggère qu’elle est précurseur de la sienne. Il laisse entendre, grâce à l’imitation, qu’il pourrait bien être inimitable.

 

Demeure alors une dernière option issue de ces deux paradoxes conjoignant l’exaltation et l’inquiétude (le modèle, parce qu’imité, se ferait inimitable et l’imitation, parce qu’imitant, deviendrait elle aussi inimitable). Car la tentation est grande pour le corsaire de vouloir gagner des deux côtés. Il voudrait atteindre une inimitabilité hyperbolique conquise à force de piratages chez les autres et d’invitations au braconnage sur ses propres terres. L’écrivain imité et imitant : la situation est enviable à plus d’un titre. Et elle transforme la perception du vol : celui-ci devient une adroite indélicatesse, une habileté inédite qui sécrète un désir mimétique, qui enjoint à être imité comme le chapardeur a imité. Ce fut en tout cas l’un des vœux les plus surprenants que put formuler Montaigne : « J’aimerais quelqu’un qui me sache déplumer50. » L’écrivain s’expose ouvertement au larcin comme il a pratiqué le larcin. Cette sommation au brigandage, ce défi à être singé, nous devons les lire comme le signe même d’un rêve de prendre la place des Anciens. D’être érigé au rang de modèle. Être imité, selon Montaigne, est le gage de la qualité de l’œuvre mimétique. De sa force à éveiller la fureur imitative. C’est presque une sorte d’appel à être comme Plutarque, l’une de ses victimes, contrefait, pillé, et ainsi, paradoxalement, légitimé. Plus encore : de le surpasser parce qu’on sera, comme lui, imité, mais en ayant au préalable imité. L’imitation telle que la pratique Montaigne devient le moyen le plus habile et le plus discret pour faire d’un texte moderne un classique. Plus exactement : un classique par anticipation.


1. Voir entre autres Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1922 [1894], p. VII. Le propos est de toute évidence plus complexe qu’il n’y paraît et on pourra se reporter ici à Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire, de Saint-René Taillandier à Lanson, Genève-Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2002.

2. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 878.

3. Marcel Proust, Correspondance, VIII, op. cit., p. 277.

4. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 677.

5. Ou éventuellement d’une impression subjective liée à une perception partielle des influences et des modèles comme le note Valéry : « Nous disons qu’un auteur est original quand nous sommes dans l’ignorance des transformations cachées qui changèrent les autres en lui » (Œuvres, I, op. cit., p. 634-635).

6. Expression qu’on retrouve chez Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

7. Jean Giraudoux, Siegfried, dans Théâtre, I, Paris, Grasset, 1958, p. 22-23.

8. Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 359.

9. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26.

10. Georges Perec, Un cabinet d’amateur, op. cit., p. 84.

11. Plus largement, et dans une autre optique, on se référera, sur la disparition des œuvres, à Judith Schlanger, Présence des œuvres perdues, Paris, Hermann, « Savoir. Lettres », 2010.

12. Voir en particulier Lynn Catterson, « Michelangelo’s Laocoön ? », Artibus et Historiae, vol. 26, no 52, 2005, p. 29-56.

13. Dans une tout autre perspective, Michael Riffaterre (notamment dans « L’intertexte inconnu », Littérature, no 41, 1981, p. 4-7) a pu montrer que la pertinence d’un rapprochement entre deux textes par le lecteur ne relevait pas de son objectivité mais de son rôle dans l’édification du sens du texte, si bien que l’intertextualité pourrait s’envisager comme une sorte d’achronie. Voir aussi La Production du texte, Paris, Le Seuil, 1979.

14. Nous nous contenterons d’un bref développement sur cette notion magistralement explorée par Pierre Bayard dans Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009. Voir aussi François Le Lionnais, « Le second manifeste », dans La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2007 [1973], p. 22-23.

15. C’est-à-dire, dans le contexte, « me faire battre comme un fripon ».

16. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1995, p. 67.

17. Georges Perec, Le Voyage d’hiver, op. cit., p. 20.

18. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 447.

19. Henri Michaux, La nuit remue, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 2005 [1967], p. 102-103.

20. Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, op. cit., p. 170.

21. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 36.

22. Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, III, Paris, Le Seuil, 2002 [1968], p. 43.

23. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 105.

24. Ibid. Voir aussi p. 583.

25. Ibid., I, p. 315.

26. Du Bellay est étrangement silencieux sur les secrets et mystères de la perfection de cette langue source. Serait-elle originellement parfaite ? Le poète n’en dit mot. Et on le lui reprochera, Guillaume Des Autels en tête, ce qui l’amènera à tempérer ses projets s et progressistes dans la préface de L’Olive. Edward Young dans Conjectures sur la composition originale butte sur la même situation mais déduit de l’absence de modèle à imiter chez les Anciens un moindre mérite à être original. La seule chose à imiter chez eux serait de la sorte leur absence d’imitation... Mais dans le même temps, il fait l’hypothèse que les Anciens ne seraient originaux que parce que leurs modèles auraient disparu (cf. Roland Mortier, L’Originalité, op. cit., p. 75-86).

27. Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 44.

28. Charles Nodier, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, op. cit., p. 26-27.

29. François Rabelais, Pantagruel, Paris, Le Livre de proche, 1964, p. 53-55.

30. Ibid., p. 47.

31. Gérard de Nerval, Angélique, dans Les Filles du feu. Les Chimères, Paris, Flammarion, « GF », 1994, p. 170. Le récit est d’ailleurs dédié à Dumas qui avait souvent plagié et pastiché, en particulier le pasticheur Nodier qu’imite aussi Nerval...

32. François-René de Chateaubriand, Essai sur les révolutions. Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 637.

33. Le rare mérite reconnu à l’imitation par Edward Young dans ses Conjectures sur la composition originale serait justement celui-ci : mettre en exergue l’originalité et le caractère inimitable du modèle.

34. C’est-à-dire la ruse.

35. Charles Nodier, Questions de littérature légale, op. cit., p. 95.

36. Ce qui invite d’ailleurs à penser dans un premier temps que la copie, l’emprunt textuel ou la citation littérale seraient des preuves que le texte source n’est pas imitable et contraint à être simplement décalqué. C’est une conclusion assez proche à laquelle arrivait Aragon au sujet du collage en peinture qui serait « la reconnaissance par le peintre de l’inimitable, et le point de départ d’une organisation de la peinture à partir de ce que le peintre renonce à imiter » (Les Collages, Paris, Hermann, « Miroirs de l’art », 1965, p. 112). Lorsque l’imitateur se met à citer ou à plagier, on pourrait en effet se demander s’il n’avoue pas son échec à imiter...

37. Nathalie Sarraute, Les Fruits d’Or, op. cit., p. 123-130.

38. Paul Valéry, Œuvres, II, op. cit., p. 631.

39. Sans vouloir compliquer outre mesure le problème mais afin d’indiquer à quel point ces logiques circulaires sont retorses, on ajoutera que si l’original peut être défini par rapport à ses suites et à ses imitations, celui-ci pourrait pourtant dès le départ être une imitation et ne plus être original. Cette imitation première aurait entraîné des imitations qui l’ont rendue inimitable, ce que son propre modèle, caché ou disparu, n’aurait paradoxalement pas fait...

40. Voir sur ce sujet la nouvelle de Borges, « Kafka et ses précurseurs », dans Enquêtes, ainsi que Judith Schlanger, La Mémoire des œuvres, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1992.

41. Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, XII, 11 et XVI, 17, ainsi que la formule prêtée à Molière en réponse à ceux qui l’accusaient d’avoir pris une scène du Pédant joué pour Les Fourberies de Scapin : « je prends mon bien où je le trouve ».

42. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 78.

43. Joachim Du Bellay, préface à L’Olive, dans Œuvres poétiques, I, Paris, Classiques-Garnier, 2009, p. 11.

44. Jean de La Fontaine, Épître à Huet, v. 26-28.

45. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2000, p. 376.

46. Laurence Sterne, Vie et Opinions de Tristram Shandy, Paris, Flammarion, « GF », 1998, p. 307. Cette question est d’ailleurs aussi traitée sur un mode plus sérieux dans Les Sermons de Mr Yorick. Voir aussi Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, op. cit., p. 75.

47. Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et Eugène, Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2003, p. 246.

48. Si on pousse jusqu’au bout cette logique, il faudrait presque en conclure que l’imitation n’existerait plus ou alors qu’elle ne subsisterait que par anticipation...

49. Jorge Luis Borges, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Fictions, op. cit., p. 22.

50. Michel de Montaigne, Essais, II, op. cit., p. 105.