À la porte de l’imitation, qu’il s’agisse de pastiches ou de parodies, on voudrait donc voir l’amusement, la détente ou l’hédonisme. Mais les avis divergent. Passe-temps ou profanation, sagesse paradoxale ou vice, fil à la patte ou tremplin créatif, le consensus est malaisé. Entre mal du siècle, couleur d’époque ou corruption universelle, on ne sait trop où situer l’exercice qui tape sur les nerfs des uns et galvanise le culte des autres. Il y a toujours maldonne lorsqu’on fait le ménage et qu’on range les forbans de la littérature dans des cases. On n’en finira pas de détecter des nuances de peur et de plaisir, de voir surgir là où on ne l’attendait plus la crainte de l’autre et de sa parole autoritaire. Il serait donc sans doute malvenu de penser que la terreur de l’imitation et de l’influence a planté son drapeau sur toute notre littérature. Pour bien des plumes, elle ne compte guère ou elle se mâtine singulièrement avec autre chose. Ce qui, pourtant, n’est nullement négligeable : dans ces chatoiements, se tiennent en effet de profondes contradictions dont est tributaire l’imitation, dans la perception qu’en ont les écrivains comme dans celle des lecteurs. Une gêne est palpable face à l’imitation et à l’influence parce qu’elles heurtent notre besoin naturel d’originalité qui définit pour nous l’intérêt des œuvres. Mais aussi parce que l’imitation est associée à la répétition et est volontiers vue comme un renoncement à la singularité. Elle menace l’identité propre de celui qui écrit avec les mots des autres.
De ces ambivalences, je n’alléguerai d’abord qu’un seul exemple qui vaut justement parce qu’il n’est pas de l’ordre de l’évidence : Ulysse de Joyce. À savoir un roman iconoclaste qui ne recule devant aucune transgression ou innovation. Qui malmène la langue et l’écriture, qui passe à la torture notre perception du réel, qui jouit de tout subvertir. La certitude du créateur y évince toute possibilité de hantise mimétique. Précisons les choses avec la quatorzième section, « Bœufs du soleil », qui déploie une série de pastiches non déclarés mais reconnaissables, retraçant chronologiquement une histoire de la littérature anglaise. En tout état de cause, l’imitation y est brandie comme un étendard. On peut y lire autant un hommage de Joyce à ses prédécesseurs qu’une gageure pour les surpasser. Mais on doit aussi interpréter ce défilé pasticheur en regard du modèle que le chapitre réécrit : l’épisode des bœufs du soleil dans L’Odyssée d’Homère. En substance, l’aède nous y raconte comment les compagnons d’Ulysse ont transgressé l’interdit de toucher aux appétissants bœufs du soleil pour en faire un festin mémorable. Mais les dieux sont intransigeants : les coupables seront châtiés et périront, laissant Ulysse seul pour poursuivre son voyage. Si l’on accepte que Joyce n’a pas placé pour rien sa suite de pastiches dans le chapitre « Bœufs du soleil », nous sommes obligés d’y deviner une symbolique assez claire : les agapes pasticheuses auxquelles s’adonne le texte pourraient bien violer un interdit, une certaine doxa instituée qui proscrit de toucher au sacré de la littérature passée. Entre crime et châtiment, ce serait entre ces bornes que Joyce situerait l’imitation. À condition cependant de ne pas ignorer que la scène se déroule dans une maternité et relate un accouchement si bien que les neuf imitations qui se succèdent ne peuvent être interprétées autrement que comme une gestation où le pastiche des maîtres anciens se fait apprentissage progressif, parcours initiatique qui, surmontant les craintes et les embargos, délaissant ses partenaires suppliciés par l’inflexible divinité, débouche enfin sur l’invention d’un style personnel. Tout y est, ou presque : apprentissage pasticheur, hantise de la soumission et de la répétition, censure de l’imitation, punition des flibustiers, jouissance du détournement, triomphe de la singularité.