DEUXIÈME PARTIE

DE L’IMITATION COMME DÉFI À L’IMITATION

Ces terreurs nocturnes et diurnes qui ruissellent en nous lorsque des mots étrangers nous colonisent, cette panique de se sentir visité et privé de droit de regard sur nos propres phrases, ces irrésistibles attractions vers l’autre et sa plume qui nous hypnotisent, où l’on désire changer d’écriture, de langue, de voix ou de nom comme pour changer enfin de peau, ces déchirures où un Moi perméable rêve à la fois d’être l’autre et de rester soi, pourraient bien mener au silence, à la paralysie ou à la folie si ne se profilait aussi, comme une chance de salut, le rêve de leur résister.

Il faudrait donc envisager aussi ceux qui, de la parade à la bravade, ont tenté de contester les doxa, de récuser les mises à l’index et d’affronter les frissons mimétiques. Car il y a aussi, derrière et en réaction à la crainte qu’elle inspire, une pratique amoureuse, exaltante, souvent jubilatoire, de l’imitation. Et c’est en méditant sur ces essais de réenchantement que nous pouvons aussi saisir les raisons de la panique qu’elle nous inspire à sa lecture ou à sa mise en œuvre. On le sait : toute passion, de Platon à Bataille, est conçue comme un anéantissement de soi dans l’autre, une métamorphose de l’autre en soi. La pulsion mimétique n’est guère différente. Elle doit être vue comme une tension vers le différent et l’impropre, un état intermédiaire, un entre-deux analogue à la fusion des amants.

Ces contradictions, allant de l’érotique de l’écriture à ses voisinages avec l’aliénation, l’affolement, l’obsession et l’aigreur, participent pleinement à l’histoire des représentations. Elles tiennent à la question qu’est l’imitation pour la littérature : celle de l’origine et de l’originalité. C’est-à-dire ce nœud où le Moi et l’autre s’étreignent et se séparent, s’admirent, s’énamourent, se déchirent et se battent. Imiter, c’est d’une manière ou d’une autre briser le mythe de l’étanchéité des êtres, de la solitude des plumes et de la singularité. C’est se demander ce qui est premier, source, modèle, cause. C’est nécessairement soulever un faisceau d’énigmes sur l’homme pour lesquelles l’imitation n’est pas seulement l’entremetteur d’un débat philosophique mais auxquelles elle apporte, à sa manière, d’autres réponses. Elle est le lieu où l’écrivain explore avec le plus d’acuité et d’intensité la dissemblance et la ressemblance, la transformation de mauvaise foi de l’être en ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’est pas en ce qu’il est : elle en sonde les variantes, elle en livre les récits, elle en cherche les formules.

L’imitation comme défi à l’imitation : voilà donc une expérience radicale qui complexifie encore l’horizon existentiel attaché à la réécriture. C’est pour cette raison que les ruses de l’imitation ne s’arrêtent pas là. Correction des autres, refoulement ou répression de leur présence, combat acharné contre eux : toutes ces attitudes face à autrui répondent à l’étonnante contiguïté de la peur, de l’amour et du plaisir mimétiques mais les embrasent aussi, les divulguent, les attisent ou les canalisent. Il importe ainsi de voir comment l’imitation a appelé à être repensée au-delà de l’antagonisme qui l’oppose à l’invention. Plus que la réalité effective des phénomènes que nous allons décrire, ceux-ci valent comme des prises de position théorique et pratique pour réhabiliter l’imitation en en faisant un moyen de guérir l’imitation elle-même ou en la pensant à travers des paradoxes, parfois très complexes, où on imiterait sans répéter, sans recourir à un modèle, ou pour devenir inimitable. Avec l’imitation, on pénètre donc dans une pensée du paradoxe particulièrement élaborée et dont nous aurons à suivre les excès, les fantaisies, les méandres, en se gardant d’y voir de simples abstractions ou des raisonnements virtuoses pour intellectuels. Car ces paradoxes, si surprenants qu’ils soient, sont soutenus par deux choses essentielles : des émotions fortes (peur et plaisir) et des réalisations concrètes qui cherchent, sans toujours y parvenir, à les valider. Ils permettent de voir autrement l’ensemble de notre littérature et l’histoire des œuvres par rapport aux valeurs qui ont servi à les définir et par rapport aux affects qui y circulent. Lorsqu’on envisage les mille et une manières de comprendre l’imitation et de la mettre en pratique chez les écrivains, on comprend mieux comment cette attitude, parfois redoutée et réprouvée, est pourtant le ressort le plus efficace pour échapper à ses implications les plus immédiates : l’aliénation à une source et l’anéantissement de sa propre identité. L’immense paradoxe que cristallise l’imitation est qu’on la craint pour ce qu’elle est mais qu’on s’y applique pour ce qu’elle permet, à savoir s’opposer à elle-même.