La présente recherche est issue de plusieurs préoccupations, les unes privées, les autres professionnelles, d’autres enfin que je dirais publiques.
Préoccupation privée : pour ne rien dire du regard porté maintenant sur une longue vie – Réflexion faite –, il s’agit ici d’un retour sur une lacune dans la problématique de Temps et Récit et dans Soi-même comme un autre, où l’expérience temporelle et l’opération narrative sont mises en prise directe, au prix d’une impasse sur la mémoire et, pire encore, sur l’oubli, ces niveaux médians entre temps et récit.
Considération professionnelle : cette recherche reflète une fréquentation des travaux, des séminaires et des colloques dus à des historiens de métier confrontés aux mêmes problèmes relatifs aux liens entre la mémoire et l’histoire. Ce livre prolonge ainsi un entretien ininterrompu.
Préoccupation publique : je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués.
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L’ouvrage comporte trois parties nettement délimitées par leur thème et leur méthode. La première, consacrée à la mémoire et aux phénomènes mnémoniques, est placée sous l’égide de la phénoménologie au sens husserlien du terme. La deuxième, dédiée à l’histoire, relève d’une épistémologie des sciences historiques. La troisième, culminant dans une méditation sur l’oubli, s’encadre dans une herméneutique de la condition historique des humains que nous sommes.
Chacune de ces trois parties se déroule selon un parcours orienté qui se trouve assumer chaque fois un rythme ternaire. Ainsi la phénoménologie de la mémoire s’ouvre délibérément sur une analyse tournée vers l’objet de mémoire, le souvenir que l’on a devant l’esprit ; elle traverse ensuite le stade de la quête du souvenir, de l’anamnèse, du rappel ; on passe enfin de la mémoire donnée et exercée à la mémoire réfléchie, à la mémoire de soi-même.
Le parcours épistémologique épouse les trois phases de l’opération historiographique ; du stade du témoignage et des archives, il passe par les usages du « parce que » dans les figures de l’explication et de la compréhension ; il se termine au plan scripturaire de la représentation historienne du passé.
L’herméneutique de la condition historique connaît également trois stades ; le premier est celui d’une philosophie critique de l’histoire, d’une herméneutique critique, attentive aux limites de la connaissance historique que transgresse de façons multiples une certaine hubris du savoir ; le second est celui d’une herméneutique ontologique attachée à explorer les modalités de temporalisation qui ensemble constituent la condition existentiale de la connaissance historique ; creusé sous les pas de la mémoire et de l’histoire s’ouvre alors l’empire de l’oubli, empire divisé contre lui-même entre la menace de l’effacement définitif des traces et l’assurance que sont mises en réserve les ressources de l’anamnèse.
Mais ces trois parties ne font pas trois livres. Bien que les trois mâts portent des voilures enchevêtrées mais distinctes, ils appartiennent à la même embarcation destinée à une seule et unique navigation. Une problématique commune court en effet à travers la phénoménologie de la mémoire, l’épistémologie de l’histoire, l’herméneutique de la condition historique : celle de la représentation du passé. La question est posée dans sa radicalité dès l’investigation de la face objectale de la mémoire : qu’en est-il de l’énigme d’une image, d’une eikōn – pour parler grec avec Platon et Aristote –, qui se donne comme présence d’une chose absente marquée du sceau de l’antérieur ? La même question traverse l’épistémologie du témoignage, puis celle des représentations sociales prises pour objet privilégié de l’explication/compréhension, pour se déployer au plan de la représentation scripturaire des événements, conjonctures et structures qui ponctuent le passé historique. L’énigme initiale de l’eikōn ne cesse de se renforcer de chapitre en chapitre. Transférée de la sphère de la mémoire à celle de l’histoire, elle est à son comble avec l’herméneutique de la condition historique, où la représentation du passé se découvre exposée aux menaces de l’oubli, mais aussi confiée à sa garde.
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Quelques remarques à l’adresse du lecteur.
Je mets à l’essai dans ce livre un mode de présentation dont je n’ai jamais fait usage : afin d’alléger le texte des considérations didactiques les plus pesantes – introduction d’un thème, rappel des liens avec l’argumentation antérieure, anticipation des développements ultérieurs –, j’ai placé aux principaux points stratégiques de l’ouvrage des notes d’orientation qui diront au lecteur où j’en suis de mon investigation. Je souhaite que cette manière de négociation avec la patience du lecteur soit bien accueillie par ce dernier.
Autre remarque : j’évoque et cite fréquemment des auteurs appartenant à des époques différentes, mais je ne fais pas une histoire du problème. Je convoque tel ou tel auteur selon la nécessité de l’argument, sans souci d’époque. Ce droit me paraît être celui de tout lecteur devant qui tous les livres sont simultanément ouverts.
Avouerais-je enfin que je n’ai pas de règle fixe dans l’usage du « je » et du « nous », à l’exclusion du « nous » d’autorité et de majesté ? Je dis de préférence « je » quand j’assume un argument et « nous » quand j’espère entraîner à ma suite mon lecteur.
Que donc vogue notre trois-mâts !
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Qu’il me soit permis, le travail terminé, d’adresser le témoignage de ma gratitude à ceux de mes proches qui ont accompagné et, si j’ose dire, approuvé mon entreprise. Je ne les nommerai pas ici.
Je mets à part les noms de ceux qui, outre leur amitié, m’ont fait partager leur compétence : François Dosse qui m’a conseillé dans l’exploration du chantier de l’historien, Thérèse Duflot qui, à la faveur de sa force de frappe, est devenue ma première lectrice, vigilante et parfois impitoyable, enfin Emmanuel Macron à qui je dois une critique pertinente de l’écriture et la mise en forme de l’appareil critique de cet ouvrage. Un dernier mot pour remercier le président-directeur des Éditions du Seuil et les directeurs de la collection « L’ordre philosophique » de m’avoir, une fois de plus, accordé leur confiance et leur patience.