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Bon. Comment supporter ce qui va se passer ? comment lire le récit d’actions si ignobles, de choses si honteuses, si tragiques ?

Que pourrait-il y avoir de plus affreux ? vous demanderez-vous peut-être à juste titre.

Oh, lecteur innocent, fais ton travail, et lis.

Écoute simplement ! Supporte ! Ou bien ferme ce livre, et pars ! Tourne-toi vers des histoires plus heureuses. Laisse derrière toi ces pages bientôt désespérées-désolées-désenchantées. Pars vite !

Sinon, continue à lire.

C’est la nuit noire. Tout semble calme au 69 Fish Quay Lane. Stan, dans son placard, est profondément endormi. Il rêve de canards, de poissons dans un seau et d’une fille qui épie par un judas dans la poussière. Annie fait un somme, elle aussi. Elle rêve des choses telles qu’elles étaient avant. Elle tient la main de son mari et celle de son neveu, et ils marchent en riant le long du fleuve étincelant. Il y a de grands navires à moitié construits. Il y a des hommes au travail. Il y a des vendeurs de cornets de poisson frit et de frites qu’on mange sur le quai. Il n’y a pas de machines pour mettre le poisson en boîte. Et dans son rêve, Ernie rit doucement.

Mais Ernie ne dort pas. Il ne rit pas. Il est perché sur une machine à découper le poisson en filets. Il réfléchit, réfléchit, et tandis qu’il réfléchit, il a une vision – une vision radieuse, magnifique et horrible. Il sait qu’il devrait la repousser, qu’il devrait l’ignorer, qu’il devrait lutter contre elle.

Et il essaye, il essaye vraiment.

– Non ! dit-il entre ses dents. (Il serre les poings.) Non !

Autour de lui, ses machines sommeillent. Elles émettent de faibles grésillements électriques, des gargouillements d’eau, des sifflements de vapeur. Ernie sait que les machines lui appartiennent, qu’elles attendent, qu’elles obéiront à sa volonté. Il sait que, grâce à elles, sa vision pourrait devenir réalité.

Mais il continue à lutter contre elle.

– Non ! Aargh ! Je ne peux pas ! Non !

La nuit est dense, à présent, profonde, et la vision revient, revient encore, et encore. Ernie murmure :

– Non. Non. Non !

Puis c’est presque l’aube. L’heure la plus silencieuse, la plus mortelle. Le moment le plus sombre de la nuit.

– Non, murmure-t-il de nouveau, mais, alors même qu’il murmure, il descend de sa machine à découper les filets. Il passe sur la pointe des pieds à côté de sa femme endormie. Puis, sur la pointe des pieds, il se dirige vers la porte du placard de son neveu endormi. Il tient une poêle à frire à la main. Et les machines soupirent, à moitié d’horreur, à moitié de joie, à l’idée de ce que leur maître va faire.

– Sois courageux, se dit-il entre ses dents, tandis qu’il se glisse doucement vers la porte du placard. Oui, c’est affreux, mais c’est pour notre bien. Oui, c’est cruel, mais c’est ce qui nous rendra riches. Célèbres, même. Personne ne pourra plus nous obliger à fermer. Personne ne pourra plus rien nous prendre. Vas-y, Ernie. Fais-le. Fais-le pour l’avenir. Fais-le pour ta famille. Fais-le pour le pauvre, pauvre petit Stan…

Il ouvre la porte. Un rayon de lune brille au-dessus du garçon assoupi et éclaire le seau. Ils sont là, les beaux et doux poissons rouges. Ernie est complètement enfermé dans sa vision, à présent. Il ne résiste plus. Il sourit en trempant sa main dans l’eau, en attrapant les poissons un par un, en les mettant un par un dans sa poêle.

Il en attrape douze. Ils halètent, se tordent, et se tortillent dans la poêle. Le treizième se dérobe d’un petit mouvement vif, plonge dans l’eau, échappe sans cesse aux doigts d’Ernie, qui gronde et claque la langue.

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– Tiens-toi tranquille, sale…

Stan remue dans son sommeil. Ernie s’accroupit, reste aussi immobile qu’une statue, et retient sa respiration. Les douze poissons aspirent désespérément l’air, ils souffrent atrocement, en silence. Stan continue à dormir. Ernie recule furtivement et se glisse hors du placard.

– Venez avec moi, mes mignons, chuchote-t-il. (Il se dirige rapidement vers ses machines.) Vous n’aurez pas mal du tout, ajoute-t-il.

Il appuie sur des boutons, lève des leviers d’une pichenette, presse des touches. Il sourit. Il serre les poings. Il saute de joie en voyant ses machines revenir à la vie, et se met au travail.

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