Il est presque temps de parler de Pancho Pirelli. Il va bientôt entrer dans l’histoire. « Qui est Pancho Pirelli ? » vous demanderez-vous peut-être. Ce type est une légende de la nageoire, un génie de la queue de poisson. Il est tellement époustouflant que certains se demandent s’il est vraiment humain. Comment peut-il faire ce qu’il fait ? Comment peut-il éviter la mort jour après jour après jour ? Il doit avoir des branchies ; il doit avoir des écailles ; il doit avoir des étincelles de phosphore dans le cerveau ; il doit avoir des particules d’anguille dans le sang. C’est un poisson dans l’eau, c’est une légende, et en apparaissant, il va complètement bouleverser le monde de Stan. Pour l’instant, bien sûr, à ce tournant de l’histoire, Pancho ne sait même pas que Stanley Potts existe. Et, de son côté, Stanley ignore tout de Pancho. Mais leurs chemins sont déjà tracés. Ils se dirigent l’un vers l’autre. Qu’ils le veuillent ou pas, il vont se rencontrer. C’est leur destin. Ce ne sera pas long.
En attendant, Stan est avec Dostoïevski et Nitasha dans la Land Rover, qui roule lourdement sur la route.
Derrière eux, la caravane oscille, grince et tangue. Ils suivent la côte. Il y a des dunes, des plages, la mer à perte de vue, quelques baraques en bois et deux ou trois villages. Le soleil brille dans le grand bleu du ciel, la mer scintille, la brise souffle, et des bateaux dansent, balancés par la houle. Dostoïevski est aussi heureux qu’on peut l’être.
– C’est ça, la vie, Stan ! s’exclame-t-il. La route devant soi ! Le monde nous appartient ! Nous sommes sauvages, sans attaches, libres comme l’air !
Il donne un coup de volant pour éviter un nid-de-poule sur la route. Il sourit à Stan dans le rétroviseur.
– Qu’est-ce qu’il en pense, notre Stan ? Qu’est-ce que ça fait d’être libre comme l’air ?
Stan détourne les yeux. Il trempe ses doigts dans l’aquarium. Il regarde les dunes défiler. Il commence déjà à se demander s’il n’a pas eu tort d’agir comme il l’a fait. Pourquoi tourner le dos à tout ce qu’il aime ? Qu’est-ce qui lui a donc pris ?
Nitasha se retourne et a un petit sourire ironique.
– Il pleure comme un veau, lance-t-elle.
– Non ! Pas du tout ! réplique Stan.
Dostoïevski regarde de nouveau Stan.
– C’est normal, dit-il. Tu pleurerais toi aussi, Nitasha, si tu avais fait ce qu’il vient de faire. Pas vrai, Stan ? Tu as des regrets, mon garçon ?
Stan essaie de maîtriser sa voix. Il essaie d’éviter le regard de Nitasha.
– Non, dit-il, mais sa voix n’est qu’un faible murmure.
– Ta famille te manque ? reprend Dostoïevski.
Stan croise le regard de l’homme.
– Juste un peu, monsieur Dostoïevski, répond-il enfin.
Nitasha étouffe un gloussement.
Dostoïevski adresse un clin d’œil à Stan dans le rétroviseur.
– Elle doit te manquer, je sais. Mais c’est pas grave. Tu vas bientôt t’habituer à être avec nous. Tu vas bientôt t’habituer à être libre et sans entraves. Pas vrai, Nitasha ?
– Si, marmonne Nitasha.
Stan baisse les yeux. « Sois courageux », se dit-il.
– Et tu oublieras bientôt les gens que tu as laissés derrière toi, ajoute Dostoïevski. Pas vrai, Nitasha ?
– Si, répond Nitasha d’une voix brusque. Il oubliera.
– C’est ça, poursuit Dostoïevski. Alors, t’inquiète pas, mon garçon. Nous sommes une famille, maintenant, et on s’occupera de toi.
Il appuie sur l’accélérateur. Le moteur rugit. La Land Rover et la caravane de la pêche aux canards roulent dans un grondement sourd.
Stan se laisse aller en arrière sur son siège. Il se dit qu’il a bien fait. Il se dit que tout ira bien. Il se dit qu’il faut être courageux. Mais il doit continuer à retenir ses larmes.