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Ils roulent et roulent encore. Dostoïevski et Nitasha mangent de petits pâtés en croûte et un mélange de sucreries qu’ils ont achetées dans une station-service. Nitasha lance quelques friandises à Stan par-dessus son épaule : des cacahouètes au chocolat, des perles multicolores, des chewing-gums américains, des bonbons à la menthe, des mini-bouteilles de soda, des serpents en gelée. Il y en a sur les genoux de Stan et tout autour de lui, sur le siège et par terre. Les yeux rivés à la fenêtre, il contemple le monde, qui semble de plus en plus vaste à mesure qu’ils avancent.

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– Il faut que tu manges, dit Dostoïeski. Il faut que tu gardes des forces, Stan. Ce n’est pas facile de s’occuper d’un stand ambulant de pêche aux canards.

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Alors, Stan lèche des bonbons en forme de cœur avec EMBRASSE-MOI VITE et TU ES DÉLICIEUX imprimé dessus. Il mâche doucement un poupon en gelée bleu. Il remue les doigts dans l’aquarium et sent les nageoires, les queues et les bouches
minuscules des poissons bouger tendrement contre sa peau. D’autres véhicules de la fête foraine circulent sur la route. Un énorme camion du Mur de la Mort les dépasse lourdement. Un camping-car avance, poussif, tandis qu’à l’intérieur une femme à barbe et une femme tatouée leur font signe en riant par la fenêtre. Dostoïevski les salue à son tour d’un grand geste, et klaxonne.

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La journée s’écoule, la lumière commence à pâlir. Le soleil descend vers la mer qui s’assombrit peu à peu. Une ville se dessine au loin, avec des flèches, des gratte-ciel, des tours. Dostoïevski se réjouit bruyamment.

– Voilà l’endroit qu’il nous fallait ! s’exclame-t-il. Voilà l’endroit qui a besoin d’une pêche aux canards !

Ils entrent dans les faubourgs de la ville et s’arrêtent à un feu rouge. Un policier s’approche et se plante devant eux, les mains sur les hanches.

– Sagesse exemplaire, Stan ! lui souffle Dostoïevski.

L’agent de police marche vers la portière du conducteur.

– Vous êtes avec la fête foraine, dit-il.

– Oui, monsieur, répond Dostoïevski.

– Votre nom ?

– Wilfred Dostoïevski, monsieur. Et voici les enfants, Stanley et Nitasha.

Le policier contourne la voiture jusqu’à la portière de Stan. Il regarde à travers la vitre. Il ouvre la portière et éclaire le visage de Stan avec sa torche. Stan voudrait crier : Oui ! Vous m’avez pris ! Emmenez-moi ! Arrêtez-moi ! Je suis Stanley Potts, le garçon qui s’est enfui de Fish Quay Lane !

Le policier plisse les yeux.

– Ainsi, tu t’appelles Stanley, c’est ça ? murmure-t-il.

– Oui, monsieur.

– Et dis-moi, Stanley, poursuit-il encore plus doucement, est-ce que tu es du genre à troubler l’ordre public ?

– Bien sûr que non, monsieur ! intervient Dostoïevski. C’est un garçon…

Le policier se tourne vers lui.

– Ce n’est pas à vous que j’ai posé la question, monsieur Dostoïevski, c’est clair ?

– Oui, monsieur, reconnaît Dostoïevski.

– Alors, ne vous mêlez pas de ça ! (Il découvre ses dents en une sorte de sourire.) Es-tu du genre à troubler l’ordre public, jeune Stanley ?

– Non, monsieur, murmure Stan.

– Bien ! Parce que tu sais ce qu’on fait aux voyous dans cette ville ?

– Non, monsieur.

– Bien ! Ça vaut mieux pour toi ! Parce que tu sais ce qui se passerait si tu le savais ?

– Non, monsieur.

– Tu serais… mort… de peur ! dit le policier. (Il continue à braquer sa torche sur le visage de Stan.) Tu sais ce que je sais ? demande-t-il.

– Non, monsieur.

– Je sais comment sont les jeunes comme toi et je sais ce que les jeunes comme toi manigancent, surtout dans cette sale période. Je vous connais, vous, les garnements de saltimbanques ! Toujours à vous balader et à errer à travers le monde en laissant toutes sortes d’ennuis sur votre passage. Je sais aussi que si ça ne tenait qu’à moi… (Il baisse sa torche.) Mais c’est une autre histoire.

La circulation s’intensifie. Une voiture klaxonne. Le policier se retourne. Il braque sa torche sur la voiture qui est juste derrière.

– Excusez-moi, monsieur ! s’écrie une voix craintive. C’est ma faute ! Je ne vous avais pas vu !

Le policier griffonne quelque chose dans un carnet. Il indique un petit chemin sur le côté avec sa torche. Il lance un regard noir à Dostoïevski.

– C’est là qu’on vous envoie tous, dit-il. Au terrain vague. Là où il y a les tas d’ordures. C’est là que votre stupide fête foraine aura lieu. C’est là que vous resterez. Là et nulle part ailleurs. Et dès que ce sera fini…

– Dès que ce sera fini, dit Dostoïevski, on nettoie et on reprend la route.

– Exact. Et s’il y a le moindre problème…

– Et s’il y a le moindre problème, alors on paiera.

– Je vois que vous êtes dans ce genre de travail depuis longemps, monsieur Dostoïevski.

– De père en fils, répond Dostoïevski.

Le policier ricane en hochant la tête d’un air méprisant.

– Comment peut-on être assez bête pour gâcher sa vie comme ça ! Allez-y ! Roulez ! Je ne veux plus vous revoir, ni vous ni vos petits voyous. Allez !

Dostoïevski repart sur le petit chemin obscur et défoncé.

– C’est toujours la même chose, Stan, dit-il. Ils nous traitent comme si on était un fléau, alors qu’ils devraient nous accueillir comme une bénédiction. N’y fais pas attention.

La route est surplombée par des arbres et bordée de hautes haies des deux côtés. Elle se prolonge bientôt par un chemin sale et glissant, qui aboutit dans un terrain vague où brûlent des feux et où la fumée s’enroule en panache dans le ciel. Il y a des Land Rover, des caravanes, des chiens qui courent, des enfants qui gambadent, des gens qui jouent de la musique.

– Nous y sommes, dit Dostoïevski. Nous nous occuperons bien de toi, Stan. Ma Nitasha et moi. N’est-ce pas, ma chérie ?

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