Il est facile d’installer un stand de pêche aux canards, surtout quand il a été monté tant de fois et dans tant d’endroits pendant tant d’années. Stan se met au travail avec Dostoïevski. Ils vissent ensemble les planches de bois, puis il plante quelques piquets pour installer un auvent, qu’il fixe avec des cordes. Il recule d’un pas. Admire. Lit les inscriptions en lettres écarlates :
Ensuite, il va chercher le bassin en plastique pour les canards en plastique et l’installe au milieu du stand.
Stan est content de faire ça, il se sent toujours bien quand il travaille dur. Il va et vient en courant jusqu’à un robinet au bord du terrain. Il rapporte de l’eau dans un seau et remplit le bassin. Sur le chemin, il s’aperçoit qu’il a déjà des amis – des gens qui crient son nom et lui font des signes de la main.
Tout autour de lui les stands et les tentes se montent. Le soleil brille. La foire grandit d’heure en heure.
Il y a des manèges pour les petits et pour les grands. Des autos tamponneuses et des chevaux de bois. Une maison hantée, un train fantôme, le château de Dracula. Des stands de tir et des jeux de massacre. Il y a des hot dogs, des frites, des hamburgers, de la longe de bœuf et des jambonneaux. Stan voit la caravane de Gypsy Rose avec le petit poney attaché à une corde tout près d’elle, et d’autres caravanes avec des noms tsiganes peints sur les côtés. Il remplit le bassin ; il nettoie les canards ; il les pose sur l’eau. Il va chercher les cannes et les hameçons, puis les aligne pour les clients. Il prend les poissons rouges dans l’aquarium, et les glisse dans des sacs en plastique remplis d’eau. Pendant qu’il les accroche en haut du stand, il leur chuchote qu’il s’efforcera de les envoyer dans de bonnes maisons. Il ne prend pas le treizième poisson, bien sûr, qui nage gracieusement dans l’aquarium, en murmurant adieu à ses compagnons.
Dostoïevski applaudit quand tout est fini. Il voit
Nitasha qui regarde par la fenêtre de la caravane, et montre Stan du doigt comme s’il était vraiment fier de lui. Nitasha fronce les sourcils.
– Tu es doué, Stan, dit-il. C’est comme si tu étais
né pour ça.
Stan trouve du papier et un crayon. Il s’assied dans l’herbe et établit soigneusement, de sa plus belle
écriture, plusieurs attestations.
Nitasha sort de la caravane. Elle a le regard brouillé et porte une vieille chemise de nuit sale.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demande-t-elle. (Elle prend l’un des documents. Elle le lit et ricane.) De l’affection ! dit-elle. De l’affection ! Ha ! Tu crois que les gens tiendront compte de ça dès que tu auras le dos tourné ?
– Oui, répond Stan. Ils doivent le promettre.
– Fais pas attention, Stan ! lui conseille Dostoïevski.
(Il observe sa fille et hoche la tête.) Et penser que c’était une gamine adorable.
– Que c’était ? Oui, que c’était ! répète Nitasha.
– Mais ça, reprend Dostoïevski, c’était à l’époque de Mme Dostoïevski.
Nitasha lui lance un regard noir. Elle repart vers la caravane, rentre à l’intérieur et claque la porte.
– Mme Dostoïevski ? demande Stan.
– Oui. Ma femme. La mère de Nitasha. Elle est partie pour la Sibérie avec une troupe de danseuses. Elle n’est jamais revenue.
La porte de la caravane s’ouvre violemment. Nitasha se penche au dehors.
– Elle avait dit qu’elle m’emmènerait avec elle, si tu veux le savoir ! lance-t-elle. (Elle regarde Stan, l’air furieux.) Qu’est-ce que tu penses de ça ?
– Je ne sais pas, répond Stan.
– Après, elle a prétendu que je n’avais pas assez travaillé ! Et qu’est-ce qu’elle a fait ?
– Elle est partie en Sibérie ? demande Stan.
– Oui ! Elle est partie en Sibérie !
Et, de nouveau, Nitasha claque la porte.
– Sibérie ? répète Stan.
– Il y a plus d’un an, répond Dostoïevski.
La porte se rouvre.
– J’espère qu’elle est coincée dans une congère ! crie Nitasha. J’espère qu’elle s’est transformée en glaçon !
La porte claque.
– En réalité, Stan, avoue Dostoïevski, je crois que j’ai un peu déçu Mme Dostoïevski. Elle avait des rêves, des ambitions, et je crois que la pêche aux canards, c’était pas assez bien pour elle. En tout cas, depuis qu’elle est partie, Nitasha n’est plus la même.
La porte se rouvre encore. Nitasha marche à grands pas vers Stan.
– C’est une photo d’elle, si tu veux absolument la voir !
Stan prend la photo. Elle montre une femme élancée, aux longs cheveux flottants, vêtue d’une robe ondoyante, qui bondit dans les airs.
– Elle a l’air jolie, dit Stan.
– Jolie ! ricane Nitasha. (Elle lui arrache la photo des mains.) Rends-la-moi avant de l’abîmer.
Elle repart d’un pas rageur vers la caravane et claque la porte.
Dostoïevski hausse les épaules. La porte se rouvre une fois de plus.
– Elle était jolie ! crie Nitasha.
Puis la porte claque de nouveau.
Stan sent qu’on le tire par la manche. Un petit garçon se tient devant lui.
– Est-ce que je peux essayer de pêcher un canard, monsieur, s’il vous plaît ?
– Elle l’était ! crie Nitasha derrière la porte fermée.