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Le marchand de poissons rouges est assis à son bureau devant tout un assortiment de barils en plastique. Un filet de pêche est appuyé sur son épaule. Il sourit et fait signe à Stan d’approcher.

– Tu m’as trouvé. Bravo ! C’est déjà pas mal. Je m’appelle Seabrook. Et toi, comment t’appelles-tu ? Quel est ton poison ?

– Poison ? demande Stan.

– Excuse-moi. Tu es nouveau, n’est-ce pas ? Avec moi, on commence par boire quelque chose, par bavarder un peu, et puis ensuite, on passe aux affaires. Je peux t’offrir de l’eau plate, de l’eau gazeuse, ou du soda noir.

Stan s’aperçoit soudain qu’il a très soif.

– Qu’est-ce que c’est, le soda noir ? demande-t-il.

Seabrook se tapote le nez et cligne de l’œil.

– Quelque chose de noir, dit-il. Quelque chose de secret. Quelque chose de délicieux.

Il sort d’un tiroir de son bureau une petite bouteille bombée remplie d’un liquide noir, et la tend à Stan.

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– Certains affirment que ça les aide à mieux calculer, dit Seabrook. D’autres, que ça les aide à mieux courir. (Il fronce le nez.) Certains racontent même que ça les aide à mieux boire du soda noir. Non, je ne vois pas très bien ce qu’ils entendent par là non plus. Comment as-tu dit que tu t’appelais ?

– Stan, répond Stan. Il boit une gorgée de soda noir.

Seabrook a raison. C’est délicieux.

– Et maintenant, bavardons un peu, propose Seabrook. Belle journée, n’est-ce pas, Stan ?

– En effet, répond Stan.

– Mercredi dernier, en revanche, il a fait un peu frais, ajoute Seabrook.

– Vraiment ?

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– Oui, mais rien à voir avec le coup de froid du mois de mars. Et les jeunes d’aujourd’hui, hein ? Je veux dire, c’est grave, non ? Dès qu’on allume la télé, il y a un nouveau truc. Le monde court à sa perte. Et l’économie ! l’économie ! Mais on va arriver où, avec tout ça ?

Stan sirote son soda noir. Il a un drôle de goût, comme de mûres et de sardines à la fois.

– Je ne sais pas.

– Moi non plus, Stan. On discutait l’autre soir avec Macintosh – tu sais, celui qui a épousé cette fille de Pembroke, celle qui boite un peu depuis qu’elle est tombée de vélo à trois ans – et je lui demandais : « Qu’est-ce qu’on va devenir ? On va arriver où, avec tout ça ? » Il n’a pas pu me répondre, il n’en avait pas la moindre idée, bien sûr. Pas surprenant, quand on pense à ce qu’il a subi avec son pauvre chien. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas de réponse, hein ? Ce que je veux dire, c’est que tu les entends parler, et ils parlent comme s’ils savaient de quoi ils parlaient et ce qu’ils allaient faire pour que ça aille mieux, alors que toi, tu sais bien qu’ils n’en ont pas la moindre idée. Tu vois ce que je veux dire ? Et les déchets que les gens jettent sur les trottoirs, Stan ! C’était pas comme ça de notre temps, hein ? Pour moi, c’est la faute aux enseignants. Tout va mal. La route est longue jusqu’à Tipperary, voilà ce que les jeunes n’arrivent pas à comprendre. Il faut prendre les choses du bon côté, non ? Il y a une lumière au bout du… Bon, c’était vraiment un plaisir de bavarder avec toi, Stan, mais j’ai bien peur de ne pas pouvoir y passer la journée. Et puis, de toute façon, tout ça n’a pas grand-chose à voir avec le prix du poisson, hein ?

– Je ne sais pas, monsieur Seabrook.

– Exactement ! Bon, est-ce que tu cherches du A, du B, du C, ou du D ? (Il voit l’air déconcerté de Stan.) Tu veux des Rouge et Or, des Top, des Pas trop Mal ou des Petits Gringalets ? (Il voit que Stan a l’air toujours aussi
déconcerté.) Je vais te montrer ça. Viens voir les poissons, et je t’expliquerai.

Seabrook emmène Stan vers les barils. Il lui explique que les Super Rouge et Or du baril A sont les plus beaux de tous et les plus chers, et que les Petits Gringalets du baril D sont les plus maigres et les meilleur marché. Stan les regarde. Ils sont tous magnifiques à ses yeux : les Super Rouge et Or, qui ondulent superbement, les Petits Gringalets aux mouvements vifs et tous les autres au milieu.

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– Ils sont très jolis, admire Stan. Absolument tous, du premier au dernier.

Comme s’ils l’entendaient, plusieurs poissons montent à la surface, puis tournent leurs yeux et leur bouche vers Stan.

– Je suis impressionné, dit Seabrook. Tu as le contact avec eux ! Je peux te faire un mélange, si tu veux. Il t’en faut combien ?

– Un demi-banc.

– C’est pour qui ?

– Wilfred Dostoïevski.

– Ah ah ! Dostoïevski. Un de mes vieux clients. (Il retourne à son bureau, et ouvre un dossier.) C’est bien ce que je pensais. D’habitude, Wilfred Dostoïevski prend les Petits Gringalets.

Stan acquiesce d’un hochement de tête. Il s’y attendait. Les treize poissons qu’il avait sauvés le jour de son anniversaire venaient manifestement du bassin D.

– Mais, reprend Seabrook, on raconte qu’il a beaucoup changé, ces derniers temps.

– Beaucoup changé ?

– Les nouvelles se répandent vite dans une fête foraine, Stan. On raconte qu’il a rencontré un môme qui a de l’influence sur lui. (Il referme son dossier et le dévisage.) Est-ce qu’il a vraiment beaucoup changé, Stan ?

– Je ne sais pas. Je ne le connaissais pas avant.

– Avant qu’il te rencontre, tu veux dire ?

– Je ne sais pas, répond Stan.

Seabrook sourit. Il lui fait un clin d’œil.

– C’est un plaisir et un honneur de t’avoir ici, Stan. Tu sais quoi ? Je vais te préparer un demi-banc mélangé. D’accord ?

– D’accord.

Seabrook prend son filet, le plonge dans les quatre barils, en sort des poissons, et les met doucement dans un sac en plastique rempli d’eau claire. Au début, les poissons nagent ensemble, s’habituant à leur nouvel espace, puis Stan et Seabrook voient qu’ils se séparent, et se regroupent selon leur bassin d’origine : il y a
la bande du baril A, celle du B, celle du C et celle
du D.

– C’est drôle de voir que ça se passe toujours comme ça, observe Seabrook. (Il sourit.) Regarde ces Rouge et Or ! Regarde comme ils sont beaux, là-dedans ! Tu ne trouves pas qu’ils sont vraiment magnifiques, Stan ?

– Si, répond Stan.

– Mais lesquels est-ce que tu préfères vraiment ?

Stan les observe dans l’eau.

– Les Petits Gringalets, répond-il au bout d’un moment.

Seabrook sourit de nouveau.

– C’est bien ce que je pensais. Peut-être parce que tu viens du même bassin qu’eux, hein, Stan ?

Stan fouille dans sa poche et en sort un peu d’argent.

– Combien je vous dois ? demande-t-il.

Seabrook lui prend quelques pièces dans la main.

– Ça ira, dit-il. Maintenant tourne-toi, je vais t’accrocher les poissons dans le dos.

Il soulève le sac en plastique, d’où pendent des lanières, qu’il fixe aux épaules de Stan. Le sac est lourd, mais il s’adapte facilement à son dos. Stan le sent, accroché là, tout contre lui. Il a l’impression de percevoir les vibrations des poissons qui nagent.

– Tout va bien ? demande Seabrook.

Stan acquiesce d’un hochement de tête. Seabrook lui touche l’épaule.

– Tu sais quoi ? poursuit-il. Les petits gringalets à problèmes sont souvent les meilleurs, finalement.

Stan dit au revoir. Il s’éloigne et passe devant les cages rouillées. Il a oublié les scorpions et les aigles. Il sent les vibrations des poissons qui nagent dans son dos. Le sac rempli d’eau scintille et miroite.