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Stan est tout excité quand il se réveille. Un peu comme si c’était de nouveau son anniversaire. Le matin est clair et lumineux. Il aide Dostoïevski à installer le stand, à mettre les canards dans l’eau, à suspendre les poissons rouges dans leurs sacs en plastique. Puis il se rend deux ou trois fois à la porte de la caravane pour appeler Nitasha, mais pour toute réponse il n’obtient que quelques grognements.

Dostoïevski passe son bras autour des épaules de Stan.

– Laisse-la tranquille, mon garçon, dit-il. Elle est comme ça. Vas-y tout seul, va !

Stan hausse les épaules. Il soupire. Il est sur le point de partir seul, exactement comme il l’a fait à son anniversaire, quelques jours plus tôt, quand la porte de la caravane s’ouvre. Nitasha est là, les joues roses, toute timide. Elle porte une robe à fleurs, s’est lavé la figure, brossé les cheveux.

– Nitasha ! s’exclame son père, stupéfait.

Elle ne peut le regarder.

– Tu es ravissante, ma chérie, dit-il.

Il fouille dans sa poche, en sort quelques pièces et les fourre dans la main de sa fille. Stan voit qu’il a les larmes aux yeux.

– Va, ma chérie, dit Dostoïevski. Passe un…

– … bon moment, murmure Stan.

– Bon moment, répète Dostoïevski.

– Dis merci, souffle Stan à Nitasha.

– Merci, dit-elle à mi-voix. (Elle lève les yeux un instant.) Merci, papa.

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Stan est fier et heureux. Nitasha marche à ses côtés au milieu de la fête foraine. Ils passent devant les autostamponneuses et le stand de catch. L’homme-sanglier, devant le Buffet du Sanglier Sauvage, leur sourit, ironique.

– Tu t’es trouvé une petite amie, hein ? grogne-t-il.

Stan l’ignore et scrute les arbres. C’est étrange. Aujourd’hui, la tente ne ressemble qu’à une tente peinte. Ses parois en toile claquent dans la brise, et les arbres qui, hier encore, ressemblaient à de vrais arbres, ne sont plus que des arbres peints. Le dessin est maladroit, comme un dessin d’enfant, et la peinture est écaillée, craquelée. Un panneau peint annonce :

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– Pourquoi tu siffles pas ? demande l’homme-sanglier d’un air moqueur.

Stan ne répond pas.

– Tu as perdu ta langue ?

Stan ne répond pas.

– T’as déjà entendu l’histoire de l’homme qu’a mangé le sanglier ? demande l’homme-sanglier.

– Oui ! dit Stan.

– Ah ah ! Alors t’as déjà entendu l’histoire du monde qui s’est transformé en tente ?

– Non ! dit Stan.

– Il a fini par ressembler à une tente ! dit l’homme en s’étranglant de rire.

La porte de la tente s’ouvre en battant, et M. Smith arrive à grands pas :

– Tu reviens déjà chercher d’autres poissons ? demande-t-il.

– Non, répond Stan.

– Tu regardes la tente, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et tu penses qu’elle ressemble simplement à une tente, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, c’est normal, explique M. Smith. Si c’est une tente – et c’est une tente –, à quoi d’autre devrait-elle ressembler ?

– Je ne sais pas, répond Stan.

M. Smith jette un coup d’œil à sa montre.

– Écoute, dit-il. La tente avait l’apparence qu’elle avait hier, parce que c’était hier. Hier, c’était hier, et aujourd’hui, c’est aujourd’hui. Il y a des jours où l’on voit les choses plus… intensément que les autres jours. Tu comprends ?

– Non, dit Stan.

– Non, dit Nitasha.

M. Smith réfléchit. Il jette de nouveau un coup d’œil à sa montre.

– Moi non plus, admet-il. Bon, maintenant, poussez-vous ! Je file admirer le splendide Pancho Pirelli. Et je ne suis pas le seul, comme vous pouvez le voir.

Stan se retourne. Une foule de gens se pressent tous dans la même direction. M. Smith court les rejoindre. Stan et Nitasha aussi.