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Revenons au feu de signalisation au bout de la route qui mène au centre-ville. Le feu est au rouge. La circulation est arrêtée. Le policier est là, bien sûr, à l’affût des crapuleries et des anguilles sous roche.

Un tracteur tirant une remorque chargée de foin s’arrête. Le conducteur se retourne sur son siège, et lance derrière lui :

– Vous êtes arrivés, tous les deux !

Le policier entend et regarde.

Deux silhouettes descendent maladroitement de la remorque. Ce sont des silhouettes mal assurées sur leurs jambes, raides comme des bâtons, de vrais épouvantails.

– Merci, monsieur, crient-elles au conducteur du tracteur. Merci de votre gentillesse !

– Y a pas de quoi. Content de rendre service, répond l’homme.

Le feu passe au vert. Les voitures repartent.

Le policier a un mauvais sourire. Qu’est-ce que c’est que ça ? se demande-t-il, en se dirigeant, les mains derrière le dos, vers les deux épouvantails. Son horrible rictus devient mielleux.

– Bonsoir, dit-il, toujours très poli.

– Bonsoir, monsieur, répondent Annie et Ernie, puisque ce sont eux, bien sûr.

– Bienvenue dans notre modeste ville, dit le policier. Que pouvez-vous donc chercher dans cet endroit ?

– Oh, monsieur, répond Ernie. Nous cherchons un enfant perdu.

– Un pauvre petit enfant perdu ? demande le policier.

– C’est un bon garçon, monsieur. Il n’est pas grand, il a un beau visage, et la bonté brille dans ses yeux. Vous ne l’auriez pas vu, par hasard ?

– De la bonté ? s’exclame le policier. Je vois une quantité de jeunes, bien entendu, dans mon travail, mais il n’y en a pas beaucoup qui brillent par leur bonté.

– Alors, vous le reconnaîtriez facilement, intervient Ernie.

Le policier réfléchit. Il se frotte la joue, se gratte la tête.

– Non, murmure-t-il. Je me rappelle un haut degré de méchanceté, mais… Comment se fait-il que vous l’ayez perdu, si je puis permettre de vous le demander ?

Ernie baisse les yeux sur le trottoir.

– Oh, monsieur, dit-il. Tout est ma faute. Je ne l’ai pas bien traité. Il s’est enfui.

– Il s’est enfui, et vous me racontez que c’est un bon garçon ? Comment un fugitif pourrait-il être un bon garçon ?

– Je vous assure qu’il l’est, monsieur ! s’écrie Annie.

– Et d’ailleurs – comment ceux qui ne traitent pas bien leurs enfants pourraient-ils être bons eux-mêmes ?

– Ils ne le sont pas, monsieur, murmure Ernie. Mais j’ai compris mes erreurs et j’ai changé.

– Trop tard ! décrète le policier d’un ton brusque. Votre méchanceté s’est répandue dans le monde ! Nous avons un fugitif nuisible au milieu de nous. Maintenant, vous le cherchez, et vous pensez que le monde va être tout doux tout gentil avec vous. Eh bien DÉTROMPEZ-VOUS ! Je devrais vous emmener immédiatement et vous enfermer dans ma cellule la plus obscure.

– Oh non, s’il vous plaît, monsieur ! l’implore Annie.

– À quoi vous attendiez-vous ? demande le policier. Vous croyiez que j’allais vous emmener dans l’hôtel cinq étoiles le plus proche ? Qu’on allait vous offrir des salles de bains avec Jacuzzi, des chocolats faits maison et des lits à baldaquin ?

– Oh non, monsieur, répond Annie. Nous ne voulons pas de luxe.

– De luxe ? Je vais vous en donner, moi, du luxe ! (Le policier leur indique la petite route, de l’autre côté de la route principale.) Hors de ma vue, avant que je vous mette les menottes autour des poignets ! Suivez ce chemin ! Vous serez chez vous, là-bas, avec toute la racaille. Vous trouverez plein de trous où vous cacher, et de fossés où faire un somme. Allez un peu plus loin, et vous trouverez même un fleuve pour vous jeter à l’eau ! (Ses yeux étincellent dans la pénombre.) Et si jamais je vous aperçois encore une seule fois tous les deux…

Annie et Ernie traversent précipitamment la route. Ils évitent les voitures ; ils prennent le chemin défoncé. Le policier ricane en les regardant partir. Oh, comme
il aime son métier !

– Quel sale type ! dit Ernie.

– Peut-être qu’il a simplement eu une mauvaise journée, suggère Annie.

Elle prend Ernie par le bras, et ils avancent d’un pas trébuchant dans l’obscurité, le long du chemin.

– Tu as raison, ma chérie, dit Ernie. Peut-être qu’il a simplement eu une mauvaise journée.