Chapitre 13
Les sirènes retentissaient toujours dans le hangar de l’Hypérion. Sous son armure lourde, dans l’espace confiné d’une unité de combat Chien de guerre, Cruikshank ne percevait qu’un rugissement étouffé. Gardant un œil sur l’avancée du contrôle préalable de l’unité et l’autre sur la vue orbitale en temps réel du site 2, il boucla son harnais de sécurité, se demandant quand les ordres allaient venir.
Et en quoi ils consisteraient exactement.
Le contrôle préliminaire avait viré au vert, et les sirènes venaient enfin de la boucler lorsque Horner apparut subitement sur l’écran de communication.
— Bon, l’empereur Valérian est parvenu à contacter Artanis, lui rapporta l’amiral. La bonne nouvelle, c’est qu’il a accepté de ne pas détruire le site 2 avant d’avoir procédé à une inspection et à des prélèvements satisfaisants.
Cruikshank secoua mentalement la tête. On avait prévu l’envoi de fantassins du Dominion au sol pour la simple et bonne raison que Valérian avait besoin que les Protoss se tiennent tranquilles le temps qu’il parlemente avec Artanis. Les troupes de Cruikshank devaient s’assurer qu’ils restent en retrait, bon gré mal gré.
Il avait attendu avec impatience le moment de botter le cul aux Protoss. Apparemment, il n’en aurait pas l’occasion.
— La mauvaise nouvelle, poursuivit Horner, c’est qu’Artanis n’arrive pas à joindre ses soldats. En chemin, leur navette a été touchée par deux mutalisks, et il semblerait que l’attaque l’ait privée de ses deux amplificateurs psioniques.
— Vous plaisantez, s’étonna Cruikshank. C’est possible, ça ?
— Eh bien, c’est soit ça, soit les psyolisks de Cray sont en train de faire joujou avec eux. Et avec leurs champs de transfert aussi, visiblement, car ils n’ont pas réussi à activer les prismes. C’est la raison pour laquelle ils ont utilisé une navette. Bref. L’essentiel, c’est qu’Artanis est dans l’incapacité de contacter les siens : vous allez vous rendre sur la planète pour leur porter son message. Artanis l’a enregistré, je l’ai téléchargé sur votre Chien de guerre.
— Et si les Protoss refusent d’écouter ? suggéra Cruikshank, plein d’espoir, en se dirigeant vers son transport.
Peut-être aurait-il malgré tout une petite occasion de botter des culs.
— Ça me paraît peu probable. Artanis a ajouté suffisamment de codes d’identification à son message pour étouffer un léviathan.
— Compris, amiral, affirma Cruikshank, perplexe. (Pourquoi mobilisait-on un tiers de ses troupes pour transmettre un simple message ?) Le reste des forces se retirent-elles ?
— Vous n’avez pas une vue globale de la situation, colonel, se contenta de répondre Horner. Si pour une raison quelconque les Protoss refusent effectivement ces nouveaux ordres, nous devons nous assurer qu’ils laissent la salle intacte le temps que nos experts puissent l’examiner. (Il haussa les sourcils.) Par tous les moyens nécessaires.
— Compris, répéta Cruikshank en sentant son cœur s’emballer de nouveau. Vous inquiétez pas. On veillera à atteindre cette salle en premier.
— Parfait. Mettez-vous en route. Et bonne chance.
— Oui, amiral.
Cruikshank pivota, puis gagna le transport à grands pas, un sourire crispé sur les lèvres. Les Protoss étant de grosses têtes de mules bouchées comme pas permis, il y avait de fortes chances qu’ils ne le croient pas porteur des ordres de leur supérieur.
Il mourait d’impatience.
— Ce sont de magnifiques créatures, Empereur Valérian Mengsk, se défendit Zagara, sa voix psionique rocailleuse presque teintée de mélancolie. Elles possèdent une conscience, une sensibilité, mais pas comme les Terrans ou les Zergs. Elles perçoivent le cœur de l’existence, le noyau profond de la vie. Leur but est de trouver cette vie pour la nourrir. (Elle sembla se faire un peu plus grande.) En détruisant autant de membres de leur espèce, vous avez commis un crime contre l’univers entier.
— La vie de mes hommes était en jeu, lui rappela Valérian en essayant de conserver son calme. (Zagara refusait d’accepter la possibilité même que ses adostra aient pu se transformer en tueurs.) D’ailleurs, c’est vous qui avez créé ce groupe. Vous n’avez sûrement pas oublié comment faire.
— Notre savoir est inutile sans les extraits de Xel’Naga, argua-t-elle. Nous les avons tous utilisés. Il n’y en a plus.
— Vous ne pouvez pas amener les adostra à se reproduire ?
— Nous ignorons s’ils en sont capables. Abathur pense qu’un jour ils développeront peut-être cette capacité.
— Vos bassins génétiques et vos couveuses ne fonctionnent pas ?
— Ils sont conçus pour des Zergs et des variétés de Zergs, objecta Zagara. Pour le moment, ils se sont révélés inaptes à recréer ou générer de l’essence xel’naga. La complexité moléculaire et quantique des Xel’Naga est si grande que nous ne l’appréhendons toujours pas.
— Je vois, murmura Valérian.
En théorie, donc, si le Dominion et les Protoss parvenaient à exterminer les adostra et les psyolisks, personne n’en entendrait plus parler.
À condition qu’on lui prouve de façon satisfaisante que les adostra de Zagara étaient bien les créatures qui avaient attaqué l’équipe de reconnaissance de Halkman. Quant à savoir s’il pourrait ensuite convaincre Zagara de la même manière, il s’agissait d’une tout autre question.
S’il échouait, quitter Gystt s’avérerait extrêmement problématique d’un point de vue logistique.
Cependant, il n’avait pas le choix. Artanis s’était montré évasif, mais Valérian soupçonnait fortement que sa présence sur la planète était la seule chose qui empêchait le hiérarque d’ordonner une incinération totale.
En outre, si Artanis avait raison et que Zagara se jouait d’eux afin d’utiliser les psyolisks dans une nouvelle guerre, alors Valérian prendrait non seulement garde de ne pas s’immiscer, mais il pourrait également se sentir moralement contraint d’aider les Protoss à semer la destruction.
Mais uniquement s’il avait l’absolue certitude que l’annihilation était nécessaire.
Alors il resterait sur place, parlerait, écouterait. Au moins jusqu’à ce que l’équipe de Cruikshank ait examiné la salle du site 2 et effectué quelques prélèvements. Peut-être jusqu’à ce que l’équipe de Halkman ait fait de même au site 3. Peut-être plus longtemps encore, si besoin.
Et si Zagara refusait de croire et Artanis d’attendre… il s’en soucierait le moment venu.
Les transports de Cruikshank étaient à mi-chemin de la surface de la planète quand on leur annonça que les Protoss subissaient une attaque.
— Bordel ! mais d’où est-ce qu’ils sortent tous ? s’étonna Cruikshank en lançant un regard furieux au périscope inférieur du vaisseau.
Les collines autour du site 2 offraient une végétation assez dense, mais pas au point de favoriser une attaque surprise. Comment ces fichus Zergs étaient-ils apparus ?
— Est-ce qu’ils proviennent de l’intérieur du plateau ? demanda-t-il.
— À première vue, seuls quelques individus de la nouvelle espèce que l’équipe de Halkman a identifiée ont surgi après avoir renversé les arbres, rapporta Horner, l’air grave. Les « psyolisks », comme on les a appelés. Les autres sont venus discrètement de la forêt qui entoure les Protoss.
Cruikshank grimaça. « Discrètement » n’était pas un terme qu’il associait d’ordinaire aux Zergs. Il existait bien quelques espèces sournoises, mais la plupart des spécimens de bas étage se contentaient de foncer dans le tas sans réfléchir.
Comme c’était justement le cas à cet instant avec les zerglings, les cafards et les hydralisks qui se démenaient pour écraser le contingent protoss.
— Comment ça se présente ? se renseigna-t-il. Les arbres et la fumée des brûlures à l’acide m’empêchent de voir les détails.
— Très mal, déplora Horner. Artanis est autant dans le flou que nous, mais il semblerait que ça vire au massacre. Nous avions relevé les signatures électromagnétiques de dix lames psi de templiers et dix trans-lames de Nérazims. Il n’en reste plus que six et sept respectivement.
Cruikshank serra le poing. La bataille faisait rage depuis à peine trois minutes et les Protoss avaient déjà perdu quatre templiers et trois Nérazims ? Incroyable.
— Mais qu’est-ce que Zagara leur envoie, bon sang ?
— Zagara affirme ne pas être impliquée, l’informa Horner. D’après elle, ce n’est pas non plus la mère des couvées locale.
— C’est ça, grogna Cruikshank. Les zerglings du coin ont juste décidé de déclarer leur indépendance aujourd’hui. Et de se découvrir une conscience propre.
— Je n’y crois pas non plus. Mais, pour le moment, on se moque de savoir qui est responsable. Les Protoss ont des ennuis, et vous êtes les seuls en mesure d’intervenir.
— Ne vous inquiétez pas, amiral, lui promit Cruikshank sur un ton amer. (Au lieu de botter le cul aux Protoss, il allait devoir leur sauver les miches. Merde et remerde !) On y sera dès que possible et on les aidera de notre mieux.
— Je n’ai aucun doute là-dessus. Bonne chance, colonel. Et faites attention à vous. Les Protoss sont certes importants, mais votre devoir reste de protéger le Dominion et ses hommes.
— Compris. Je vous recontacterai dès que tout sera fini.
Il coupa la communication, puis passa sur la fréquence courte portée.
— Soldats, vous avez entendu l’amiral. Ceci est désormais une mission de sauvetage. On débarque au pas de course, on récupère les survivants protoss et on grille le moindre Zerg en vue.
Quatre minutes plus tard, les vaisseaux se posèrent brutalement, arrachant des cris de protestation aux trains d’atterrissage. Cruikshank s’assura que son Chien de guerre et les trois Goliaths menaient bien l’assaut des différents transports.
Il était déjà trop tard.
Le colonel découvrit une scène apocalyptique. La zone entière grouillait de Zergs – chancres, cafards, zerglings, hydralisks – qui assaillaient avec leurs griffes les derniers hauts templiers et templiers noirs encore vivants, tailladaient chairs et vêtements avec des fléchettes empoisonnées, rongeaient l’herbe et les arbres avec des jets d’acide qui emplissaient l’air de vapeurs étouffantes. Le sol était jonché de cadavres de Zergs, entassés les uns sur les autres ou mêlés à ceux des templiers. Deux sentinelles protoss étaient en vol stationnaire au-dessus du carnage, leurs systèmes automatisés tentant vainement de protéger les guerriers. Près du plateau, au milieu des arbres abattus pour libérer l’entrée de la caverne, un traqueur gisait sur son flanc, brisé.
Néanmoins, même si la mission de sauvetage tombait à l’eau, le Dominion n’allait pas se contenter de plier bagage.
— À l’attaque ! cria Cruikshank à ses hommes. Trouvez toutes les poches de résistance et renforcez-les. Je vais jeter un coup œil à ce traqueur. Faucheurs, couvrez-moi ! Et surveillez le ciel, des mutalisks peuvent nous tomber dessus à n’importe quel moment.
Il approcha son Chien de guerre du traqueur, balayant les zerglings qui se frottaient à lui de trop près et tirant en rafales avec ses canons électriques sur chaque hydralisk qui passait à sa portée. Un chancre se précipita vers lui ; une nouvelle rafale le réduisit en lambeaux dans des giclées d’acide.
— Attention, mon colonel, l’avertit l’un des faucheurs. Vous avez de l’acide sur la jambe gauche.
Grommelant un juron, Cruikshank consulta rapidement l’état de son Chien de guerre sur l’affichage correspondant. Le spray neutralisant avait pallié une bonne partie des dégâts à temps, mais le pourtour de l’éclaboussure grésillait toujours. Une seconde dose de neutralisant fit l’affaire. La corrosion se poursuivait sans doute dans les craquelures que le spray ne pouvait atteindre, et la jambe finirait par céder si on n’y remédiait pas.
Cruikshank n’avait pas le temps de s’en soucier. La jambe tiendrait bon jusqu’à la fin de la mission et, pour l’instant, c’était tout ce qui lui importait.
— Des mutalisks ! cria quelqu’un. Cadran quatre bêta !
Cruikshank tourna la tête vers le secteur indiqué. Deux de ces bestioles piquaient sur eux avec la ferme intention d’éliminer l’une des sentinelles protoss restantes. Il verrouilla aussitôt les deux cibles avec son viseur, puis envoya une paire de missiles perturbateurs dans le ciel. Un troisième mutalisk, qu’il aperçut du coin de l’œil, tomba sous les missiles à dispersion Feu d’enfer d’un des Goliaths.
Deux autres zerglings avaient jailli de la masse pour venir taillader la jambe endommagée du Chien de guerre de Cruikshank. Il les pulvérisa avec ses canons électriques avant de reprendre sa progression.
Devant l’immobilité du traqueur, Cruikshank s’était dit que le templier noir qui avait fusionné avec la machine était aussi mort que son enveloppe mécanique. Cependant, lorsqu’il arriva auprès de lui, les yeux du Nérazim s’entrouvrirent et sa tête pivota légèrement pour regarder le cockpit du Chien de guerre.
— Vous êtes venus, articula faiblement une voix protoss dans la tête de Cruikshank.
— Ouais, on est là, confirma Cruikshank en grimaçant face à la banalité de ces propos. (Oui, les forces du Dominion avaient débarqué. Pour ce que ça allait changer.) Tenez bon. Vous avez un arbre sur la jambe. Je vais l’enlever et vous ramener à notre transport.
— Nous n’avons pas le temps, protesta le templier noir. Vous devez détruire la salle, ou vous et vos Terrans allez périr avec nous.
— Je ne peux pas faire ça, objecta Cruikshank en jetant un coup d’œil aux rapports qui apparaissaient sur son écran tactique.
Trois templiers et quatre Nérazims encore en vie, et de plus en plus de Zergs déferlant sur la zone. Le problème de corrosion dans la jambe de son Chien de guerre s’aggravait, l’ordinateur estimait qu’il lui restait dix minutes avant qu’elle ne devienne inutilisable. Oui, c’était un massacre, et il était loin d’être fini.
— Désolé, mais j’ai pour ordre de la prendre intacte, ajouta-t-il.
— Vous ne pouvez pas faire ça. Ils l’abandonnent en ce moment même.
Cruikshank scruta l’entrée de la caverne en fronçant les sourcils, et activa la vision améliorée du Chien de guerre. Il n’y avait pas beaucoup de lumière à l’intérieur, mais il distingua une file de psyolisks tachetés de rouge en train de descendre la pente ; chaque paire trimballait un cocon d’un blanc laiteux.
— Je n’ai pas voulu croire le rapport terran qui affirmait que cette nouvelle espèce zerg était capable d’attaques psioniques, reprit le templier noir d’une voix qui allait faiblissant. Mais c’est bien vrai. Ils attirent d’autres Zergs sur le champ de bataille et les poussent à attaquer. Ils concentrent ensuite leur pouvoir sur nous, l’un après l’autre, avec une force à laquelle même les templiers noirs ne peuvent résister, et nous nous retrouvons vulnérables.
Cruikshank siffla entre ses dents. Si les psyolisks parvenaient à extraire ces cocons du site pendant que lui et son équipe s’affairaient à repousser les autres, Dieu seul savait où ils réapparaîtraient ensuite.
L’empereur Valérian souhaitait récupérer la salle intacte. Cependant, même les empereurs n’obtenaient pas toujours ce qu’ils voulaient.
— Très bien, décida-t-il. Je vais… Quel est ton nom, soldat ?
— Je m’appelle Sagaya.
— Très bien, Sagaya. Bouge pas d’ici et tâche de rester en vie. Je vais revenir aussi vite que possible.
Se redressant, il se demanda combien de ces fichus psyolisks il pouvait y avoir dans la caverne – et, du même coup, si ses armes finiraient à court de munitions, et la jambe de son Chien de guerre hors service, avant qu’il ne puisse le découvrir.
— Inutile d’aller à l’intérieur, l’avertit Sagaya. Leur destruction ne saurait tarder. J’ai envoyé un disrupteur. La moindre attaque contre lui entraînera son explosion.
— Oh ! fit Cruikshank. (Les disrupteurs. Des armes particulièrement méchantes. Mais pile ce qu’il lui fallait, en l’occurrence.) Ça peut s’arranger. À toutes les unités : je suis sur le point de déclencher un disrupteur protoss à l’intérieur du plateau. Attention aux débris de roche !
Verrouillant le point le plus reculé possible de la pente, il tira un perturbateur. Le missile fila dans la caverne, manquant de peu une paire de psyolisks avec leur cocon au passage. Lorsqu’il atteignit le premier coude, il explosa, illuminant l’intérieur. Cruikshank retint sa respiration…
Contrairement à ses prévisions, le plateau ne se fendit pas exactement en deux. Mais presque. L’explosion perça une dizaine de trous gigantesques au sommet, envoyant terre, roche et végétation dans les airs ; le sol trembla sous les pieds du Chien de guerre. L’instant d’après, une boule de feu rugissante surgit de la bouche de la caverne. Elle souffla tous les arbres et buissons sur son chemin et renversa le Chien de guerre de Cruikshank.
Pendant un long moment, il resta ainsi, sur le dos, perclus de douleurs pour avoir été projeté. Il grimaça tandis que des tourbillons enflammés balayaient la bulle de verracier de son cockpit. Peu à peu, le maelström se dissipa ; la tempête de feuilles, de terre et de branches retomba. Cruikshank s’appuya prudemment sur les bras du Chien de guerre pour le remettre d’aplomb. Le blindage extérieur de la jambe endommagée se fissura et la machine vacilla légèrement, mais le châssis tint bon. Lentement, tâchant de ne pas laisser les piles de débris le déséquilibrer, Cruikshank pivota pour contempler le champ de bataille.
Un véritable désastre. Absolument toutes les unités – terranes, protoss et zergs – avaient fini plaquées au sol. Deux des trois Goliaths de Cruikshank se relevaient laborieusement, victimes d’importants dégâts. Le troisième gisait, immobile, les jambes arrachées, son lance-missiles écrasé, l’un de ses canons automatiques à moitié fondu. Le rapport médical révéla à Cruikshank que le pilote était vivant, mais sa vie ne tenait qu’à un fil. Ailleurs dans la zone, certains marines se relevaient à leur tour. Aucune trace des cinq faucheurs, et seuls deux de leurs rapports médicaux relevaient des signes vitaux.
Les Zergs se mirent également à remuer. Sans toutefois attaquer. Pour la plupart, ils se levaient, secouaient leur grosse tête et se contentaient de regarder autour d’eux. Cruikshank gardait un doigt sur la détente de ses canons électriques, mais aucune des créatures n’esquissa de geste hostile. Elles restèrent simplement figées pendant un moment, comme si elles hésitaient, puis elles leur tournèrent le dos et s’éloignèrent, d’un pas parfois chancelant.
Tandis qu’elles battaient en retraite, Cruikshank vit trois Protoss se relever lentement.
Trois.
Il relança une analyse complète de son environnement pour en avoir le cœur net. Puis il activa sa liaison longue portée avec un soupir.
— Ici Cruikshank, annonça-t-il. La bataille est un succès ; l’ennemi recule. La mission de sauvetage… (il déglutit péniblement) un peu moins.
Zagara fouetta l’air de ses bras comme si elle tentait d’écraser un adversaire invisible.
— Je ne comprends pas.
— Douze Terrans morts, cracha Valérian d’un ton sec, ne cherchant même plus à feindre une attitude diplomatique. Dix-neuf Protoss. Maintenez-vous toujours que ces psyolisks sont inoffensifs ?
— Ces créatures ne peuvent pas être les adostra, persista-t-elle. Ils sont intrinsèquement pacifistes.
— Des créatures de la taille de zerglings au profil évoquant en partie l’hydralisk, brun clair rehaussé de rouge, un triple motif dorsal de points rouge vif ?
— Cette description ne correspond pas aux adostra.
— En êtes-vous certaine ? la pressa Valérian. Avez-vous regardé à l’intérieur des cocons récemment ?
— Personne ne l’a fait, répondit-elle en continuant d’agiter ses griffes. Pas depuis que nous les avons placés dans les substances nutritives. Ils sont encore en cours de maturation.
— Alors vous ne savez pas ce qu’ils ont pu devenir en réalité ?
— Fin de discussion, intervint soudain Abathur. Mensonges de l’organisme terran pour la destruction de l’Essaim. Fin de discussion.
Il leur tourna le dos et s’éloigna à grands pas vers l’entrée de la salle.
Valérian regarda Zagara, s’attendant à ce qu’elle lui ordonne de revenir. Apparemment, elle n’en avait pas l’intention. Abathur passa devant les saccageurs, qui attendaient toujours dans un silence inquiétant, puis disparut dans la structure.
Peut-être Zagara avait-elle jugé qu’il n’avait rien plus à apporter à la conversation… ou que le débat touchait à sa fin.
Peut-être avait-elle raison.
— Je m’en vais, annonça Valérian en se levant. J’ose espérer que vous ne tenterez pas de m’en empêcher.
Pendant une longue seconde, il pensa que c’était exactement ce que Zagara allait faire. Elle pencha la tête en arrière, fixant sur lui ses yeux scintillants. Puis une partie de la tension sembla la quitter.
— À quoi une telle action servirait-elle ? Je cherche à éviter une guerre. À moins de vous convaincre de la vérité, cet effort sera vain.
— Vous ne pouvez pas me convaincre, Reine suprême, de la même façon que je ne peux vous convaincre. Seule la vérité peut y parvenir. Je continuerai à la chercher aussi longtemps que possible. Mais au bout du compte…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Alors partez. Cherchez la vérité.
— J’y compte bien, affirma Valérian en perdant un peu de sa détermination.
Il n’avait jamais vu un Zerg comme elle. Cette particularité à elle seule avait mérité une investigation. Et à elle seule le laissait perplexe.
Et Zagara semblait tellement sincère.
Mais il lui avait donné sa chance. Artanis n’en avait pas fait autant. Le père de Valérian, Arcturus, n’en aurait certainement pas fait autant non plus. Le précédent empereur aurait déclaré la guerre et lancé son assaut depuis plusieurs heures déjà. Non, quelle que soit l’issue des événements, Valérian avait la conscience tranquille.
— Et vous la trouverez, prédit Zagara. J’espère que vous la trouverez à temps.
À la surprise de Valérian, aucune attaque ne survint quand son transport s’éleva dans le cône de la structure protectrice avant de s’éloigner de la surface. Il avait à peine franchi le palier des mille mètres lorsqu’un escadron d’Ombres le rejoignit pour l’escorter jusqu’à l’Hypérion le reste du trajet.
Une fois sur le pont, l’empereur découvrit Matt en liaison avec Artanis.
— Je comprends votre position, Hiérarque Artanis, disait l’amiral quand Valérian arriva. (Croisant le regard de Valérian, il lui fit signe d’approcher.) Je transmettrai vos remarques et suggestions à l’empereur Valérian dès son arrivée.
— Très bien, amiral Matthew Horner, concéda Artanis, sa voix relayée par le haut-parleur. Assurez-vous qu’il comprenne également que ma patience n’est pas sans limites.
— Je n’y manquerai pas, Hiérarque, promit Matt. Amiral Horner, terminé.
Il coupa la communication.
— Empereur Valérian, le salua-t-il. Je suis content de vous voir sain et sauf.
— J’en suis moi-même un peu étonné. (Valérian désigna le poste de communication.) Quelles nouvelles des Protoss ?
— Ils mordent la ligne du bout des orteils et se penchent doucement en avant, déplora Matt, l’air sinistre. Artanis est à deux doigts d’ordonner un assaut à grande échelle sur Gystt.
Valérian serra le poing.
— Alors que nos forces sont toujours sur place.
— L’équipe de reconnaissance, en tout cas. Les troupes de Cruikshank ont pu réaliser quelques menues réparations sur leurs transports avant que les remplacements ne leur parviennent. Ils sont en route. (Il grimaça.) Enfin, ce qu’il en reste.
— Oui, murmura Valérian. Cela dit, nous nous en sommes mieux sortis que les Protoss.
— Uniquement parce que nous ne sommes pas restés au sol aussi longtemps, le corrigea Matt sans détour. Vous avez lu le rapport de Cruikshank ?
— Dans les grandes lignes.
— Alors vous avez lu son avis sur la stratégie des psyolisks.
Valérian hocha la tête.
— Tomber en masse sur les templiers et les Nérazims un à un, briser leur concentration en combat, puis les taillader en pièces.
— Ou laisser les autres Zergs le faire pour eux, rectifia Matt. Et cela sans prendre en compte l’effet que les attaques psioniques ont eu sur nos hommes. Relativement faible, du moins comparé à l’effet sur les Protoss. Mais une variable potentiellement dangereuse.
— En effet. Zagara maintient que ni elle ni la mère des couvées locale ne sont responsables de cette attaque.
— Elle a affirmé la même chose pour le petit accrochage avec l’équipe de reconnaissance, lui rappela Matt. Soit elle ment, soit… Vous pensez que les psyolisks eux-mêmes pourraient être à l’origine de ces attaques ?
— C’est la seule autre explication. Malheureusement, il est pratiquement impossible d’attester l’une ou l’autre de ces hypothèses. Pas sans avoir accès aux communications de base des Zergs.
— Ce que ni nous ni les Protoss n’avons. Alors qu’allons-nous faire ?
— La même chose que la dernière fois, répondit Valérian. Nous allons mener l’équipe de reconnaissance au site 3, en espérant qu’ils nous obtiendront enfin de vrais prélèvements.
— Oh ! (Matt marqua une pause.) Vous avez conscience que, quel que soit le jeu auquel nous sommes mêlés et quel qu’en soit l’instigateur, le site 3 est un choix plutôt prévisible. S’ils veulent écarter l’équipe de Halkman, cela nécessitera très peu d’efforts.
— Oui, et j’y ai déjà réfléchi. Je sais que nous avons quelques disrupteurs psioniques à bord, et vous avez fourni les inhibiteurs psi à Halkman et Cray. Aurions-nous par hasard des émetteurs psi ?
Matt cligna des yeux.
— J’aurais tendance à dire qu’attirer des Zergs sur nous serait une idée particulièrement mauvaise étant donné les circonstances.
Malgré la tension qui planait dans l’air, Valérian ne put s’empêcher de sourire devant le ton soigneusement formel de l’amiral. Les experts ignoraient encore si les émetteurs psi poussaient une reine ou une mère des couvées à envoyer ses Zergs dans la direction de l’appareil, ou s’il affectait directement le groupe de Zergs inférieurs le plus proche. Le résultat restait cependant le même : une belle tripotée d’aliens convergeait vers l’emplacement de l’émetteur.
Ces appareils s’étaient avérés utiles durant la guerre. Le père de Valérian y avait également eu recours afin de détruire la planète Tarsonis, capitale de la Confédération, événement qui avait permis à Arcturus de prendre le pouvoir et de créer le Dominion terran. Des appareils extrêmement dangereux, à ne pas employer à la légère.
— Allons, je ne suis pas devenu fou à ce point, le rassura Valérian. Je pensais en déposer un à une centaine de kilomètres du site 3 pour voir si nous pourrions y attirer les Zergs des environs et les détourner de l’équipe de reconnaissance.
— Ah ! fit Matt, dont le visage s’illumina. Mmmh. Je doute que nous en ayons à bord de nos vaisseaux. Cependant, je parie que les techniciens pourraient nous bricoler un substitut avant que l’équipe atteigne l’objectif.
— Qu’ils atteindront dans… ?
Matt jeta un coup d’œil au chronomètre du pont.
— Environ cinq heures.
— Appelez les techniciens et mettez-les au travail, ordonna Valérian. Je veux une estimation du temps qu’il leur faudra pour obtenir un appareil opérationnel.
— Amiral ? appela l’officier tactique d’une voix nerveuse depuis son poste de détection panoramique. Vous feriez bien de venir voir ça.
Valérian le rejoignit, Matt à son côté.
— Les léviathans, amiral, indiqua l’officier en désignant plusieurs écrans. Ceux qui surveillent nos vaisseaux et les vaisseaux protoss depuis quelque temps. Ils se dirigent tous vers la surface de la planète.
— Chacun à un endroit différent, on dirait, murmura Matt. Un coup des mères des couvées ?
— Ce serait logique, approuva Valérian, l’air grave. Zagara les a probablement toutes averties que les négociations ont échoué. Elles veulent se tenir prêtes à évacuer si nécessaire.
— En emportant Dieu sait quoi, ajouta Matt. Si Zagara cherche à faire sortir quelques psyolisks en douce, il nous sera impossible d’intercepter et de fouiller six léviathans.
— Sept, amiral, le corrigea l’officier. En comptant celui que nous avons suivi depuis Korhal.
— Je l’avais oublié, celui-là, avoua Matt en scrutant l’affichage de plus près. Est-ce qu’il fait quelque chose ?
— Non, monsieur. Il est toujours au même endroit.
— Ça ne m’étonne pas, commenta Valérian. La situation est déjà suffisamment critique. J’espère que Zagara ne va pas donner un coup de pied dans la fourmilière en prenant la fuite avec son léviathan.
— Elle prendrait le risque si elle pensait que ça en valait la peine, argua Matt. Par exemple si elle avait des psyolisks et un fantôme à livrer à Abathur.
Valérian observa un autre écran. Le transport de l’équipe de reconnaissance était toujours en train de traverser l’atmosphère en direction du site 3 ; aucune menace imminente en vue.
— Nous allons la surveiller de près, déclara-t-il.
— En parlant de coup de pied dans la fourmilière… encore un petit détail. (Matt montra du doigt l’écran qui affichait les points de chaleur des vaisseaux protoss.) On dirait qu’Artanis est en train de charger son rayon purificateur.
Valérian articula un juron en silence.
— Il s’apprête à incinérer Gystt.
— Dois-je l’appeler pour lui demander d’interrompre l’attaque ? s’enquit Matt. Au moins le temps de récupérer notre équipe de reconnaissance ?
Valérian reporta son attention sur les léviathans qui se mouvaient dans le paysage stellaire. Matt avait raison : si l’une – ou davantage – de ces créatures titanesques recevait l’ordre de décoller avec un groupe de psyolisks, le Dominion et les forces protoss seraient dans l’incapacité de tous les arrêter.
Il ne permettrait pas que cela se produise. Pas après une démonstration aussi brutale de la puissance dévastatrice de ces nouveaux Zergs, qui menaçait aussi bien les Terrans que les Protoss.
Ils devaient les vaincre.
— Non, commanda-t-il. Rappelez-lui simplement que nous avons des hommes au sol, et demandez-lui de nous tenir informés de toute action planifiée. (Il hésita.) Préparez ensuite notre armement espace-sol.
Matt écarquilla les yeux.
— Valérian… monsieur…
— C’est un ordre, amiral, le coupa l’empereur en faisant peser tout le poids de sa fonction dans sa voix.
Matt se raidit par réflexe.
— Compris, Excellence, affirma-t-il en réponse au ton formel de Valérian.
Ce dernier fronça les sourcils. Matt ne l’appelait jamais « Excellence », plus depuis que Valérian lui avait enjoint – comme à tout le monde – de ne pas le faire. L’amiral employait-il le titre honorifique préféré de son père pour lui glisser une allusion peu subtile ? une référence délibérée au caractère froid et violent de l’empereur Arcturus ?
Dans ce cas, l’amiral allait adorer le prochain ordre de Valérian.
— Vous allez également préparer le canon Yamato. En cas de nécessité, sa cible sera le site 3. Vous mettrez sur pied une petite troupe si jamais l’équipe a besoin d’être évacuée.
— Si jamais, et si nous en avons le temps ? l’interrogea Matt avec insistance.
— Si nous en avons le temps, confirma Valérian.
— Compris, Excellence.
Valérian se déroba volontairement au regard de l’amiral. Matt faisait sans conteste référence à l’empereur Arcturus.
D’une certaine manière, Valérian devait lui donner raison. Les massacres à grande échelle, les dégâts collatéraux considérables… voilà ce qui avait marqué le règne de son père. Exactement ce que Valérian avait juré de changer dans le Dominion.
Pourtant, il suivait nettement les traces sanglantes de son père. Il ne lui restait plus qu’à espérer que ce soit temporaire ; une bosse ponctuelle sur la voie honorable qu’il s’était promis d’emprunter.
Autrement, cela signifierait qu’il s’était leurré depuis le début. Peut-être était-il tout bonnement impossible de donner à la guerre un caractère civilisé. Peut-être devrait-elle toujours se résumer à l’opposition de « nous » contre « eux ». Peut-être la survie se résumerait-elle toujours à un gagnant qui rafle tout face un perdant anéanti.
Valérian avait toujours dénoncé cette philosophie : vivement, publiquement et en toute sincérité. Certains l’avaient loué pour sa décence. D’autres lui avaient reproché sa naïveté.
Lesquels avaient raison ?
Jadis, il avait cru le savoir. À présent, il en était moins certain.
Peut-être ce conflit lui apporterait-il la réponse.