Chapitre 2
La guerre était terminée.
Il était temps de tourner la page.
À condition d’être prête à en payer le prix ; Tanya Caulfield en était consciente.
Étendue dans l’obscurité, elle ne put réprimer un sourire. Le prix… On employait généralement ces termes en temps de guerre, pas en temps de paix. C’était du moins ce qu’elle avait toujours cru.
Mais la paix était un concept que Tanya maîtrisait encore mal. Entre la guerre des Guildes, la rébellion contre la Confédération, la mise en place du Dominion, les invasions zergs et les attaques d’Amon, une bonne partie de son existence s’était déroulée sur fond de conflits et de mort.
Peut-être était-ce enfin la chance des peuples du secteur de Koprulu.
Mais, en attendant…
— Tanya Caulfield ? tu es préoccupée ?
Elle tressaillit en entendant brusquement la voix dans son esprit. C’était Ulavu, naturellement. Il était facile de reconnaître la tonalité d’un contact mental protoss. Du reste, même si l’un des autres télépathes présents dans cette aile avait repéré qu’elle avait du mal à trouver le sommeil, aucun d’eux ne se serait donné la peine de vérifier que tout allait bien.
— Ça va, Ulavu, répondit-elle en pensée.
Durant un court silence, elle le sentit entrer en contact avec l’esprit des autres fantômes au sein de leurs quartiers temporaires d’Augustgrad. Sans doute pour s’assurer qu’il n’était pas seul. Ulavu détestait être seul.
— Je peux t’aider d’une façon ou d’une autre ?
— Je n’ai nullement besoin d’aide, lui garantit-elle. Tout va bien.
— J’accepte ton affirmation. Mais tes pensées ont une tonalité inhabituelle, ce soir. C’est la raison de mon inquiétude.
Tanya secoua la tête, s’efforçant d’empêcher Ulavu de lire ce qu’elle pensait et l’émotion qui en déroulait. Même à deux étages de différence, il était suffisamment à l’écoute pour faire la différence entre ses humeurs.
— Il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Retourne te coucher, on se verra demain matin.
— Très bien. Bonne nuit, mon amie.
Quand le lien télépathique se dissipa, Tanya sentit une modification subtile, Ulavu reprenant son habituel schéma de pensée alien.
Même s’il avait rompu le contact avec tous les Terrans alentour, elle devinait qu’il continuait à lui effleurer l’esprit. Comme un chat blotti contre son maître, se disait-elle souvent.
Encore une idée qu’elle s’était efforcée de garder soigneusement dans une partie inaccessible de son esprit. Ulavu était aussi amical et coopératif que tous les Protoss qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer, mais elle n’avait aucune envie que cet alien de deux mètres vingt-cinq, aussi fier et noble que télépathe, puisse croire qu’elle se moquait de lui. D’autant qu’ils étaient devenus des amis très proches.
C’était là le hic. Et le prix à payer.
Quand elle partirait, il n’aurait plus personne. Aucun autre ne tenait à lui autant qu’elle.
Avec précaution, elle ferma son esprit au contact chaleureux d’Ulavu et repensa à la lettre qu’elle avait reçue en fin d’après-midi.
De : Commandant, académie fantôme
À : Agent X39562B
Objet : Demande de démission du programme Fantôme
Ce jour, à 15 heures, votre demande a été acceptée par le commandement militaire du Dominion. Votre démission sera officiellement confirmée dans dix jours, à 13 heures, dans le bureau du colonel Davis Hartwell.
Nous vous sommes reconnaissants pour votre engagement auprès du Dominion, et vous allez nous manquer cruellement. Au cas où vous souhaiteriez revenir sur votre décision, la possibilité vous en est offerte au bureau du colonel Hartwell jusqu’à cette date.
Tous nos vœux de réussite pour l’avenir,
Commandant Barris Schmidt
C’était tout. Une lettre relativement succincte, dix jours à attendre les bras croisés que les bureaucrates aient saisi sur les ordinateurs du Dominion des données plus inutiles les unes que les autres, et son existence serait à tout jamais bouleversée.
Le moment était venu. Il était plus que temps, même. En vingt ans passés chez les fantômes, et malgré la formulation de la lettre manifestement type de Schmidt, on ne lui avait jamais confié la moindre mission, ni pour le programme ni pour le Dominion au sens large. Elle n’avait jamais participé à la moindre opération.
Elle s’était toujours demandé ce qu’il fallait en penser. D’un côté, elle comprenait la logique de ses supérieurs. Elle n’était pas particulièrement puissante – son index psi de 5,1 était plutôt sans intérêt –, mais avait un don incroyablement rare. Suffisamment, c’était du moins ce qu’on lui avait expliqué, pour compenser ses médiocres capacités télépathiques et son absence totale de force et de discrétion, les caractéristiques principales des fantômes. Il était donc logique d’attendre le moment le plus opportun pour l’envoyer affronter les Zergs.
Sauf que ce moment n’était jamais venu. Lorsque la reine des Lames et son essaim de Zergs avaient commencé leurs ravages, aussi bien sur les planètes terranes que protoss, on avait extrait Tanya du quartier général des fantômes, sur Ursa, pour l’envoyer à l’abri. Cela avait ensuite été au tour d’Amon de lancer son attaque, et on avait demandé une fois de plus à Tanya de rester dans sa cachette.
Elle se demandait pourquoi on n’avait pas fait appel à elle dans l’une ou l’autre de ces situations désespérées. Elle s’imaginait qu’on l’avait simplement oubliée, ou que son dossier s’était perdu dans les méandres de la bureaucratie.
Quoi qu’il en soit, quand la situation avait fini par s’apaiser, on l’avait rappelée, en lui laissant entendre qu’à la prochaine invasion on l’enverrait au front.
Sauf que cette invasion ne s’était jamais produite. De nombreuses rumeurs avaient circulé à propos du sort réservé à la reine des Lames et à Amon, mais seules quelques personnes étaient censées connaître la vérité, et elles n’avaient rien laissé filtrer.
D’un côté, Tanya avait donc eu l’impression de ne servir à rien. De l’autre, compte tenu du nombre de fantômes qui avaient péri sur les innombrables champs de bataille, elle devait reconnaître qu’elle était soulagée d’avoir été épargnée. Mais sa sécurité n’avait pas que des avantages. Chaque mission à laquelle elle n’avait pas participé était une opération où il avait fallu engager quelqu’un d’autre.
Combien d’hommes et de femmes avaient trouvé la mort à sa place ?
Elle sentit une légère agitation chez Ulavu. Il avait probablement remarqué un changement dans le fil de ses pensées, ce qui l’avait poussé à douter qu’elle allait aussi bien qu’elle le prétendait. Elle parvint à lire une pensée égarée, une sorte de voix lointaine…
« Merde ! qu’est-ce que tu fais là, toi ? »
Elle se figea, se réveillant totalement. Ulavu n’était pas du tout dans sa chambre.
Il se promène dans les rues d’Augustgrad.
Au ton de la voix qui avait filtré de l’esprit du Protoss, il s’agissait manifestement d’un lieu où sa présence n’était guère désirée.
— Ulavu, où es-tu ? lui demanda-t-elle en attrapant ses vêtements, s’efforçant de trouver quelque chose – n’importe quoi – dans son esprit.
Mais son pouvoir de télépathie était trop faible. Il avait dû prendre son amplificateur psi pour que ses pensées lui paraissent si limpides.
Malheureusement, s’il était en possession d’un tel appareil, il pouvait se trouver à peu près n’importe où sur la planète.
— Ulavu, dis-moi où tu te trouves !
— Il s’agit d’un établissement où il est possible de se restaurer, répondit-il.
Elle devina d’autres voix en fond sonore. Elles semblaient de plus en plus furieuses.
— Et tes gardes du corps ? Ils sont avec toi ?
— Je voulais passer la soirée seul. Je suis parti sans eux.
Tanya lâcha un juron. Il était donc parvenu à échapper à la vigilance de son escorte militaire, qui était censée empêcher que ce genre de chose se produise. Génial.
— As-tu remarqué la présence d’une enseigne dans la vitrine quand tu es entré ? voulut-elle savoir tandis qu’elle fermait sa combinaison et ramassait ses rangers.
Après coup, elle se demanda si son uniforme de fantôme – nettement plus impressionnant – n’aurait pas été un meilleur choix. Mais elle n’avait pas une minute à perdre, et il était trop tard pour changer d’avis.
— Ou au-dessus de la porte ?
— Oui, je vois une enseigne. Elle représente trois cercles concentriques.
— Il y a une inscription ?
— Oui. « Le Cercle de Dante ».
Tanya fit la grimace. La bonne nouvelle, c’était qu’il se trouvait encore à Augustgrad. La mauvaise, c’était que Le Cercle de Dante était une gargote fréquentée par des hommes et des femmes dont les proches étaient sur Chau Sara lorsque les Protoss avaient réduit la planète en cendres.
En d’autres termes, c’était le dernier endroit sur Korhal où les Protoss étaient les bienvenus.
Merde. Elle et les autres avaient pourtant prévenu le commandant Schmidt que c’était une mauvaise idée de transférer l’académie depuis Ursa, même de façon temporaire. Là-bas, ils n’avaient aucun mal à surveiller Ulavu. Ici, il lui suffisait de se faufiler par une porte de service pour avoir toute une planète à portée de main.
Et, si elle ne réagissait pas au plus vite, il était fort probable qu’il crée de sérieux incidents.
— Ulavu, il faut que tu sortes de là immédiatement, lui ordonna-t-elle, bondissant maladroitement à cloche-pied tandis qu’elle tentait d’enfiler un ranger sur son pied gauche. Compris ?
— Ce ne serait pas très poli. J’ai l’impression que le patron et les clients aimeraient bien que je reste. Certains m’ont fait savoir qu’ils avaient deux mots à me dire.
— Sans déconner…, lâcha-t-elle en passant en revue les différentes possibilités qui lui étaient offertes.
La première qui lui venait à l’esprit était de prévenir les gardes censés l’accompagner partout. Mais, compte tenu des circonstances, elle doutait de leur compétence. Elle pouvait appeler la police, mais les agents mettraient du temps à réagir à cette heure de la soirée, et peu d’entre eux sauraient convaincre un Protoss obstiné, de toute façon. Idem pour la police militaire.
D’ailleurs, personne sur Korhal ne connaissait mieux Ulavu qu’elle. Si elle voulait que ça se termine bien, il lui faudrait y aller en personne.
Le Cercle de Dante se trouvait à un bon kilomètre et demi de leur caserne provisoire. Par chance, Jeff Cristofer garait toujours son motoplane non loin de la porte, et il y avait longtemps qu’elle connaissait le code pour le faire démarrer. Deux minutes plus tard, et après une vingtaine d’infractions au Code de la route, elle arriva à destination.
Elle n’était jamais entrée dans cet établissement, mais, compte tenu de sa réputation, elle avait toujours imaginé un lieu sombre et lugubre où régnait un sentiment tenace de colère, de ressentiment et de menace. Elle s’était également attendue à ce que la clientèle soit assortie au lieu et composée de grands types violents buvant pour apaiser leur peine.
Elle avait vu juste sur tous les points. La seule chose à côté de laquelle elle était passée était l’épaisse fumée dégagée par le gril.
En fait, se dit-elle en se frayant un passage à travers la foule, le Dante reconstituait à merveille ce que l’on pouvait ressentir dans un bar sur une planète calcinée. S’agissait-il d’une tentative délibérée de jouer sur la souffrance des clients ? Peut-être. Cela ne les empêchait pas de boire, en tout cas.
Elle s’était attendue à retrouver Ulavu au beau milieu d’une échauffourée. À son grand soulagement, il était calmement adossé au comptoir, raide et immobile, le sommet de son crâne effleurant les poutres apparentes, face à trois rangées d’hommes qui grommelaient.
Ils grommelaient, mais semblaient eux aussi figés.
Tanya ne pouvait guère leur en tenir rigueur. Les Protoss, même calmes et non menaçants, étaient impressionnants. Élancé, avec son regard scintillant et son visage en longueur privé de nez et de bouche, Ulavu avait la prestance et la solennité de ses ancêtres. Avec ses mains pourvues de quatre doigts, dont deux pouces opposables, il pouvait déboîter le bras d’un Terran ou lui broyer la gorge sans la moindre difficulté. Les jambes légèrement arquées, les articulations des genoux inversées, il avait les trois orteils plantés dans le sol aussi solidement que des arbres. Il portait sa tenue habituelle : une longue tunique civile et des protections aux jambes, le fin cylindre de son amplificateur psionique se balançant à sa ceinture.
Il n’avait rien de menaçant, ni du redoutable combattant que la plupart des Terrans s’imaginaient quand on leur parlait des Protoss. Les clients du bouge se méfiaient quand même. Ils détestaient peut-être les Protoss, mais, visiblement, aucun d’eux n’était prêt à porter le premier coup contre un être qui les surpassait à ce point en taille et en poids.
Cela n’allait pas durer. À l’intérieur du demi-cercle formé par des spectateurs qui ne cessaient d’avancer et de reculer se tenait un homme qui se jugeait sans doute assez fort pour s’en prendre à un Protoss. Vu sa façon de lâcher des bordées d’injures, il semblait assez ivre pour tenter le coup.
Sur le champ de bataille, les fantômes œuvraient souvent seuls et n’avaient guère besoin d’une formation approfondie. Mais Tanya avait appris quelques tuyaux, au fil du temps. C’était l’occasion de voir s’ils fonctionnaient.
— Allez, dégagez le passage, dégagez le passage ! ordonna-t-elle malgré les chuchotements et les injures, prenant une voix aussi grave que possible pour aboyer comme un sergent des marines qu’elle avait connu jadis. Qu’est-ce qui se passe, ici ?
L’espace d’une seconde, elle crut que ça fonctionnerait. Les deux rangées de spectateurs les plus proches s’écartèrent comme par magie sur son passage, lui ouvrant un chemin jusqu’à l’affrontement.
Mais le cercle qui ceignait Ulavu était constitué d’hommes plus lents, plus imbibés de boisson, ou d’individus qui avaient mis à profit ces quelques secondes de délai supplémentaire pour marquer leur refus d’obéissance aveugle aux autorités que l’empereur Arcturus Mengsk s’était donné tant de mal à leur inculquer.
Tanya dut jouer des coudes pour franchir ce dernier rempart, ce qui lui fit perdre quelques secondes, une certaine énergie et le peu d’autorité qu’elle était parvenue à affirmer.
Hélas ! cela n’échappa pas au grand type éméché. Lorsqu’elle surgit derrière lui, il se retourna et lui lança le même regard qu’au Protoss.
— Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Son garde-chiourme ? (Il esquissa un rictus.) Son jouet ?
— Juste une amie, répondit-elle d’une voix calme. (Malgré ses capacités télépathiques limitées, il lui semblait évident qu’Ulavu et elle étaient assis sur un baril de poudre. Un simple mot de travers, un geste déplacé, et la situation dégénérerait rapidement.) Toutes mes condoléances. Vraiment. Mais Ulavu n’a rien à voir avec Chau Sara. C’est un universitaire, un chercheur…
— Comment tu peux savoir ce qu’on a enduré ? Tu crois juste que… (L’ivrogne s’interrompit, son visage rougeaud se faisant écarlate.) Ah, merde. Tu es un fantôme ? un putain de fantôme ?
Un murmure de mécontentement parcourut la foule, aussi bien verbal que mental, débordant de crainte, de colère et de ressentiment. Les fantômes avaient été les assassins personnels de l’empereur Arcturus, des êtres mythiques qui se volatilisaient juste après avoir atteint leur cible.
Tanya soupira. Elle qui comptait faire profil bas…
— Fais gaffe, Rylan ! le prévint quelqu’un dans la foule.
— Ouais, j’y compte bien, grogna l’intéressé. Il paraît qu’ils ont arrêté de tuer à tout-va. C’est l’empereur Val qui l’a dit.
— Ouais, mais ça ne l’empêche pas de lire dans tes pensées.
— Si c’est le cas, elle ne va pas être déçue du voyage, rétorqua Rylan, sans quitter Tanya des yeux. Tu lis en moi, beauté ?
— Inutile d’être un fantôme pour savoir que vous êtes tous là parce que vous pleurez les proches que vous avez perdus sur Chau Sara, déclara-t-elle, tentant de repousser la colère qu’elle sentait monter en elle de façon inexorable.
« Beauté » ? « Beauté » ? Comment ces crétins endurcis osaient-ils s’adresser à elle de cette manière ? Et comment osaient-ils lui reprocher, ainsi qu’à Ulavu, une chose qui s’était produite plus de dix ans auparavant, alors que ni l’un ni l’autre n’avaient été impliqués ?
— Comme si tu te souciais de Chau Sara, lâcha Rylan. C’est ton copain le moche qui l’a réduite en cendres. Qui l’a calcinée !
Tanya commença à voir rouge. Tu veux voir brûler quelque chose ? songea-t-elle méchamment en le regardant. Et si c’était toi ? Tu veux te voir rôtir ?
Parce qu’elle en était capable. Elle était en mesure de l’embraser sur place, d’en faire une torche humaine. Ils souhaitaient se complaire dans leur malheur dans ce bar d’arriérés ? Parfait. Cet imbécile pourrait leur être utile, en fin de compte. Pour leur montrer à quoi avait réellement ressemblé l’anéantissement de Chau Sara.
D’ailleurs, pourquoi s’arrêter à lui ? Ils étaient plutôt nombreux à ne rien avoir d’autre à faire que ressasser les malheurs du passé. Peut-être un peu de danger et de souffrance les feraient-ils redescendre sur leur planète, planète pour laquelle les fantômes et l’ensemble des forces du Dominion – et, oui, même les Protoss – s’étaient battus et avaient péri. Tout ça pour qu’elle puisse demeurer vivable.
— Tanya Caulfield, résonna dans son esprit la voix d’Ulavu, éteignant sa rage comme l’aurait fait un seau d’eau glacée. Du calme.
Pour certains fantômes, elle le savait, l’avertissement d’un ami ou d’un collègue pouvait servir d’interrupteur. Pour elle, cela n’avait jamais été le cas. Mais, malgré son manque de sang-froid, elle savait qu’Ulavu avait raison. Plus important, elle prit conscience qu’une personne dont l’avis comptait la regardait.
Prenant une profonde inspiration, elle appuya un doigt contre sa tempe pour encourager l’implant qui filtrait tant bien que mal les différentes substances chimiques de son système sanguin et redirigeait ses flux neuronaux.
À son grand soulagement, elle recouvra son calme. Elle se maîtrisait de nouveau et pouvait réfléchir de manière efficace.
Elle scruta la foule, ayant cessé de la considérer comme autant de cibles potentielles. Il était temps pour elle de mettre sa frustration de côté et d’examiner la situation de façon tactique.
Très bien. C’était manifestement Rylan le chef, ici. Si elle parvenait à le calmer, elle pourrait désamorcer la situation.
Sinon, elle devrait l’affronter.
— Tanya ? l’appela de nouveau Ulavu en esprit.
— Ça va, lui garantit-elle. Fais-moi confiance. Même ceux qui n’ont perdu personne sur Chau Sara ont été horrifiés par ce qui s’est passé ce jour-là, expliqua-t-elle à voix haute, un frisson lui parcourant l’échine.
— C’est facile à dire, rétorqua Rylan avec mépris.
— Facile à ressentir, répliqua-t-elle. J’y suis allée. J’ai vu les dégâts. Les villes réduites en cendres. Les montagnes éventrées. Les lacs et les rivières parties en fumée, leurs lits à moitié fondus. Les plaines vitrifiées. Même après toutes ces années, les lichens et les mousses sont les seules formes de vie qui ont commencé à revenir.
— Ouais, moi aussi, je l’ai vu, lui garantit Rylan d’une voix grave en baissant les yeux. (Puis, tout à coup, il redressa la tête et pointa un doigt accusateur sur Ulavu.) Et ce sont ses semblables qui ont commis ces atrocités !
Tanya soupira. Si elle voulait l’apaiser, c’était raté.
— Ce sont effectivement ses semblables, oui, dit-elle en cherchant l’inspiration autour d’elle du coin de l’œil.
L’amplificateur psionique accroché à la ceinture d’Ulavu était suffisamment lourd pour qu’elle puisse le lancer, mais trop fragile – et trop onéreux – pour lui servir d’arme de dernier recours. Aucune bouteille d’alcool n’était à portée de main, et, même si cela avait été le cas, elle n’avait aucune envie de blesser qui que ce soit. Du moins, elle n’en avait plus envie.
Sur le comptoir, à côté d’Ulavu, se trouvait une chope de bière à moitié pleine. Ce n’était pas grand-chose, mais il faudrait que cela fasse l’affaire.
Lentement, avec nonchalance, elle s’approcha d’Ulavu et de la chope.
— Mais c’est la hiérarchie protoss qui a pris cette décision, et d’autres qui l’ont mise en œuvre. Ulavu ne faisait partie d’aucun de ces groupes. Vous avez raison, leur réaction à l’invasion zerg est absolument injustifiable. Mais nous le leur avons fait payer, ajouta-t-elle, jetant un nouveau coup d’œil à la foule en arrivant auprès d’Ulavu. Croyez-moi, nous le leur avons fait payer au prix fort. (Elle tendit la main vers le Protoss pour souligner ses propos.) Comme je vous l’ai dit, Ulavu n’était même pas là. Vous ne pouvez pas vous en prendre à un Protoss innocent pour les crimes de ses…
— « Innocent » ? l’interrompit Rylan. Qui a dit que ces foutues faces de poisson étaient innocentes ?
Alors qu’il faisait jouer les muscles de ses doigts depuis un long moment, il finit brusquement par serrer les poings. Il se pencha, s’apprêtant à se jeter sur l’alien qu’il haïssait tant.
Tanya attrapa la chope et lui en jeta le contenu au visage.
Il lui faudrait agir avec précision pour que cela puisse fonctionner. Mais elle avait parfaitement analysé la situation et savait ce qui lui restait à faire. À cette concentration, le point d’inflammation de l’alcool éthylique devait se trouver autour de cinquante degrés, tandis que la température à laquelle commençaient à se former des brûlures légères chez les humains était de quarante-quatre degrés. La marge était affreusement étroite, mais elle s’était entraînée aussi longuement que durement pour régler avec minutie son pouvoir de pyrokinésie. Elle enflamma la bière en plein vol et vit Rylan écarquiller les yeux de désarroi en se faisant asperger de liquide brûlant.
Un instant plus tard, lorsque la douleur finit par atteindre ses nerfs engourdis par l’alcool, la surprise fit place à de l’effroi.
Il poussa alors un rugissement, desserra les poings et se plaqua la paume des mains sur les yeux. Perdant l’équilibre, il recula en trébuchant. Désemparé, désorienté et souffrant sans pouvoir se l’expliquer, Rylan dut interrompre sa courageuse attaque contre le représentant des Protoss qu’il détestait tant.
L’ensemble des clients du Dante en prirent conscience. Durant les secondes qui suivirent la défaite de leur héros, ils changèrent d’humeur.
Tanya leur laissa une seconde supplémentaire, le temps de bien assimiler la situation. Puis elle saisit Ulavu par le bras, jeta un coup d’œil sur la foule et dévisagea les plus costauds. Deux ou trois d’entre eux refusèrent de baisser les yeux, mais la plupart détournèrent rapidement le regard. Même si elle n’avait pas deviné que c’était à ce point, ils comptaient manifestement tous beaucoup sur Rylan.
— Je ne crois pas que Rylan ait très envie de se battre, ce soir, annonça-t-elle d’un ton posé. Nous allons quitter les lieux, à présent. (Elle hésita.) Et je vous prie de croire que ce qui s’est passé sur Chau Sara nous fait autant souffrir que vous.
Personne ne chercha à la contredire. Personne n’ouvrit la bouche. Ulavu sur les talons, elle se dirigea vers la foule avec assurance. Cette fois, les trois rangées s’ouvrirent sur son passage sans la moindre résistance.
Une minute plus tard, ils étaient dehors, dans la fraîcheur nocturne.
— Il était inutile de venir à mon secours, Tanya Caulfield, lui fit remarquer Ulavu en pensée tandis qu’elle le conduisait au motoplane qu’elle avait emprunté. Le Terran ne m’aurait fait aucun mal.
— Tu es sûr de ça ? répliqua-t-elle d’un ton acerbe. Parce qu’il donnait vraiment l’impression de vouloir te sauter dessus.
Pendant un moment, Ulavu sembla réfléchir, sautant trop rapidement d’une idée à l’autre pour que Tanya puisse suivre son raisonnement.
— Tu as fait usage de ton don dans un lieu public, finit-il par lui faire remarquer. Tes supérieurs vont-ils t’en tenir rigueur ?
Elle grimaça. Oui, ils risquaient certainement de lui en vouloir. Elle était l’arme secrète du programme Fantôme, et ils s’étaient donné énormément de mal pour la dissimuler. Ils allaient être plus que mécontents. Ils allaient être furieux.
Mais encore faudrait-il qu’ils l’apprennent.
— J’espère qu’ils ne le découvriront jamais. Tout ce que les clients du bar ont vu, c’est que j’ai jeté de la bière au visage de Rylan. Ils croiront sans doute que sa réaction est due à l’alcool qu’il a reçu dans les yeux.
— Il ne gardera aucune trace de brûlure ?
— Aucune marque visible. J’ai fait en sorte que la température reste en deçà du point d’inflammation. De plus, le liquide n’est pas resté suffisamment longtemps au contact de la peau pour provoquer des rougeurs. Il en aura peut-être un peu, mais rien de très grave.
Ulavu réfléchit de nouveau.
— Mais le Terran, lui, sait ce qui s’est passé.
— Le Terran était soûl comme un cochon, lui rappela-t-elle. J’imagine qu’il aura l’esprit si embrumé qu’il ne se souviendra plus vraiment de ce qui s’est produit.
— Tu l’imagines ? ou tu l’espères ?
— Un peu des deux, reconnut-elle. (Elle le dévisagea d’un air sévère.) Parlons un peu de toi, à présent. Qu’est-ce que tu fichais là ?
— Je suis chercheur, lui rappela-t-il avec toute la fierté d’un Protoss. Je souhaitais mieux comprendre le sentiment de ceux qui ont perdu des amis et des proches à cause des erreurs de mes semblables.
Tanya grimaça. Les « erreurs » des Protoss. Considéraient-ils encore la destruction totale d’une planète peuplée de Terrans innocents comme une simple erreur ?
Elle recommença à se sentir gagnée par la colère. Elle repoussa ce sentiment sans ménagement.
— Et tu as mieux compris ?
Il poussa mentalement l’équivalent d’un soupir.
— Ils souffrent encore beaucoup. Et ils sont encore très en colère.
— Et personne ne le leur reproche, ajouta-t-elle sèchement. Alors, évite de recommencer ce genre de chose. D’accord ? Parce que, la prochaine fois, je les laisserai te montrer à quoi ressemblent la souffrance et la colère des Terrans.
— Ce sera inutile, répondit-il d’un ton sinistre. Comme tu l’as dit, nous l’avons déjà payé chèrement.
Tanya hocha la tête en silence. La guerre avait eu des conséquences terribles pour les Protoss. Un grand nombre d’entre eux avaient péri au combat. Aïur, leur planète d’origine, avait été anéantie et désertée. Leur société avait volé en éclats. Si certaines factions avaient fini par se rassembler, d’autres s’étaient définitivement détournées du reste de la population.
Pire que tout, le Khala, le lien spirituel psionique qui avait réuni les Protoss durant des siècles aussi bien en pensée qu’en intention, avait été rompu. Des années après ce cataclysme, ils se demandaient encore ce qu’être un Protoss signifiait désormais.
Était-ce à cause de ce conflit culturel désespéré qu’Ulavu avait été délaissé par les siens ? S’étaient-ils repliés sur eux-mêmes au point de ne pas avoir eu l’énergie nécessaire pour le faire revenir et l’intégrer à une société qui recommençait doucement à se développer ?
Ou s’agissait-il d’une raison moins avouable ? Avait-il fait quelque chose de particulier qui les avait poussés à lui tourner le dos ?
Parce qu’il était facile de se faire des ennemis. Terriblement facile.
Elle ferma brièvement les yeux, temporairement rattrapée par ses émotions. Elle n’avait pas perdu son sang-froid de manière délibérée, ce jour-là, quatre ans auparavant. Elle n’avait aucunement eu l’intention de froisser ou d’irriter les autres fantômes en refusant de tenir compte de leurs efforts pour l’apaiser.
C’était Ulavu qui était parvenu à la calmer, à rompre suffisamment longtemps la spirale de colère et de chaos pour que son implant puisse reprendre le dessus. L’incident avait été clos, et tout le monde s’en était sorti indemne. Même le fantôme qui en avait été à l’origine, dont Tanya pensait encore à ce jour qu’il méritait amplement tout le mal que l’on pouvait lui faire.
Mais on le lui avait fait payer cher. Les autres avaient déjà souffert de leur incapacité à la calmer, mais ils avaient très mal pris le fait qu’un alien y parvienne. Elle n’avait jamais pu vaincre leur ressentiment. Depuis, Ulavu et elle se sentaient seuls contre tous. Elle vivait et travaillait toujours parmi les fantômes, mais elle ne serait plus jamais l’un d’eux.
Et, dans peu de temps, elle les quitterait pour de bon.
Elle prit place sur la selle du motoplane, consciente de sa frustration même si elle avait recouvré sa maîtrise de soi – qu’elle parviendrait à garder, avec un peu de chance, un peu plus longtemps que la dernière fois
La grande question, à présent, était de savoir ce qu’il adviendrait lorsqu’elle aurait quitté le programme.
Sous le règne de l’empereur Arcturus, une telle chose aurait été inconcevable. À l’époque on était fantôme à vie, et on restait dans le programme jusqu’à la fin de ses jours. Point.
Mais l’empereur Valérian avait des méthodes d’un nouveau genre. Il avait levé le pied sur le conditionnement des marines – on disait même qu’il l’avait complètement abandonné, mais personne n’y croyait vraiment –, et avait également annoncé que les fantômes qui souhaitaient quitter le programme en avaient désormais la possibilité.
Pour autant qu’elle le sache, Tanya allait être la première à en profiter. Et cela soulevait toute une série de questions.
Lui laisserait-on son implant ? On n’allait certainement pas le lui ôter sans cérémonie. Sans doute allait-on lui en installer un nouveau, qui lui permettrait de mener une existence civile sans qu’elle transforme tous ceux qui l’énervaient en torches humaines.
Bien sûr qu’on allait le remplacer. N’est-ce pas ?
— Je m’interroge beaucoup au sujet de Rylan, déclara Ulavu d’un ton songeur.
— Je t’ai déjà dit de ne pas t’inquiéter, lui rappela-t-elle.
— Je ne suis pas inquiet, lui garantit-il. Simplement curieux. Comment a-t-il deviné que tu étais un fantôme ?
Tanya fronça les sourcils. Dans le feu de l’action, elle n’avait attaché aucune importance à ce curieux détail.
Mais Ulavu avait raison. Comment Rylan avait-il pu le découvrir ? Elle ne s’était pas présentée et portait une tenue civile.
— Aucune idée, reconnut-elle. Peut-être a-t-il déjà eu l’occasion de nous voir en ville, tous les deux. À moins qu’un gars de la caserne qui ne sait pas tenir sa langue ait pris l’habitude de fréquenter Le Cercle de Dante.
— Peut-être. Ce qui ne serait pas une bonne nouvelle.
Tanya gloussa.
— Tu crois ?
— Oui, répondit-il le plus sérieusement du monde, n’ayant manifestement pas saisi qu’il s’agissait d’un sarcasme. Mais, en parlant de la caserne, ne ferait-on pas bien de rentrer ?
Brusquement, Tanya s’aperçut qu’elle contemplait la ville depuis la selle du motoplane, laissant le Protoss patienter tranquillement
— Si, reconnut-elle en lui indiquant le siège passager. Monte, je te raccompagne. Et évite de te faire remarquer.
Il se dressa de toute sa hauteur.
— Que j’évite de me faire remarquer ?
Tanya soupira. Un Protoss qui attirait l’attention. Une Terrane pyrokinésique. Tous deux rejetés par leurs semblables. Ils étaient vraiment faits pour s’entendre.
— D’accord, oublie ça. Contente-toi de ne pas tomber.