Scène : Fehrbellin. Une prison.
Le prince von Homburg. À l’arrière-plan, deux soldats de la cavalerie montent la garde. — Le comte von Hohenzollern arrive.
Tiens, tiens ! Mon ami Heinrich ! Sois le bienvenu !
Alors, je ne suis plus aux arrêts ?
Loué soit le Tout-Puissant !
Que dis-tu ?
Libre ?
T’a-t-il rendu ton épée ?
Non ?
Non !
— Alors comment ?
Je croyais que tu m’apportais la nouvelle. Tant pis !
— Je ne suis au courant de rien.
Tant pis, tu entends ? Tant pis1 !
Il enverra quelqu’un d’autre me l’annoncer.
Il se retourne et va chercher des sièges.
Assieds-toi ! — Alors, dis-moi, quelles sont les nouvelles ?
— L’Électeur est-il rentré de Berlin ?
Oui. Hier soir.
Y a-t-on comme prévu
Célébré la victoire ? — — Bien entendu !
— L’Électeur était-il présent à l’église ?
Lui et l’Électrice et Natalie. —
L’église était très dignement illuminée ;
Pendant le Te Deum on entendait solennellement tirer
Des salves de batteries depuis la place du château.
Comme des trophées, les drapeaux suédois
Et les étendards flottaient sur les piliers,
Et sur l’ordre exprès du souverain,
Ton nom a été cité en chaire —
Comme étant celui du vainqueur.
On me l’a dit ! ! — Alors, qu’y a-t-il d’autre ? Que m’apportes-tu ?
— Tu n’as pas l’air très gai, on dirait, mon ami !
As-tu déjà parlé à quelqu’un ?
À Golz, à l’instant, au château,
Où, tu le sais, j’ai été soumis à un interrogatoire.
Silence.
Que penses-tu, Arthur, de ta situation,
Depuis qu’elle a si étrangement changé ?
Moi ? Ma foi, la même chose que toi et Golz — et même les juges !
L’Électeur a fait ce que le devoir commandait,
Et à présent il va obéir de la même façon à son cœur.
Tu as commis une faute, me dira-t-il gravement,
Peut-être un mot pour parler de peine de mort et de forteresse :
Cependant je te rends ta liberté —
Et autour de l’épée qui pour lui a conquis la victoire
Peut-être enroulera-t-il même un signe de sa grâce ;
— S’il n’en est rien, tant pis ; car je ne l’ai pas mérité !
Ô Arthur !
Il s’interrompt.
Eh bien ?
— En es-tu si sûr ?
Je l’imagine ainsi ! Il m’aime, je le sais,
Il m’aime comme un fils ; depuis ma plus tendre enfance
Son cœur mille fois me l’a prouvé.
Quel est le doute qui te tourmente ?
N’a-t-il pas semblé se réjouir presque plus
Que moi-même de la montée de ma jeune gloire ?
Ne suis-je pas tout ce que je suis par lui ?
Et lui, il irait écraser impitoyablement
Dans la poussière, jaloux, la jeune plante
Qu’il a lui-même cultivée, pour la simple raison
Qu’elle a fleuri trop vite et trop abondamment ?
Son pire ennemi ne parviendrait pas à m’en convaincre,
Toi encore moins, qui l’aime et le connais.
Tu as comparu devant la cour martiale, Arthur,
Et tu y crois encore ?
Parce que j’ai comparu, justement ! —
Par le dieu vivant, personne n’irait aussi loin
S’il n’avait pas l’intention de faire grâce.
C’est là précisément, à la barre du tribunal,
C’est là que j’ai repris confiance.
Était-ce donc un crime passible de mort
Que d’avoir réduit en poussière la puissance suédoise
Deux minutes avant que l’ordre n’en fût donné ?
Et quel autre forfait pèserait sur ma poitrine ?
Comment pourrait-il me convier au banc des accusés
Devant des juges sans cœur qui, semblables à des chouettes,
Me chantent sans cesse le chant funèbre de la balle qui m’exécutera,
S’il n’avait l’intention de faire irruption, tel un dieu,
Et de proclamer sa clémence de souverain ?
Non, mon ami, s’il amasse tous ces nuages noirs
Au-dessus de ma tête, c’est pour m’apparaître comme le soleil
Qui se lève, rayonnant, et transperce leurs brumes :
Et ce plaisir, en vérité, je peux bien le lui accorder !
La cour martiale cependant a rendu son verdict, dit-on ?
Oui, je sais : la peine de mort.
Tu le sais déjà ?
Golz, qui a assisté aux délibérations du conseil de guerre,
M’a rapporté la sentence.
Mais alors, juste ciel ! Cela ne t’émeut pas ?
Moi ? Pas le moins du monde.
Enragé !
Et sur quoi se fonde ton assurance ?
Sur le sentiment que j’ai de lui !
Je t’en prie, laisse-moi !
À quoi bon me tourmenter avec des doutes inutiles ?
Il réfléchit un instant et se rassied. — Silence.
La cour martiale devait se prononcer pour la peine de mort.
Telle est la loi selon laquelle elle juge.
Mais avant qu’il fasse exécuter une telle sentence,
Avant qu’il livre, au signal d’un simple mouchoir,
Ce cœur qui l’aime loyalement à la balle d’un pistolet,
Avant cela, vois-tu, il s’ouvrirait plutôt la poitrine
Et laisserait son sang tomber goutte après goutte dans la poussière.
Mais, Arthur, je t’assure —
Ô mon cher ami !
Le maréchal —
Laisse-moi, mon ami !
Deux mots encore !
S’ils te laissent froid eux aussi, je ne dirai plus rien.
Je sais tout, je te l’ai dit. — Allons, qu’y a-t-il ?
Le maréchal vient de lui transmettre au château,
Et c’est étrange, la sentence de mort,
Et lui, au lieu de te gracier, comme le jugement
Lui en laisse la liberté, il a ordonné
Qu’on la lui soumette pour la signer.
Peu importe, tu m’entends.
Peu importe ?
Pour la signer ?
Parole d’honneur ! Je puis te l’assurer.
La sentence ? — Non ! Le document — ?
L’arrêt de mort.
— Qui t’a dit ça ?
Lui-même, le maréchal !
À l’instant.
Après avoir vu Son Altesse ?
Comme il descendait l’escalier après l’entrevue ! —
En me voyant bouleversé, il a ajouté
Que rien n’était encore perdu, que demain
Serait un autre jour pour te gracier ;
Mais ses lèvres blêmes démentaient
Les mots qu’elles prononçaient et disaient : je crains que non !
Il pourrait — non ! rouler dans son cœur
De si monstrueuses décisions ?
Pour un défaut à peine perceptible
Dans le diamant qu’il vient de recevoir,
Écraser dans la poussière celui qui lui en fait don ?
Un acte qui rendrait blanc comme neige le dey d’Alger,
Qui ornerait Sardanapale1 d’ailes d’argent
Semblables à celles des chérubins et qui expédierait
À la droite de Dieu toute la lignée des tyrans
De la Rome antique, les déclarant innocents
Comme des enfants qui meurent sur le sein de leur mère ?
Et le maréchal s’est tu et n’a rien dit ?
Qu’aurait-il pu dire ?
Ô ciel ! Mon espoir !
Aurais-tu fait un pas,
Soit volontairement soit inconsciemment,
Qui aurait froissé sa fierté ?
Jamais !
Réfléchis !
Jamais, le ciel m’en est témoin !
Pour moi, l’ombre même de sa tête était sacrée.
Pardonne-moi, Arthur, si j’en doute.
Le comte Horn, l’ambassadeur de Suède, est arrivé
Et sa mission, m’a-t-on assuré,
Concerne la princesse von Oranien.
Un mot prononcé par l’Électrice, ta tante,
A touché au plus vif notre souverain.
La demoiselle aurait déjà choisi, dit-on.
N’es-tu en rien concerné par ce choix ?
Ô mon Dieu ! Que dis-tu ?
Tu l’es ? N’est-ce pas ?
Eh bien oui, mon ami ; à présent tout s’explique ;
La demande que j’ai faite me pousse à ma perte :
Sache que je suis responsable de son refus,
Car la princesse s’est fiancée à moi !
Quel fol étourdi ! Qu’as-tu fait ?
Combien de fois, en fidèle ami, ne t’ai-je averti ?
Ô mon ami ! Au secours, sauve-moi ! Je suis perdu.
Oui, que faire pour te tirer de cette impasse ?
Voudrais-tu parler à l’Électrice, ta tante ?
— Hé ! Garde !
Oui !
Appelez votre officier ! —
Il revêt en hâte un manteau qui était accroché au mur et se coiffe d’un chapeau à plumes qui se trouvait sur la table.
La démarche peut, si tu t’y prends bien, t’apporter le salut.
— Car si l’Électeur peut conclure la paix
Avec le roi Charles pour le prix convenu,
Tu verras son cœur se réconcilier avec toi,
Et très vite, dans quelques heures, tu seras libre.
L’officier arrive. — Les mêmes que précédemment.
Stranz, je suis confié à ta garde !
Permets, pour une affaire urgente,
Que je m’éloigne une heure.
Mon prince, tu n’es pas confié à ma garde.
L’ordre qu’on m’a donné est de te laisser
Aller librement où tu veux.
Étrange ! — Je ne suis donc pas prisonnier ?
Très bien ! Peu importe !
Allons, adieu donc !
Le lien suit le prince comme son ombre !
Je vais simplement au château voir ma tante,
Et serai de retour dans deux minutes.
Tous sortent.
Scène : appartement de l’Électrice.
L’Électrice et Natalie arrivent.
Viens, ma fille, viens ! Ton heure sonne !
Le comte Gustave Horn, l’ambassadeur de Suède,
Et toute la délégation ont quitté le château ;
Je vois de la lumière dans le cabinet de ton oncle :
Viens, mets ton châle et glisse-toi chez lui,
Et vois si tu peux sauver ton ami.
Elles s’apprêtent à partir.
Une dame d’honneur arrive. — Les mêmes que précédemment.
Le prince von Homburg, Madame, est à la porte.
— En vérité, je me demande si j’ai bien vu.
Ô Dieu !
Lui ?
N’est-il donc pas aux arrêts ?
Il est dehors, en chapeau à plumes et en manteau :
Il supplie, bouleversé, que vous l’entendiez sur l’heure.
Quel fou ! Manquer ainsi à sa parole !
Qui sait ce qui le tourmente.
— Qu’il entre !
Elle s’assied sur une chaise.
Le prince von Homburg arrive. Les mêmes que précé-demment.
Ô ma mère !
Il tombe à genoux devant elle.
Prince ! Que cherchez-vous ici ?
Ô laisse-moi embrasser tes genoux, mère !
Vous êtes prisonnier, prince, et vous venez ici !
Pourquoi ajouter une faute nouvelle à l’ancienne ?
Sais-tu ce qui m’est arrivé ?
Je sais tout !
Mais que puis-je, malheureuse, faire pour vous ?
Ô ma mère, tu ne parlerais pas ainsi,
Si, comme moi, tu étais cernée par l’épouvante de la mort2 !
Tu me sembles posséder des pouvoirs célestes,
Salvateurs, toi, la demoiselle et tes femmes,
Tous ceux qui sont autour de moi ; je pourrais supplier
Le dernier des palefreniers qui soigne tes chevaux,
Et m’accrocher à son cou : sauve-moi !
Moi seul sur cette vaste terre
Suis désemparé, abandonné, et ne puis rien !
Tu es hors de toi. Que s’est-il passé ?
Ah, sur le chemin qui me conduisait à toi
J’ai vu, à la lueur des flambeaux, creuser
La tombe qui demain accueillera mes ossements.
Vois, ma tante, ces yeux qui te regardent,
On veut les plonger dans la nuit, cette poitrine,
On veut la transpercer de balles meurtrières.
Sur la place du marché, les fenêtres qui donnent
Sur ce spectacle de désolation sont déjà réservées,
Et celui qui aujourd’hui, à la cime de la vie,
Embrasse du regard son avenir comme un royaume de fées,
Sera allongé demain, puant, entre deux planches étroites,
Et une pierre dira de lui : il fut !
À ces mots, la princesse qui jusque-là s’était tenue à l’écart, appuyée à l’épaule d’une dame d’honneur, s’assied à une table et pleure, bouleversée.
Mon fils ! Si telle est la volonté du ciel,
Tu t’armeras de courage et de fermeté !
Ô mère, le monde créé par Dieu est si beau !
Ne me laisse pas, je t’en supplie, descendre
Parmi les ombres noires avant que mon heure ait sonné !
Qu’il me punisse autrement, si j’ai failli,
Pourquoi justement une balle ?
Qu’il me destitue de mes fonctions,
Qu’il me dégrade si la loi l’exige,
Qu’il m’écarte de l’armée, Dieu du ciel !
Depuis que j’ai vu ma tombe, je ne veux plus que vivre
Et il importe peu de savoir si cela est glorieux !
Lève-toi mon fils ; lève-toi. Que dis-tu là ?
Tu es trop bouleversé. Ressaisis-toi !
Non, ma tante, pas avant que tu m’aies juré
D’aller te prosterner devant lui, notre auguste souverain,
Pour l’implorer de me sauver la vie !
À Homburg, c’est à toi qu’Hedwige m’a confié
En mourant, et cette amie de jeunesse t’a dit :
Sois une mère pour lui quand je ne serai plus.
Profondément émue, agenouillée près du lit,
Tu t’es penchée sur sa main et tu as répondu :
Il sera pour moi comme si je l’avais enfanté.
Eh bien, je te rappelle aujourd’hui ces paroles !
Va le trouver comme si tu m’avais enfanté et dis-lui :
Grâce ! J’implore sa grâce ! Laisse-le libre !
Ah ! Et reviens vers moi et dis-moi : tu l’es !
Mon fils chéri ! C’est déjà fait !
Mais toutes mes supplications sont restées vaines !
Je renonce à tout bonheur.
Natalie, n’oublie pas de lui dire,
Je ne la désire plus, dans mon cœur
Toute tendresse pour elle est éteinte.
Elle est libre à nouveau comme la biche dans les bois ;
De sa main et de sa bouche, comme si je n’avais jamais existé,
Elle peut faire don de soi, et si c’est à Charles-Gustave,
Le roi de Suède, je l’en félicite.
Je vais retourner dans mes terres rhénanes ;
J’y construirai, j’y détruirai,
J’en ruissellerai de sueur, j’y sèmerai, j’y récolterai
Comme si j’avais femme et enfants et j’en jouirai seul,
Et lorsque j’aurai récolté, je sèmerai à nouveau,
Et je pousserai la vie dans ce manège
Jusqu’à ce qu’au soir elle tombe et meure.
Allons, retourne maintenant dans ta prison,
C’est là la première exigence de ma faveur.
Pauvre petite fille, tu pleures ! Le soleil ne brille
Aujourd’hui que pour enterrer tous tes espoirs !
Ton premier sentiment m’avait choisi,
Et ton visage, fidèle comme l’or, me dit
Que jamais tu ne te voueras à un autre.
Oui, quelle consolation pourrais-je t’offrir, pauvre de moi ?
Va dans un couvent sur les rives du Main, c’est là mon conseil,
Va chez ta cousine Thurn, va chercher dans les montagnes
Un petit garçon aux boucles blondes comme les miennes,
Achète-le avec de l’or et de l’argent, serre-le
Contre ton cœur et apprends-lui à balbutier : maman !
Et quand il sera plus grand, enseigne-lui
Comment on ferme les yeux aux mourants.
C’est là tout le bonheur que l’avenir te réserve !
Va, jeune héros, retourne dans ta prison,
Et sur le chemin du retour, regarde une fois encore,
Calmement, la fosse qu’on creuse pour toi !
Elle n’est ni plus sombre ni plus large
Que celle que la bataille t’a laissé entrevoir mille fois !
En attendant, je tenterai, fidèle jusque dans la mort,
D’intervenir en ta faveur auprès de mon oncle :
Peut-être parviendrai-je à attendrir son cœur
Et à te délivrer de toutes tes peines !
Silence.
Si tu avais deux ailes, ô vierge, sur tes épaules,
Je te prendrais pour un ange, vraiment ! —
Mon Dieu ! Ai-je bien entendu ? Toi, intervenir en ma faveur ?
— Où cachais-tu jusqu’ici le carquois de la parole,
Ma douce enfant, pour oser
En pareille circonstance affronter le souverain ? —
— Ô lueur d’espoir qui soudain me réconforte !
Dieu me tendra les flèches qui atteignent leur cible ! —
Mais si l’Électeur ne peut rien changer
Au verdict, s’il ne le peut : eh bien
Tu te soumettras, courageux, à lui, le courageux :
Et celui qui dans la vie fut mille fois vainqueur,
Saura vaincre aussi dans la mort !
Allons ! — Le temps presse, il nous est précieux !
Eh bien, puissent tous les saints du ciel te protéger !
Adieu ! Adieu ! Et quoi que tu obtiennes,
Daigne me faire savoir le résultat de cette entrevue.
Tous sortent.