Scène : une salle du château.
L’Électeur entre, à moitié dévêtu, venant du cabinet voisin ; il est suivi du comte Truchss, du comte Hohenzollern et du capitaine de cavalerie von der Golz. — Des pages avec des flambeaux.
Kottwitz ? Avec les dragons de la princesse ?
Ici, dans la ville ?
Oui, Altesse !
Ici, en formation devant le château.
Eh bien messieurs ? Allez-vous m’expliquer ce mystère ?
— Qui l’a appelé ici ?
La place que je lui ai assignée se nomme Arnstein !
Vite ! Que quelqu’un me l’amène ici.
Il ne va pas tarder, Altesse, il sera là dans un instant !
Où est-il ?
À l’hôtel de ville, me dit-on,
Où sont rassemblés tous les généraux
Qui servent ta maison.
Pourquoi faire ? Dans quel but ?
Je l’ignore.
Son Altesse veut-elle bien nous permettre
De nous y rendre également pour un moment ?
Où ça ? À l’hôtel de ville ?
— Vous pouvez disposer !
Venez, messieurs !
Les officiers sortent.
L’Électeur. Plus tard, deux serviteurs.
Étrange ! — Si j’étais le dey de Tunis
Je ferais grand bruit d’une affaire aussi suspecte.
Je poserais la cordelette de soie sur ma table,
Et devant le portail barricadé de palissades
J’installerais canons et obusiers1.
Mais comme il s’agit de Hans Kottwitz de Priegnitz
Qui vient à moi sans crier gare, de son propre chef,
Je vais procéder à la prussienne :
Le prendre par l’une de ses trois boucles
Qui brillent d’un éclat argenté sur son crâne,
Et le reconduire sans bruit, avec ses douze escadrons,
Jusqu’à son quartier général d’Arnstein.
À quoi bon réveiller toute la ville ?
Va vite faire un tour en bas et demande, comme si c’était
pour toi,
Ce qui se passe à l’hôtel de ville.
J’y vais de ce pas, monseigneur !
Il sort.
Et toi, va et apporte-moi mes vêtements !
Le second serviteur sort et apporte les vêtements ; l’Électeur s’habille et revêt ses insignes princiers.
Le maréchal Dörfling arrive. — Les mêmes que précédemment.
Rébellion, mon prince !
Du calme, du calme ! Je déteste, tu le sais,
Que l’on entre chez moi sans se faire annoncer.
— Que veux-tu ?
Altesse, un événement — pardonne-moi ! —,
D’une gravité particulière me conduit ici.
Le colonel Kottwitz, sans en avoir reçu l’ordre,
Est entré dans la ville ; une centaine d’officiers
Sont rassemblés autour de lui dans la salle d’armes ;
Une feuille circule parmi eux,
Qui vise à empiéter sur tes droits.
Je suis déjà au courant ! — Ce ne sera probablement
Qu’un mouvement en faveur du prince
Que la loi a condamné à être fusillé.
C’est bien ça ! Par le Dieu tout-puissant ! Tu as touché juste !
Eh bien ! — Mon cœur est avec eux1.
On dit que pas plus tard qu’aujourd’hui ces insensés
Veulent venir te présenter leur requête au château et,
Au cas où tu persisterais, intraitable dans ta colère,
À maintenir le verdict — j’ose à peine t’en faire part !
Aller le libérer par la force dans sa prison !
Qui t’a dit ça ?
Qui me l’a dit ?
La dame Retzow, à qui tu peux faire confiance,
La cousine de ma femme ! Elle était ce soir
Dans la maison de son oncle, le prévôt de Retzow,
Où des officiers venus du camp
Ont parlé tout haut de ce dessein éhonté.
Je ne le croirai que lorsqu’un homme me l’aura dit en face !
De ma botte posée devant sa maison
Je le protégerai de ces jeunes héros1 !
Seigneur, je t’en conjure, si vraiment
Ta volonté est de gracier le prince :
Fais-le avant qu’un pas fort détestable ne soit franchi !
Toute armée, tu le sais bien, aime son héros ;
Ne permets pas que cette étincelle qui l’enflamme
Se transforme en funeste incendie se propageant partout.
Kottwitz ne sait pas encore, ni la troupe qu’il a rassemblée,
Qu’en ami fidèle je suis venu t’avertir ;
Renvoie, avant qu’il se présente, l’épée au prince,
Renvoie-la, comme, enfin, il le mérite :
Tu donneras aux gazettes l’occasion d’annoncer
Un exploit de plus et un forfait de moins.
Malédiction ! — Il est à l’épreuve de toutes les flèches.
Deux heiduques arrivent ; l’un d’eux tient une lettre à la main.
— Les mêmes que précédemment.
Les colonels Kottwitz, Hennings, Truchss et d’autres
Sollicitent une audience !
Du prince von Homburg ?
Oui, Altesse !
Qui te l’a donnée ?
Le Suisse qui monte la garde au portail,
À qui le chasseur du prince l’avait remise.
Prittwitz ! — Apporte-moi l’arrêt de mort !
— Et je veux également le sauf-conduit
Pour le comte Gustave von Horn, l’émissaire suédois1.
Le page sort. Au premier heiduque.
Kottwitz et sa suite ; qu’ils entrent !
Entrent les colonels Kottwitz et Hennings, le comte Truchss, les comtes Hohenzollern, Sparren et Reuss, les capitaines de cavalerie Golz et Stranz ainsi que d’autres colonels et officiers. — Les mêmes que précédemment.
Permets, Altesse, mon prince,
Qu’au nom de toute l’armée
En toute humilité je te remette ce papier2 !
Avant que je le prenne, Kottwitz, dis-moi
Qui t’a appelé ici, en cette ville3 ?
Avec les dragons ?
Altesse ! C’est sur ton ordre que je suis venu ici.
Comment ? — Montre-moi cet ordre.
Le voici, mon souverain.
« Natalie, fait à Fehrbellin ;
Au nom de Son Altesse, mon oncle Friedrich. » —
Par Dieu, mon prince et maître, j’ose espérer
Que tu n’es pas étranger à cet ordre ?
Non, non ! Comprends-moi —
Qui donc te l’a transmis ?
Le comte Reuss !
Au contraire, je te souhaite la bienvenue ! —
Tu as mission, avec tes douze escadrons,
De rendre demain les derniers honneurs
Au colonel Homburg, pour qui le verdict est tombé.
Le régiment
Est-il toujours devant le château, dans la nuit et le brouillard ?
La nuit, pardonne-moi —
Pourquoi ne prend-il pas ses quartiers ?
Mon prince, c’est fait ; il a pris,
Comme tu l’as ordonné, ses quartiers en ville !
Comment ? Il y a deux minutes — — ? Eh bien, par le ciel,
Tu n’as pas été long à trouver des écuries ! —
Ma foi, tant mieux ! Je te salue une fois encore !
Qu’est-ce qui t’amène, dis-moi ? Qu’apportes-tu de nouveau ?
Altesse, cette requête de ta fidèle armée.
Donne !
Tout comme un autre mot peut les ressusciter.
Il lit.
« Requête, implorant la plus haute grâce,
En faveur de notre chef, accusé de crime,
Le général prince Friedrich de Hesse-Homburg. »
Aux officiers.
Un nom illustre, messieurs ! Pas indigne
Que vous intercédiez si nombreux en sa faveur !
Il regarde à nouveau le papier.
Cette requête, qui l’a écrite ?
Moi.
Le prince est-il instruit de son contenu ?
Pas le moins du monde ! Elle vient de nous,
De sa conception jusqu’à sa rédaction.
Je vous demande un instant de patience.
Oui, Altesse ; c’est ce que fait le vieux Kottwitz !
Tu n’étais pas de cet avis sur le champ de bataille.
J’avais mal apprécié la situation, mon souverain !
J’aurais dû sagement me soumettre au prince
Qui s’entend fort bien au métier de la guerre.
Les Suédois lâchaient prise sur l’aile gauche,
Et sur l’aile droite ils avaient besoin de renfort ;
S’il avait dû attendre ton ordre,
Ils auraient repris position dans les gorges
Et jamais tu n’aurais remporté la victoire.
Ah bon ! C’est ce qu’il te plaît de supposer !
J’avais détaché le colonel Hennings,
Tu ne l’ignores pas, pour enlever
La tête de pont suédoise qui couvrait Wrangel à l’arrière.
Si vous n’aviez enfreint l’ordre,
Hennings aurait réussi son coup ;
En l’espace de deux heures, il aurait
Mis le feu aux ponts et pris position sur la Rhyne,
Et Wrangel eût été écrasé sans merci,
Embourbé dans les fossés et les marécages.
C’est l’affaire des dilettantes, non la tienne,
De vouloir décrocher la plus prestigieuse couronne du destin ;
Jusqu’à ce jour, tu as toujours pris ce qu’il t’offrait.
Le dragon qui obstinément ravageait
Ton Brandebourg fut chassé, la tête en sang ;
Que pouvait-il arriver de plus en une seule journée ?
Que t’importe qu’il gise, épuisé,
Deux semaines de plus dans le sable et que ses plaies guérissent ?
Nous avons maintenant appris l’art de le vaincre,
Et sommes pleins du désir de l’exercer encore :
Affrontons Wrangel une nouvelle fois,
Poitrine contre poitrine, et tout sera terminé,
Il sera définitivement englouti dans la Baltique !
Rome n’a pas été bâtie en un jour.
De quel droit, pauvre fou, espères-tu cela
Si chacun, sur le char du combat,
Peut me prendre les rênes des mains ?
Crois-tu que la chance va sans cesse, comme elle vient de le faire,
Récompenser la désobéissance d’une couronne de gloire ?
Je n’aime pas la victoire qui, enfant du hasard,
Tombe comme à la loterie ; c’est la loi,
Mère de ma couronne, que je veux préserver,
Elle qui a engendré et m’a donné tant de victoires !
Seigneur, la loi la plus haute, la loi suprême,
Celle qui doit agir dans le cœur de tes généraux,
Ce n’est pas la lettre de ta volonté ;
C’est la patrie, c’est la couronne,
C’est toi-même, ta tête qui la porte.
Que t’importe, je te prie, la règle
Que suit l’ennemi dans la bataille, pourvu qu’il tombe
Devant toi, avec tous ses drapeaux ?
La règle suprême, c’est celle qui le vainc !
De ton armée, si ardemment attachée à toi,
Veux-tu faire un instrument semblable à l’épée
Qui reste sans vie dans le fourreau d’or de ta ceinture ?
Quel pauvre esprit, qui ne connaît rien aux astres1,
A le premier répandu un tel enseignement ! Quelle méchante
Politique à courte vue qui, pour un cas
Où le sentiment s’avère nuisible,
En oublie dix autres dans le cours des choses
Où le sentiment seul peut sauver !
Est-ce que, le jour de la bataille, je verse pour toi mon sang
Dans la poussière à cause de la solde, fût-elle d’argent ou de gloire ?
Dieu m’en préserve, il est trop précieux pour cela !
Comment ! Mon plaisir, ma joie, celle que je goûte
Librement et pour moi seul, en silence,
C’est ta splendeur, ta magnificence,
C’est la gloire croissante de ton illustre nom !
C’est là le salaire pour lequel je vends mon cœur !
Supposons que pour cette victoire fortuite
Tu condamnes le prince irrévocablement ; et que moi,
Demain, je rencontre de façon tout aussi fortuite
La victoire quelque part entre monts et forêts
Avec mes escadrons, comme un berger,
Par Dieu, je serais un coquin si je ne
Répétais pas hardiment l’action du prince.
Et si tu disais alors, le livre des lois à la main :
« Kottwitz, tu as joué ta tête ! », je répondrais :
« Je le savais, Altesse ; prends-la, la voici :
Lorsque j’ai prêté serment pour me lier à ta couronne
Corps et âme, je n’ai pas exclu ma tête,
Et je ne te donnerais rien qui ne t’appartienne déjà ! »
Vieil original, je n’aurai jamais raison de toi !
Tes paroles me séduisent avec leur rhétorique rusée,
Moi qui te suis tout dévoué, tu le sais bien ;
Je vais faire appel à un avocat, pour mettre fin
À cette dispute, qui saura défendre ma cause !
Il sonne. Un serviteur entre.
Le prince von Homburg !
Qu’on aille le chercher dans sa prison !
Le serviteur sort.
Il t’apprendra, lui, tu peux en être sûr,
Ce que sont la discipline militaire et l’obéissance !
Du moins m’a-t-il adressé une lettre qui dit autre chose
Que cet argutieux concept de liberté
Que tu viens de m’exposer comme un écolier.
Il retourne à la table et se remet à lire.
Lui ?
Non, impossible !
Inquiets, les officiers se regroupent et discutent entre eux.
De qui est cette seconde lettre ?
De moi, mon prince !
« Preuve que le prince Électeur Friedrich
Est lui-même à l’origine » — — — Eh bien, par le ciel !
Voilà qui est hardi !
Comment ! Tu rejettes sur moi la faute
Dont il s’est rendu coupable au cours de la bataille ?
Sur toi, mon prince, oui ; moi, Hohenzollern.
Par Dieu, voilà qui dépasse l’entendement !
L’un me démontre qu’il n’est pas coupable,
L’autre va jusqu’à dire que le coupable, c’est moi ! —
Comment vas-tu me prouver pareille affirmation ?
Tu te souviendras, Altesse, de cette nuit
Où nous avons trouvé le prince, plongé dans un profond
Sommeil, dans le parc sous les platanes :
Peut-être rêvait-il de la victoire du lendemain,
Il tenait à la main une branche de laurier.
Comme pour mettre à l’épreuve le fond de son cœur,
Tu lui as pris cette couronne, et, souriant,
Enroulé autour du feuillage la chaîne suspendue à ton cou ;
Puis ayant ainsi enlacé la couronne et la chaîne,
Tu les as tendues à la demoiselle, ta noble nièce.
À la vue de ce spectacle merveilleux, le prince
Se lève, rougissant ; il veut saisir
Des choses si douces, offertes d’une main si chère :
Mais toi, entraînant la princesse en arrière,
Vite, tu te dérobes ; le portail t’accueille,
Jeune fille, chaîne et couronne de laurier disparaissent,
Et lui, solitaire — un gant à la main
Dont il ne sait lui-même à qui il l’a pris —
Reste là, seul au plus profond de la nuit.
Quel gant ?
Seigneur, laisse-moi achever ! —
C’était une plaisanterie ; mais l’importance
Qu’elle eut pour lui, je n’ai pas tardé à la saisir.
Me glissant par le portillon au fond du parc,
Je m’approche de lui comme si de rien n’était,
Je le réveille, il reprend ses esprits,
Et le souvenir l’inonde de joie :
Tu ne saurais rien imaginer de plus touchant, vraiment.
Tout ce qui vient de se passer, comme si c’était un rêve,
Il me le relate aussitôt dans le moindre détail ;
Jamais il n’a fait, dit-il, de rêve si intense — :
Et en lui s’installe la solide conviction
Que le ciel lui a adressé un signe :
Tout ce que son esprit a vu, jeune fille,
Couronne de laurier et chaîne,
Dieu le lui offrirait au jour de la prochaine bataille.
Hm ! Étrange ! — Et ce fameux gant — ?
Oui, —
Ce fragment de rêve devenu réalité
Anéantit et raffermit à la fois sa conviction !
D’abord il le regarde avec de grands yeux —
Il est blanc, et à en juger par sa forme et sa façon, il semble
Provenir de la main d’une dame — : mais comme cette nuit
Dans le parc il n’a parlé à aucune à qui
Il eût pu l’enlever, dérangé dans ses rêveries par moi
Qui l’appelle au château pour la dictée des instructions,
Il oublie ce qu’il ne peut comprendre
Et glisse distraitement le gant dans son pourpoint.
Eh bien ? Ensuite ?
Ensuite il entre au château, crayon
Et tablette en main, pour entendre de la bouche du maréchal,
Avec une pieuse attention, les ordres pour la bataille ;
Prêtes à partir, l’Électrice et la princesse
Se trouvent justement elles aussi dans la grand-salle.
Mais comment mesurer l’incroyable stupeur
Qui s’empare de lui quand la princesse cherche
En vain le gant qu’il a glissé dans son pourpoint.
Le maréchal l’appelle à plusieurs reprises :
Monsieur le prince von Homburg ! À vos ordres, maréchal,
Répond-il, tentant de reprendre ses esprits ;
Mais il est pris dans une ronde de prodiges — — : la foudre
Du ciel aurait pu s’abattre sur lui ! —
Il s’interrompt.
Était-ce le gant de la princesse ?
En effet !
L’Électeur reste plongé dans ses pensées.
Il est comme pétrifié, le crayon à la main,
Même s’il a toute l’apparence d’un vivant ;
Mais, comme sous l’effet d’un coup de baguette magique,
Cette impression en lui s’éteint ; et ce n’est que le lendemain,
Alors que le canon tonne déjà dans les rangs,
Qu’il revient à la réalité et m’interroge :
Mon cher, dis-moi ce que Dörfling hier a indiqué
Me concernant, lorsqu’il a dicté les consignes pour la bataille.
Ce récit, seigneur, j’y souscris entièrement !
Le prince, je m’en souviens, n’a pas entendu un mot
De ce que je disais ; je l’ai souvent vu distrait,
Mais jamais à ce point absent,
Hors de lui-même, comme ce jour-là.
Et à présent, si je te comprends bien,
Tu échafaudes pour moi l’édifice suivant :
Si je n’avais pas plaisanté de manière douteuse
Avec l’état de ce jeune rêveur, il serait resté innocent :
Il n’aurait pas été distrait au moment des instructions,
Ne se serait pas montré indocile au cours de la bataille.
C’est bien ça, n’est-ce pas ? C’est bien votre avis à tous ?
Mon souverain,
C’est à toi que je laisse le soin de conclure.
Imbécile que tu es, insensé ! Si tu ne m’avais pas
Appelé à descendre dans le parc,
Je n’aurais pas, obéissant à ma curiosité,
Innocemment plaisanté avec ce rêveur.
Par conséquent, j’affirme avec le même droit
Que celui qui a occasionné sa faute, c’est toi ! —
Ah ! la sagesse pythienne de mes officiers2 !
Il suffit, mon prince ! Je suis sûr
Que le poids de mes paroles est sensible à ton cœur !
Un officier arrive. — Les mêmes que précédemment.
Altesse, le prince sera là dans un instant !
Fort bien ! Faites-le entrer.
Dans deux minutes ! —
En passant, il a simplement demandé
Qu’un gardien lui ouvre le cimetière.
Le cimetière.
Oui, mon prince et seigneur !
Pourquoi ?
À dire vrai, j’avoue que je n’en sais rien ;
Je crois qu’il désirait voir le caveau
Que tu as ordonné d’ouvrir pour lui.
Les colonels se regroupent et parlent entre eux.
Peu importe ! Dès qu’il arrive, faites-le entrer.
Il retourne à la table et regarde les papiers.
Voici la garde qui amène le prince.
Le prince von Homburg, un officier et la garde arrivent.
Les mêmes que précédemment.
Mon jeune prince, c’est vous que j’appelle à l’aide !
Le colonel Kottwitz m’apporte, en votre faveur,
Ce papier, voyez-le, signé
D’une longue liste de cent gentilshommes ;
L’armée, est-il écrit, demande votre mise en liberté
Et n’accepte pas le verdict de la cour martiale. —
Lisez vous-même, je vous prie, et prenez-en connaissance !
Il lui donne le papier.
Kottwitz, donne-moi ta main, mon vieil ami !
Tu fais plus pour moi que ce que j’ai fait
Le jour de la bataille pour le mériter ! Mais à présent, Retourne vite à Arnstein, d’où tu es venu,
Et n’en bouge plus ; j’ai bien réfléchi,
J’ai décidé d’accepter la mort à laquelle j’ai été condamné !
Il lui remet le papier.
Non, jamais, au grand jamais, mon prince ! Que dis-tu là ?
Il veut la mort — ?
Il ne doit et ne peut mourir !
Prince, Altesse ! Mon souverain ! Écoute-nous !
Du calme ! C’est ma volonté inébranlable !
Cette loi sacrée de la guerre que j’ai enfreinte,
Je veux, devant l’armée,
La glorifier par une mort librement choisie !
Que vaut pour vous, mes frères, une victoire,
Celle, misérable, que j’arracherai
Peut-être encore à Wrangel, comparée
Au triomphe sur le plus pernicieux
Des ennemis en nous, l’indocilité, l’orgueil,
Remporté glorieusement demain ? Qu’il succombe,
L’étranger qui veut nous asservir, et que sur sa terre natale,
L’homme du Brandebourg affirme librement ses droits ; car
Elle est à lui, lui seul, avec toute la splendeur de ses paysages.
Mon fils ! Mon plus cher ami ! Quel nom te donner ?
Ô Dieu du ciel !
Laisse-moi baiser ta main !
Ils se pressent autour de lui.
Mais toi, mon prince, qui autrefois me réservais
Un nom plus doux que par ma faute, hélas, j’ai perdu :
Je me jette à tes pieds, profondément ému !
Pardonne-moi si, au jour décisif,
J’ai mis un zèle précipité à te servir :
La mort à présent me lave de toutes mes fautes.
Accorde à mon cœur qui se soumet,
Réconcilié, serein à ta sentence, la consolation
Qu’à ton tour tu renonces à toute rancœur :
Et à l’heure de l’adieu, pour me le prouver,
Accorde-moi dans ta générosité une grâce !
Parle, jeune héros ! Qu’est-ce donc que tu souhaites ?
J’engage ma parole et mon honneur de chevalier,
Quel qu’il soit, ton souhait sera exaucé !
N’achète pas, ô mon souverain, la paix
À Gustave-Charles au prix de la main de ta nièce !
Renvoie du camp cet entremetteur
Qui t’a fait cette proposition détestable :
Réponds-lui à coups de canons !
Qu’il en soit comme tu dis ! Par ce baiser, mon fils,
Je t’accorde cette ultime prière !
À quoi bon ce sacrifice
Que seuls les malheurs de la guerre m’ont arraché ?
Chacune des paroles que tu as prononcées
Fera fleurir une victoire qui le réduira en poussière !
Je lui écrirai qu’elle est la fiancée du prince von Homburg,
L’homme qui tomba sous le coup de la loi pour Fehrbellin ;
Qu’il vienne sur le champ de bataille la disputer à son fantôme,
Qui, mort, marche devant les étendards !
Il l’embrasse encore et le relève.
Gardes ! Reconduisez-le dans sa prison !
Natalie et l’Électrice apparaissent sur le pas de la porte.
Des dames d’honneur les suivent. — Les mêmes que précédemment.
Ô mère, laisse ! Que me parles-tu de bienséance ?
La plus haute en pareille heure est de l’aimer !
— Mon cher, mon malheureux ami !
Allons, en route !
Non, jamais de la vie, mon prince !
Plusieurs officiers lui barrent le chemin.
Emmenez-moi !
Mon prince Électeur, ton cœur peut-il — ?
Tyrans ! Voulez-vous
Me traîner dans des chaînes jusqu’au lieu de l’exécution ?
Allons ! J’ai réglé mes comptes avec le monde !
Il sort avec ses gardes.
Ô terre, accueille-moi en ton sein !
À quoi bon voir plus longtemps la lumière du soleil ?
Les mêmes que précédemment, sans le prince von Homburg.
Ô Dieu du monde ! Fallait-il en arriver là ?
L’Électeur s’entretient discrètement mais de manière pressante avec un officier.
Mon prince et seigneur, après tout ce qui s’est passé,
Sommes-nous congédiés ?
Non ! Pour l’heure pas encore1 !
Toi, je te ferai savoir quand tu seras congédié.
Il le fixe un moment ; puis il prend sur la table les papiers que le page vient de lui apporter et se tourne vers le maréchal.
Tenez ! Ce sauf-conduit pour le comte Horn, le Suédois !
C’est le souhait du prince mon neveu,
Que je me suis engagé à exaucer.
Que la guerre reprenne dans trois jours !
Silence. — Il jette un coup d’œil sur l’arrêt de mort.
Oui, jugez vous-mêmes, messieurs ! Le prince von Homburg,
Par insubordination et légèreté, m’a privé
Au cours de l’année passée de deux des plus belles victoires.
Et il a gravement compromis la troisième.
Après la leçon de ces derniers jours,
Voulez-vous une quatrième fois courir le risque avec lui ?
Comment, mon prince adoré — adulé — ?
Le voulez-vous ? Le voulez-vous ?
Par le Dieu vivant,
Tu pourrais te trouver au bord de l’abîme de ta perte,
Il ne tirerait plus son épée pour t’aider,
Pour te sauver sans que tu lui en donnes l’ordre !
Scène : le château avec la rampe menant au jardin. — De nouveau, il fait nuit.
Par la porte inférieure du parc, le prince von Homburg est introduit, les yeux bandés, par le capitaine de cavalerie Stranz. Un officier avec des gardes. Au loin, on entend les tambours de la marche funèbre.
À présent, ô Immortalité, tu m’appartiens tout entière1 !
Rayonnante à travers le bandeau de mes yeux,
Tu m’apportes l’éclat de mille soleils !
Il me pousse des ailes sur les deux épaules,
Mon esprit s’envole à travers le silence de l’espace éthéré ;
Et comme le navire qui emporté par le souffle du vent
Voit disparaître au loin le port et son joyeux tumulte,
Pour moi toute vie sombre dans le crépuscule :
Je discerne encore les couleurs et les formes,
Et tout n’est plus à présent que brouillard sous mes pieds.
Ah ! ce doux parfum de la belle-de-nuit ! Ne le sens-tu pas ?
Ce sont des giroflées et des œillets1.
Des giroflées ? — Comment se trouvent-elles ici ?
Je ne sais pas. —
Il semble qu’une jeune fille les ait plantées.
— Puis-je te donner un œillet ?
Mon cher ami ! —
Je les mettrai dans l’eau, chez moi.
Au haut de la rampe du château apparaissent l’Électeur portant la couronne de laurier à laquelle est enroulée la chaîne d’or, l’Électrice, la princesse Natalie, le maréchal Dörfling, le colonel Kottwitz, Hohenzollern, Golz, etc., des dames d’honneur, des officiers et des porteurs de flambeaux. — Tenant un mouchoir, Hohenzollern s’avance vers la balustrade et fait signe au capitaine de cavalerie Stranz ; celui-ci alors quitte le prince von Homburg et va s’entretenir avec les gardes à l’arrière-plan.
Mon ami, quel est donc cet éclat, cette lumière ?
Mon prince, veux-tu, je t’en prie, te lever ?
Qu’y a-t-il ?
Rien qui doive t’effrayer ! —
Je veux simplement t’ouvrir à nouveau les yeux !
La dernière heure de mes souffrances a-t-elle sonné ?
Oui ! Gloire et bénédiction, tu les as méritées !
L’Électeur remet la couronne avec la chaîne à la princesse, la prend par la main et la conduit au bas de la rampe. Des messieurs et des dames de la cour les suivent. Entourée de flambeaux, la princesse s’avance vers le prince, qui se lève, stupéfait ; elle lui pose la couronne sur la tête et met la chaîne à son cou, puis elle lui prend la main et la presse contre son cœur. Le prince tombe évanoui.
À l’aide !
Que le tonnerre des canons le réveille !
Coups de canon. Une marche militaire. Le château s’illumine.
Vive le prince von Homburg !
Vivat ! Vivat ! Vivat !
Au vainqueur de la bataille de Fehrbellin !
Silence soudain.
Non, dites-moi ! Est-ce un rêve1 ?
Un rêve, quoi d’autre ?
Au combat ! Au combat !
À la bataille !
À bas tous les ennemis du Brandebourg !