Tout s’est assez bien passé à la Caisse d’épargne. À vrai dire, il n’avait qu’un seul chèque à encaisser et ne comprend pas pourquoi ce sentiment l’envahit, cette peur de se faire gronder. C’est lui qui a créé quelque chose à partir de rien, lui qui fait des bénéfices et pourtant il continue à se sentir inférieur à ces gens de la rue principale avec leurs lignes budgétaires et leurs mines sérieuses.
Il raccroche, c’était Bent. Il voulait savoir si Kurt était partant pour sortir ce soir. Kurt s’est pris à espérer qu’ils ne seraient qu’eux deux, mais bien entendu il lui faudra se coltiner le Russe. Le Russe, ou alors il est yougoslave, enfin tout le monde pense qu’il est russe, a surgi de nulle part à Nyborg l’été dernier. D’un coup, il était toujours là et se comportait comme si sa présence était naturelle. En réalité, il s’appelle Jovan, et ce qu’il a suscité immédiatement chez Kurt est une pulsion de violence dont Kurt attend désormais avec impatience que Jovan se justifie.
Il reste marqué par un incident survenu l’été dernier. Ils étaient quelques-uns à avoir suivi Jovan chez lui pour continuer à boire. Il était tard dans la nuit, il régnait une ambiance étourdissante, électrique. Puis ils étaient à court d’alcool, l’ivresse s’est estompée lentement, au point du jour. Il y avait là Ghita et Lene, Bent et son cousin. Cela faisait longtemps que personne n’avait rien dit. Le moment était venu de lever le camp, mais tout le monde espérait qu’aucun d’entre eux ne franchirait le pas de transformer la nuit, qui avait été un grand moment pour eux, en une journée longue et solitaire. Tout à coup, Jovan est revenu de la cuisine et a collé un bouquet d’herbes aromatiques sous le nez de Kurt en disant : Sens. Ça le chatouillait intensément, ça partait du nez et remontait jusqu’au front, Kurt s’est levé d’un bond en se débattant comme un beau diable, il avait l’impression d’avoir des fourmis dans la tête. Ce fut un déclic pour l’assemblée, ils ont commencé à rire à n’en plus pouvoir, et chaque fois que le rire s’éteignait il y en avait toujours un qui recommençait et déclenchait le rire des autres. Un vaste et joyeux mépris s’est emparé d’eux, le sursaut de Kurt, la petite comédie de Kurt était juste l’étincelle dont ils avaient besoin pour tout embraser dans un rire sans fin. Il se sentait anéanti. Il avait envie de s’en aller mais savait que sa défaite n’en serait alors que plus cuisante. Il n’y avait rien à faire que de laisser le rire, dont il était l’objet insignifiant, glisser sur lui.
Maintenant, il doit accepter de trinquer avec Jovan s’il veut boire avec Bent. Les deux se sont associés dans quelques projets. Kurt n’en saura pas davantage, mais le voilà agacé par la nouvelle veste en cuir de Bent et le sourire retors qui lui est venu avec la veste et les nouveaux projets.