Après une nuit d’insomnie, elle déplie ses billets au guichet des réservations, Le prochain départ pour Rome, s’il vous plaît. Pendant un bref instant, elle est prise de panique lorsqu’en gare de Bâle elle dépense presque tout l’argent qu’il lui reste pour s’offrir une part de gâteau, mais elle se tranquillise : une jolie jeune femme peut se procurer argent et nourriture si elle est prête à faire ce qu’il faut pour cela.
Ensuite, le train entre en gare de Termini et elle est assaillie par une forte sensation d’orange, qu’elle emporte dans le hall des arrivées et, au milieu de la cohue, elle a le sentiment que la vie est très facile : il suffit de se mettre en mouvement, de sortir dans les rues. Dans les quatre premiers hôtels, le personnel est trop professionnel, mais arrivée au cinquième elle remarque tout de suite que le portier est de ceux que l’on peut séduire.
Elle promet d’avoir l’argent le lendemain ; sa vieille nounou, dit-elle, ou plutôt essaie-t-elle de dire dans un anglais approximatif, n’est pas venue l’attendre à la gare comme convenu, sa chère nounou qu’elle n’a pas vue depuis son enfance, et elle est vraiment inquiète à présent, car la santé de sa nounou est chancelante ; elle a peut-être fait une chute, oui, elle a essayé de téléphoner et s’est même rendue à l’appartement, personne n’a ouvert, c’est épouvantable, mais la nounou est probablement couchée et elle dort, ayant oublié que c’était aujourd’hui, car elle est un peu sénile aussi ; quoi qu’il en soit elle donnera l’argent demain, promet-elle donc, parfaitement consciente que sa jupe est courte.
Il s’écoule ainsi quelques jours, puis elle doit aller ailleurs et c’est comme si ce n’était pas elle mais simplement un rire qui se faufilait discrètement dans le hall et se mettait à courir une fois dans la rue. Elle s’assied sur les larges marches d’une église et réfléchit à ce qu’elle va faire maintenant. Plus question d’hôtels, il ne faut pas non plus tenter le diable.
Au parc, elle rencontre un chien dont elle caresse le crâne lustré par le soleil, et l’animal la suit toute la journée. Bon, il faut que tu restes ici, lui dit-elle en danois lorsqu’elle doit quitter le parc en début de soirée. Non, assieds-toi et reste là. Elle finit par le prononcer avec trop de colère, et elle sent encore sur elle les yeux du chien maigre quand elle s’assied au comptoir d’un bar pour commander des cacahuètes et une bière, mais l’oublie dès qu’à la table voisine quelqu’un lui fait signe. Un homme très beau lui avance une chaise, elle dit grazie, elle s’est exercée à la maison. C’est presque insupportablement cinématographique lorsque, un bras passé autour de ses épaules, il la ramène chez lui le long des larges avenues.
Ce sont les journées qu’elle préfère. Il est absent, au travail, et elle n’a pas la force de chercher à savoir ce qu’il fait. Elle croit comprendre qu’il est employé dans un ministère, et profite de sa méconnaissance de l’anglais et de l’italien pour ne pas avoir à creuser le sujet. Ils écoutent volontiers ce que dit l’autre, mais n’y prêtent aucune importance ; le langage leur a fait défaut d’emblée, il n’y a pas d’autre option que l’indulgence totale.
Oui, elle adore ces journées. Les longues matinées derrière des fenêtres aux volets clos, des meubles en bois massif. Elle met tout près du lit. Des raisins, un verre d’eau, du papier pour écrire ; elle s’est réveillée avec une mélodie dans la tête et à présent elle veut lui trouver des paroles. Mais sur le lit ce n’est pas commode, alors elle recommence sur la table à manger ou dans le fauteuil inconfortable puis y renonce, distraitement, sans être agacée, pour fouiller plutôt dans les armoires et les tiroirs. Il y a de l’argenterie dans de jolis coffrets. Et des chemises, une infinité de chemises, violettes, citron vert, à rayures bleues, couleur vert cyprès. C’est en pensant à toutes ces chemises qu’elle sort sur le balcon. Une femme chargée de petits sacs tente à grands cris de rappeler son enfant. Il s’est arrêté net devant l’étalage d’un primeur, en extase devant tous ces fruits. Maggie pose la joue contre la balustrade, encore fraîche de la nuit, et pense à tous les films qu’elle a vus. La jeune fille au balcon, cela aurait pu être un titre et elle est impatiente d’assister à la scène suivante, celle où l’homme rentre à la maison et la soulève sur le plan de travail.