Maggie avait quatorze ans lorsqu’elle fut violée pour la première fois. Mais viol c’est mon mot, pas le sien. Bien des années plus tard, elle s’était rendue au foyer pour femmes battues, le Dannerhuset, afin de demander si sa mémoire ne la trahissait pas quand il lui semblait se souvenir que Kurt s’était montré violent, mais elle avait eu peur et demandé plutôt si elle avait été victime d’un viol cette fois-là, à quatorze ans, et de l’autre côté de la table la femme avait écouté et répondu que oui, il s’agissait bien d’un viol. Maggie était sortie de là avec le sentiment d’être une menteuse car elle n’avait pas fait part de ce qui pour elle était la question vraiment insupportable, à savoir qu’elle avait mouillé, qu’elle avait écarté les jambes pour lui.

 

Elle avait quatorze ans, comme je l’ai dit, quand elle avait été mise à la porte de chez elle. Elle avait ramené un type à la maison un soir où elle croyait que sa mère rentrerait tard du travail, ils s’étaient soûlés au vin de cerise, il y avait eu quelques baisers écœurants et tout à coup sa mère était apparue dans l’embrasure de la porte et lui avait ordonné de déguerpir. La rue lui était apparue si vaste le lendemain matin, une fois dehors avec son sac à dos. La seule chose qui lui vint à l’esprit fut de trouver un homme qui accepterait de lui donner le gîte, mais elle ignorait par où commencer. Elle longeait la Vesterbrogade lorsqu’elle vit l’affiche. CAMP DANS LE JUTLAND, TOUT LE MONDE EST LE BIENVENU.

 

Elle s’assit et fuma à la chaîne dans les toilettes du train, jusqu’à ce que de l’autre côté de la porte les protestations deviennent menaçantes, descendit alors à Odense et attendit le train suivant pendant une heure mais, cette fois, forte de son expérience, changea de toilettes dès que le train s’arrêtait. La gare où elle devait descendre n’était qu’un petit bâtiment battu par les vents, des vaches paissaient tout autour, le soleil était haut dans le ciel et le bitume du quai lui chauffa les cuisses lorsqu’elle s’assit et déballa devant elle le contenu de sa trousse de maquillage, trouva le miroir de poche et commença à se farder.

 

Le camp était magnifiquement situé entre des collines derrière lesquelles s’étendait la mer. Cela grouillait d’enfants, les femmes portaient de longues robes amples et Maggie devint nerveuse, il lui semblait se donner en spectacle dans ce grotesque accoutrement moulant, et elle serait rentrée chez elle s’il n’avait pas été trop tard désormais. Elle pensa à sa mère, et cela lui fit mal au cœur de l’avoir traitée de pauvre conne avant de claquer la porte derrière elle.

 

Le soir venu, les gens se rassemblèrent autour du feu de camp. Maggie, qui avait été livrée à elle-même tout l’après-midi, se mit en quête d’un homme. Elle commença à déambuler un peu partout avec un regard distrait, et finit par se décider pour un jeune type aux cheveux ébouriffés et au visage naïf mais non sans charme, s’assit tout contre lui et raconta qu’elle avait perdu ses parents et cherchait une tente où passer la nuit. Il en partageait une grande avec quelques membres de sa famille, elle était la bienvenue.

 

Plus tard, elle se coucha tandis qu’il était encore assis près du feu, et elle attendit qu’il vienne la rejoindre, au lieu de quoi ce fut un oncle à lui qui la suivit et s’étendit auprès d’elle. Il posa la main sur sa joue et elle la repoussa.

 

Il devait s’être produit un malentendu, c’est ce qu’elle essaya de lui faire comprendre avec un sourire d’excuse – comme si elle était employée à la réception de son propre corps. Il marmonna quelque chose, qui dans sa bouche semblait de la pâtée pour chat, dégagea la main qu’elle repoussait et la remit sur le corps de Maggie, souleva le chemisier et trouva le sein de la jeune fille avec sa bouche. Elle resta polie et se retrancha derrière des regrets, de bons arguments, sentant qu’il lui incombait d’argumenter, dès lors qu’elle était entrée dans cette tente et lui avait donné cette impression, et son argument était le suivant : elle était trop jeune et lui trop âgé, ça ferait mauvais effet, même pour lui. Puis elle eut recours à la force, tenta d’éloigner le visage que l’homme avait collé contre son ventre, dit non et s’il vous plaît, mais il lui expédia un sourire pâteux tout en lui glissant à l’oreille des mots qui lui parurent chauds et gluants, c’était répugnant ; ensuite, il lui saisit le poignet d’une main tandis que de l’autre il écartait sa culotte et enfonçait deux doigts dans son sexe. Une vague terrible la submergea d’en bas, elle resta immobile et remarqua que son corps la trahissait, elle mouillait et la bite de l’homme la pénétra sans rencontrer de résistance. Elle n’a pas de mots pour ce qui se déroula jusqu’à ce qu’il éjacule en elle, roule sur le côté et se mette bientôt à ronfler. Haine, honte, angoisse et désir s’entrelacèrent et tissèrent en son for intérieur le rêve de toute une vie. Elle apprit que violence et sexe sont une seule et même chose, et aussi à s’imaginer que ce mélange venait de ses propres tréfonds et non de l’extérieur. Elle resta étendue là, l’entrejambe palpitant et le cœur battant comme un fou, impossible à arrêter, puis, avec une pensée brève et dure, elle se referma : On est seul, et la seule chose qu’on a, c’est la volonté de continuer à avancer.

 

Le plus urgent à faire était de sortir du camp sans être vue. C’est une fois arrivée sur la nationale qu’elle s’arrêta, s’assit au bord du fossé et alluma une cigarette. Normalement elle aurait dû pleurer, mais n’y parvint pas. Elle réfléchit de manière confuse, presque abstraite, à l’endroit où elle dormirait. C’était plus une question qui contraignait le corps à se mouvoir qu’une question appelant une réponse. Alors elle se leva et fit de l’auto-stop. Depuis le siège avant, elle regarda, autour de la voiture, défiler le Jutland qui, avec une évidence lente et irréelle, s’étendait noir comme poix, environné de toutes parts par la mer.

 

Elle avait dix-neuf ans lorsqu’elle fut violée pour la deuxième fois. Même si elle ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Elle était allée seule dans un bar, chez Andy. Il y avait là un homme assis avec des santiags, qui avait l’air d’un idiot facile à berner. Elle lui servit une de ses histoires habituelles. Ce pouvait être celle où elle était la fille d’un noble russe en exil, disposant d’une immense fortune qui de toute façon était inutile ici, où l’on ne pouvait pas vivre sa vie à fond. Elle se réveilla sur le trottoir de la Sølvgade, le jour pointait et elle grelottait, il lui fallut du temps pour comprendre que c’était son sang sur les dalles. À l’hôpital, ils lui dirent que quelqu’un l’avait battue et que ses marques sur les bras et la poitrine leur laissaient penser qu’on l’avait tenue fermement ; elle avait sans aucun doute opposé de la résistance. D’après leur constat, elle avait aussi eu des rapports sexuels. Elle acquiesça, écoutant avec une mine affectée et attentive, et la sensation de se présenter à un examen. Elle aurait préféré sortir pour fumer et commencer à oublier ce que déjà elle avait oublié, mais elle comprit que cela se retournerait contre elle, que si elle ne souhaitait pas savoir ce qu’on lui avait fait, cela paraîtrait suspect. Puis ils finirent par la laisser partir et elle rentra chez elle.

 

La plupart du temps, elle parvenait à ne pas y penser. L’après-midi même, elle était au parc avec un ami et se contenta de rire de son visage enflé. Eh bien oui, elle était ivre hier, dans ces cas-là on se prend des coups. Mais cela venait par vagues. Il pouvait être partout. Elle ne reconnaîtrait pas forcément son visage, mais lui reconnaîtrait le sien. Qui sait s’il n’était pas assis à proximité, possédant l’instant qu’elle croyait être sien ?

 

Deux ou trois ans plus tard, elle avait eu des relations sexuelles avec tellement d’hommes qu’elle en croisait souvent dans la rue sans savoir s’ils se souvenaient d’elle. Un visage d’homme était un trou d’où on pouvait sortir de l’argent ; quand chez eux elle ouvrait les petits tiroirs des commodes, il y avait toujours des billets. Les boutiques de vêtements s’offraient alors à elle ; elle achetait, achetait, achetait, volait aussi toujours, même si désormais elle avait les moyens. Une robe courte coincée sous les aisselles, dissimulée sans problème par une veste, et trois robes sur le comptoir. Une paire de chaussures aussi, argentées.

 

Elle prend un taxi et emplit l’habitacle d’une lourde odeur de parfum ambré. À l’appartement, l’homme qu’elle a rencontré quelques jours plus tôt entreprend de faire une démonstration de son nouvel aspirateur. Il le met en marche et tient le tuyau face à elle, regarde comme il aspire, et pour se faire encore mieux comprendre il en applique l’extrémité sur son bras et se fait aspirer un peu de peau. Maggie ne sait comment interpréter la scène ; elle boit du vin rouge qui n’est sûrement pas donné, et derrière sa mimique arrogante c’est comme si le fond d’un seau lâchait soudain, comme si ses hanches s’apprêtaient à la faire pisser de rire. Elle a projeté de se faire héberger ici au moins une semaine, pour combler l’espace vacant laissé par d’autres possibilités.

 

Il est évident qu’elle est à la merci de tous ces hommes avec leurs aspirateurs et leur visage de chien qui se penchent vers elle, mais que ferait-elle sinon ? Trouver un emploi dans une usine, pointer à cinq heures ? Cela ne fonctionnerait jamais, le marché du travail normal n’a pas de place pour quelqu’un comme elle, qui de temps à autre a besoin de consacrer une journée entière à pleurer ou à rester étendue sur une pelouse à se laisser envahir par l’angoisse, et jamais, jamais elle ne serait capable d’être à l’heure à un rendez-vous ou de comprendre correctement un message. Aucun employeur ne pourrait l’utiliser à quoi que ce soit et, en outre, s’il faut l’utiliser et que telle est la loi, c’est elle qui décide des conditions. En tout cas, personne ne peut la mettre à la porte. On l’a virée trois fois, deux fois comme nounou et une fois en tant que vendeuse, au bout de quelques jours de travail seulement. Elle gardait la tête haute pendant les entretiens de licenciement, faisait bonne figure et retenait ses larmes jusqu’à être dehors, alors elle les laissait couler. L’humiliation de se faire virer n’est pas ce qu’il y a de plus terrible, cela fait belle lurette qu’elle a renoncé à avoir de l’honneur, mais l’argent… L’argent, un espace qui s’étend bien au-delà du seuil de la douleur.

 

Le lendemain matin, l’homme se rend au travail. Il est manifestement architecte, il lui a montré la veille au soir quelques ébauches de plans. Elle est un peu mal à l’aise, contente qu’il soit parti car au lit il a couiné comme, oui, comme une petite souris et, profitant de ce qu’il dormait, elle s’est levée et a frissonné à l’idée de ce bruit, assise dans la cuisine, n’éprouvant pas l’euphorie qu’elle ressent d’habitude la première nuit dans une maison inconnue.

 

En bas, dans le parc, les roses sont écloses, elles ont un parfum entêtant. Elle s’assied sur un banc et contemple un écureuil qui grimpe et descend le long d’un tronc à toute vitesse, elle est tellement émue par cette petite bestiole aux reflets roux. Oui, bien sûr, répond-elle à une femme qui lui demande une cigarette, et elle la suit des yeux jusqu’à ce que l’autre disparaisse par le portail. Puis elle s’enfonce dans une nostalgie sans images, comme si elle avait la gueule de bois.