L’incendie criminel du Scandinavian Star m’est parvenu avec retard. J’avais deux ans lorsque c’est arrivé, et environ vingt lorsque j’ai lu un article parlant d’un homme qui avait perdu sa famille dans le drame.
Il enquêtait depuis des années sur les circonstances de ce sinistre. Il estimait que la police avait failli à sa tâche en ne suivant pas la piste du mobile financier.
La police norvégienne avait préféré désigner comme suspect principal un chauffeur routier qui avait péri dans l’incendie. Il paraissait évident qu’un homme psychiquement instable ayant déjà été condamné pour incendie criminel ait pu avoir l’idée de récidiver. Mais, les autorités n’ayant aucune preuve, l’affaire avait été classée sans suite.
L’article était accompagné d’une photographie où l’enquêteur autoproclamé posait au milieu de tous les documents qu’il avait rassemblés sur cette affaire au fil des ans. Si je me souviens bien, les papiers emplissaient une pièce entière. On aurait dit qu’avec ces piles de dossiers amoncelés il permettait aux morts de se matérialiser et de prendre la place qu’ils lui avaient laissée.
Quelques années plus tard, un inspecteur de navire à la retraite fit son apparition et déclara que ce qu’il avait vu en inspectant le ferry immédiatement après l’incendie était incompatible avec ce qui était devenu la version officielle.
Le 7 avril 1990, il y eut au moins quatre départs de feu à bord du Scandinavian Star.
Tout d’abord, un incendie découvert par des passagers, et maîtrisé. Peu après, un autre, qui se propagea rapidement et causa la mort de 159 personnes, dit « sinistre principal ». Alors que tous les passagers survivants avaient été évacués et que la lutte contre les flammes était engagée depuis longtemps, il se produisit encore au moins deux violents départs de feu.
L’explication officielle de la police norvégienne fut que les deux derniers incendies étaient des reprises du sinistre principal. C’est cette version que l’inspecteur de navire contestait alors, comme l’avait fait auparavant le chef des pompiers. Au cours de ses enquêtes, il avait découvert des preuves évidentes que les départs de feu qui avaient eu lieu après le sinistre principal étaient eux aussi d’origine criminelle.
Il s’agit là d’une affirmation cruciale pour deux raisons. D’une part parce que le chauffeur routier est décédé lors du sinistre principal, et ne pouvait donc pas être l’auteur des départs de feu suivants. D’autre part parce que les passagers survivants avaient été évacués au moment où ces embrasements se produisirent. Les seules personnes présentes sur le ferry en dehors des équipes de sapeurs étaient quelques membres de l’équipage censés aider à éteindre les foyers. Les incendies qui se déclarèrent lors des opérations d’extinction devaient donc nécessairement avoir été allumés par des membres du personnel.
Cet inspecteur de navire avait un côté très sobre et rigoureux. S’il n’avait rien dit auparavant, expliqua-t-il, c’était parce qu’il occupait un poste de direction au sein de l’administration du transport maritime et, pour cette raison, était « pieds et poings liés ».
Il avait, en son temps, témoigné devant le tribunal strictement de ce sur quoi on l’avait interrogé, à savoir les deux premiers incendies, et évité d’attirer l’attention sur ses observations concernant le troisième et le quatrième départ de feu. Selon lui, il avait soumis ses observations à la police immédiatement après son inspection, puis lors d’une réunion, mais sinon il s’était limité à répondre aux questions qu’on lui avait posées.
C’est seulement vingt-six ans plus tard, soit deux ans après que la police norvégienne eut finalement retiré ses accusations à l’encontre du chauffeur routier et que lui-même fut parti à la retraite, qu’il avait brisé le silence auquel il s’était astreint.
Cet inspecteur me désorientait. Il semblait se considérer comme un homme intègre et consciencieux, et peut-être cette perception même de sa propre personne qui le faisait parler à présent lui avait-elle aussi permis de se taire pendant vingt-six ans.