C’est vers le milieu des années 1980 que Ole B. Hansen et Henrik Johansen devinrent armateurs. Ils étaient à la tête de la Vognmandsruten, une liaison par ferry à partir du détroit d’Øresund. Ole B. Hansen était le directeur de la compagnie maritime, tandis que Henrik Johansen, qui avait fait fortune dans la spéculation immobilière, était l’investisseur principal de la société et son propriétaire. Il possédait la Vognmandsruten à travers une autre société, le groupe VR. Comme toujours lorsqu’il s’agissait des affaires de Henrik Johansen, déterminer l’identité du propriétaire s’avérait difficile. Le groupe VR était divisé en une série de sociétés plus petites dont le point commun était d’appartenir à des membres de la famille de Henrik Johansen.
La Vognmandsruten réussit à réduire considérablement le prix du billet par rapport à son concurrent DSB, l’entreprise ferroviaire publique danoise. Elle y parvint par les moyens habituels : salaires inférieurs et mauvaises conditions de travail pour les employés, ainsi qu’un respect très relatif des normes de sécurité en vigueur. Plusieurs syndicats interdirent à leurs membres d’accepter un poste sur cette ligne. Au fil des ans, les médias dévoilèrent des histoires sur l’interprétation farfelue qu’avait la Vognmandsruten des exigences en matière de sûreté et d’emploi.
Ole B. Hansen et Henrik Johansen avaient-ils déjà à l’époque des relations avec des investisseurs en Floride ? Toujours est-il que des salariés recevaient parfois des chèques émis à Miami.
Le 1er mars 1990, Henrik Johansen vendit la Vognmandsruten à un fonds d’investissement danois. Le prix s’élevait à 369 millions de couronnes, soit aujourd’hui plus de 54 millions de dollars.
Au cours des mois précédant la vente de la Vognmandsruten, le groupe VR de Henrik Johansen avait entamé des négociations d’acquisition avec une société américaine. Cette société, nommée SeaEscape, avait son siège social en Floride, bien qu’elle soit enregistrée aux Bahamas. Les négociations concernaient le bateau de croisière Scandinavian Star. SeaEscape avait été fondée par le Danois Niels-Erik Lund, qui, à une période, avait aussi été directeur de la société. En 1990, il ne l’était plus, mais faisait office de courtier maritime dans le cadre de la vente et de l’achat de bateaux par SeaEscape. Ce fut Niels-Erik Lund qui servit d’intermédiaire dans l’acquisition du Scandinavian Star par le groupe VR.
En janvier 1990, le premier compromis de vente fut signé. Il stipulait que le groupe VR s’engageait à payer 21,7 millions de dollars pour le bateau, avec une prise de possession prévue pour la fin mars, et qu’en outre le groupe VR devait payer une caution de 2,5 millions de dollars au plus tard le 16 février. À l’expiration du délai de paiement, Henrik Johansen ne s’étant pas acquitté de la caution convenue, le délai fut prolongé d’une semaine. Une fois encore, Henrik Johansen ne paya pas. Fin mars, date butoir à laquelle la somme globale aurait dû être payée, SeaEscape n’avait toujours pas reçu le moindre sou pour le bateau.
SeaEscape accepta néanmoins de transférer le bâtiment à Henrik Johansen et au groupe VR. Dans le cadre d’un accord conclu le 30 mars en relation avec la remise du bien, SeaEscape fixa la condition de continuer à être enregistré comme propriétaire du navire puisque le paiement n’était pas encore intervenu, et obtint que l’argent de l’assurance soit versé à SeaEscape en cas de dommages subis par le ferry. L’accord comportait également un nouveau délai de paiement. L’argent devait être versé au plus tard le 6 avril, sans quoi le Scandinavian Star serait rendu à SeaEscape. Le 1er avril, le bateau fut mis en service pour la première fois entre Frederikshavn et Oslo. Cinq jours plus tard, soit le 6 avril, Henrik Johansen rompit une fois encore le contrat et ne paya pas. Il obtint un nouveau report de trois jours.
Tandis que Henrik Johansen s’occupait des négociations d’achat, Ole B. Hansen, en sa qualité de directeur de la compagnie, fit le voyage jusqu’en Floride et inspecta le bateau. Ce fut lui également qui passa un accord avec SeaEscape pour qu’on propose à une partie des membres actuels de l’équipage de continuer à travailler sur le bâtiment. Heinz Steinhauser, qui faisait office de chef mécanicien sur le bateau, fut chargé d’établir une liste des membres de l’équipage qu’il estimait capables de continuer à travailler sur le navire.
Vers la mi-mars, avant d’être officiellement transféré au groupe VR, le Scandinavian Star avait appareillé à destination de Cuxhaven, en Allemagne, où le bateau devait être transformé en ferry et remis en état pour assurer la liaison entre le Danemark et la Norvège. Selon plusieurs employés qui montèrent à bord du bâtiment à Cuxhaven, celui-ci était loin d’avoir les qualités requises pour effectuer le type de navigation auquel on le destinait. De nombreuses cabines n’avaient pas été utilisées depuis longtemps et devaient être rénovées. Il était impossible de rendre le navire prêt dans le délai fixé par Ole B. Hansen et Henrik Johansen.
Le 30 mars, SeaEscape concluait l’accord de cession du Scandinavian Star au groupe VR aux conditions décrites, en même temps que la compagnie achetait le navire à l’armateur suédois Stena Line. Comment SeaEscape avait-elle pu passer ainsi des accords de vente pour un bâtiment qu’elle ne possédait pas encore ? L’histoire n’en dit mot. De 1984 au 30 mars 1990, Stena Line avait loué le bateau à SeaEscape avec un contrat stipulant qu’elle pourrait ensuite l’acheter, pour un prix calculé déduction faite des frais engagés au titre de la location sur les années écoulées. SeaEscape acheta le Scandinavian Star à Stena Line pour 10,3 millions de dollars, desquels seraient décomptés les frais de location : SeaEscape devait donc en fin de compte verser la moitié seulement de la somme prévue. Le même jour, SeaEscape conclut la vente du bateau avec le groupe VR, mais le prix exigé s’élevait à plus du double de celui demandé par Stena Line. Le groupe VR devait payer 21,7 millions de dollars pour le Scandinavian Star.
Ces éléments figurent parmi ceux qui provoquèrent l’étonnement chez les proches des victimes de l’incendie criminel, et chez d’autres qui s’intéressèrent de près aux suites données à ce sinistre. Stena Line avait-elle si mal évalué la valeur marchande de son navire qu’elle avait demandé moins de la moitié de ce que SeaEscape pouvait le revendre le même jour ? Ou bien Henrik Johansen était-il parfaitement conscient d’accepter d’acheter un bateau pour un prix follement surestimé ? Le défaut de paiement du groupe VR et l’indulgence de SeaEscape à cet égard étaient-ils dus au seul fait que les deux parties savaient que la transaction ne se ferait jamais ?
Toujours est-il que le nouveau prix de vente élevé permit d’assurer le navire pour une somme bien plus importante. On souscrivit une assurance temporaire qui couvrait le corps du bâtiment pour 24 millions de dollars. Celle-ci courait à partir du 7 avril 1990.
Lorsque le bateau brûla dans la nuit du 7 avril 1990, ce n’était donc pas, contrairement à ce que prétendit Henrik Johansen devant le tribunal, sa société K/S Scandinavian Star qui possédait le bâtiment. Dans les faits, SeaEscape figurait comme propriétaire sur le registre des navires de commerce aux Bahamas, avec Niels-Erik Lund pour managing owner. En conséquence, la prime d’assurance qui, en cas de destruction totale, se montait à 24 millions de dollars, fut versée à SeaEscape. Nous ne pouvons pas connaître le montant exact qui fut acquitté car, selon les déclarations de la compagnie d’assurance, le document a été détruit.
Le 1er avril 1990, quelques jours avant que le Scandinavian Star ne prenne feu, Niels-Erik Lund, l’ex-directeur de SeaEscape qui, comme indiqué, avait négocié la vente du bateau, fonda une nouvelle société : ISP. C’est elle qui racheta l’épave du Scandinavian Star et qui, dès lors, continua à exploiter le bâtiment restauré.
Dans les années qui suivirent l’incendie criminel, le groupe VR et ISP furent partenaires autour de plusieurs autres bateaux. Le directeur technique d’ISP était Heinz Steinhauser, l’ancien chef mécanicien du Scandinavian Star. Ce fut, entre autres, son comportement qui donna au chef des pompiers chargés de l’extinction des foyers encore actifs l’impression que des membres clés de l’équipage cherchaient à saboter le travail qu’il menait avec son équipe pour circonscrire le sinistre.
En 1991, SeaEscape fit l’objet d’une procédure de mise en faillite aux États-Unis. À la barre, certains actionnaires de la société évoquèrent deux autres affaires de vente de bateaux impliquant Henrik Johansen immédiatement après l’incendie du Scandinavian Star. Ils dépeignirent une structure où Henrik Johansen achetait et possédait des bateaux sur le papier afin de pouvoir obtenir des avantages fiscaux au Danemark. En réalité, c’est SeaEscape qui continuait à exploiter les navires et à en garder le contrôle.
Ces témoignages ne furent connus du grand public qu’en 1997, lorsqu’un journaliste norvégien et un Danois publièrent une série d’articles ayant pour objectif de dévoiler l’imbroglio de la propriété du Scandinavian Star. On sut alors que Henrik Johansen n’avait pas dit la vérité lorsqu’il avait prétendu devant le tribunal que sa société, K/S Scandinavian Star, était propriétaire du bateau au moment de l’incendie criminel.