Il pleut lorsque Maggie descend du bus. Elle ne parvient à fumer qu’un tiers de sa cigarette avant que celle-ci ne devienne humide et ne s’éteigne. Elle pourrait s’asseoir quelque part, laisser passer l’averse et s’écouler les heures, elle pourrait repousser l’examen à un autre jour. Mais elle fait ce qu’elle est obligée de faire et se dirige vers l’hôpital, courbée en deux et pestant contre la pluie.
Voilà longtemps qu’elle s’est éveillée pour la première fois avec une douleur jamais ressentie encore. Il lui semblait avoir l’œil arraché vers l’intérieur par un fil de glace brûlante. Elle s’était levée du lit, donnant des coups de pied comme si elle était victime d’une invasion qu’il lui fallait repousser avec une violence équivalente. Selon elle, cela avait duré quelques minutes puis elle avait recouvré sa vieille tête normale, silencieuse, et c’est à peine si elle avait compris qu’elle avait eu un moment d’absence. Dans une sorte de stupeur, une légère brume dressée entre ses habitudes et elle, elle s’était faufilée dans la cuisine et avait soigneusement placé le filtre à café et le café moulu dans la machine, en faisant le moins de bruit possible. Quelle que soit cette colère étrangère qui s’était manifestée en elle, il lui fallait rester calme afin de ne pas la réveiller. Au début, chaque fois que la douleur survenait, elle était toujours sous le choc ; mais elle avait fini par s’y habituer. Elle avait appris à s’allonger et à ne pas bouger, pas même un doigt, à penser au mouvement régulier de la mer, à nager vers le large et à traverser la douleur brasse à brasse, jusqu’à ce que soudain elle disparaisse comme elle était venue.
Puis, au bout de quelques mois, elle avait commencé à sentir comme un fourmillement dans le bras gauche. D’abord par intermittence, ensuite c’était devenu permanent. Elle pouvait encore se servir de son bras, mais il fallait simplement se concentrer sur ce qu’il allait faire, se focaliser par exemple sur la brosse à vaisselle et ne pas la laisser sortir de son esprit avant que la main ne l’atteigne et la saisisse. Un jour, elle n’avait tout à coup plus senti son gros orteil. Elle avait appuyé plusieurs fois dessus avec son doigt et était finalement allée chercher un couteau pour y faire une éraflure, mais toujours rien. Alors elle avait ouvert pour la première fois la porte à la question qu’elle avait enfermée, et l’angoisse l’avait submergée. Pendant quelques jours, elle avait rôdé autour du téléphone en s’en prenant à lui, pensant que l’appareil lui-même en voulait à sa vie, puis elle avait fini par appeler le médecin, avait eu la secrétaire au bout du fil et lui avait dit avoir des champignons aux orteils, depuis des années, que ce n’était pas beau à voir. Quand elle se retrouva là-bas quelques jours plus tard, assise comme sur des charbons ardents et tapant des pieds sur le plancher pour se lever, elle faillit plusieurs fois quitter la salle d’attente, mais se ravisa. Après avoir vu la mycose – il suffisait d’un peu de pommade que Maggie n’aurait jamais eu la force d’appliquer de toute façon –, la femme médecin s’était enquise de la santé de Maggie en général. Ça va, avait dit Maggie, tout va bien ; c’est alors qu’elle avait évoqué l’insensibilité de son gros orteil et les autres choses.