Elle a envisagé de le dire à Kurt. Elle a eu la phrase sur les lèvres alors qu’ils étaient assis en silence, face à face, au dîner. Ce matin, alors qu’elle longeait l’allée de gravier menant à l’arrêt de bus pour se rendre à l’hôpital, elle s’est arrêtée net plusieurs fois, s’est imaginée faisant demi-tour pour se jeter dans ses bras, comme s’il existait une étreinte apte à les ramener tous les deux à une époque, elle ignorait laquelle, ou peut-être plutôt à en fonder une nouvelle. Chaque fois elle a repoussé cette idée, se remettant en marche, mais s’arrêtant net à nouveau l’instant d’après. Dans le bus, elle ne parvenait pas à retenir ses larmes. Kilomètre après kilomètre, elle s’éloignait de l’homme dont elle s’était déjà éloignée depuis longtemps, mais, à l’heure où la mort lui demandait comment avait été sa vie, elle comprenait qu’elle n’avait rien fait que désirer Kurt.
Elle est lasse de voir la coupe de cheveux du jeune médecin – ça fait vraiment négligé et arrogant – avant même qu’il lui ait serré la main, se soit présenté à la manière curieusement enjouée des jeunes et lui ait touché quelques mots de ce qui l’attend aujourd’hui. Ils font quelques pas ensemble dans le couloir, puis il ouvre la porte donnant sur la pièce où son destin va se jouer. La machine qui va photographier son cerveau est une énorme bête d’un blanc étincelant. Il y a au milieu de l’appareil une petite ouverture où elle doit se faufiler et s’allonger sans bouger le temps que dure l’examen, cela prendra une petite heure. La machine grince et gémit lors de la mise en marche. Cela dépasse les limites que deux jeunes hommes soient assis devant un écran d’ordinateur et regardent dans sa tête ouverte alors qu’elle est étendue immobile dans le trou de l’appareil et lutte contre sa peur. Quand c’est enfin terminé et qu’on lui a attribué un lit, elle téléphone à Sofie. Ne sachant par où commencer, elle jacasse comme une pie, maux de tête pendant une période, puis ce scanner, jusqu’à ce que Sofie l’interrompe et exige une réponse : est-ce grave ? Oui, je crois, dit-elle.
Deux ou trois jours plus tard, elle est face au médecin dans son bureau. Il lève les yeux de ses papiers, repousse sa mèche derrière l’oreille, inspire bruyamment par le nez et expire tout aussi bruyamment par la bouche. Voyons, commence-t-il. Il est de son devoir de lui annoncer les résultats de l’examen et de lui donner une image réaliste de ce qui va se passer à partir de maintenant. Maggie ne dit rien, elle l’a déjà compris : ce qui va se passer à partir de maintenant n’est pas bon. Elle écoute à peine lorsque le praticien se met à expliquer ce qu’est une tumeur et pourquoi, vu sa localisation, il n’est pas indiqué d’opérer ; que les perspectives sont mauvaises. Il s’apprête à extraire des clichés du dossier étalé sur le bureau, mais Maggie se lève, l’interrompt d’un merci et quitte la pièce. Elle ne veut pas en savoir davantage, c’est le seul privilège qui lui reste, et ce n’est pas lui qui va le lui ôter ; elle n’a pas besoin de savoir ce que lui sait. En tout cas, elle veut garder sa tête fermée pour elle-même.
Les perspectives, dit-elle à Sofie plus tard ce jour-là, car elle a envie de raconter quelque chose d’amusant à sa fille, c’est drôle qu’ils disent les perspectives et non pas la perspective, je veux dire, vaut-il mieux avoir plusieurs mauvaises perspectives ou bien une seule ?
Elle ne peut se résoudre à prévenir Kurt. Ce serait plus facile de révéler à un parfait inconnu qu’elle va mourir plutôt qu’à Kurt. Peut-être se doute-t-elle aussi qu’il lui sera presque impossible de survivre à sa mort ; peut-être ne supporte-t-elle pas elle-même cette idée. C’est plutôt à Sofie qu’il incombe de mettre son père au courant. Elle lui téléphone chaque jour et demande, sans la permission de sa mère, s’il viendra bientôt, et il répond que oui, peut-être plus tard dans la journée, en tout cas demain. Mais il ne vient pas. On ne le traînera pas dans cet hôpital, il n’en a pas la force.