Le Café Blomsten est situé dans une petite rue latérale. On a disposé une rangée de chaises en osier sur le trottoir. Comme Maggie l’avait deviné, c’est un vrai café et non pas un pub avec un nom tape-à-l’œil. L’enseigne est peinte à la main, en rouge, et le nom y est écrit en gros caractères jaunes. Il n’était probablement pas prévu que le o soit si loin du l. La tête renversée en arrière et la bouche ouverte pour ne rien perdre de ce spectacle, elle se dit qu’elle doit avoir l’air bizarre et se dépêche de faire une chose plus normale ; elle ouvre son sac et sort son porte-monnaie.

 

À l’intérieur, elle reste plantée au milieu de la pièce, rayonnante, avant de se décider brusquement à agir et de se faufiler, aussi mince qu’elle le peut, entre un alignement de tables rapprochées, pour s’installer à une place libre devant la grande fenêtre donnant sur la rue.

 

Le Café Blomsten s’enorgueillit d’une décoration pesante, des rideaux en velours vert fané et, sur le mur du fond, un grand miroir au cadre somptueux sculpté de fleurs. Maggie a le sentiment que l’ensemble doit représenter quelque chose, mais elle ne sait pas quoi. Que tout est double et contient un message inaccessible. Elle aimerait s’emparer des rêves que sa fille a faits ici, en les arrachant à cette pièce pour mieux les absorber en elle, mais elle ne parvient pas à les atteindre.

 

Afin de ne pas être prise de vertige, elle entreprend de parcourir le menu. Les plats ont des noms français. Quiche lorraine. Croque-madame. Elle ne les connaît pas, mais la liste des ingrédients lui est familière. Au début, elle trouve cela beau, abstrait, comme voir sa propre région sur une carte, mais ensuite elle comprend qu’il va falloir prononcer ces mots lors de la commande. Elle devra peut-être demander à sa fille, qui parle bien français, de le faire.

 

Il fut un temps où c’était Sofie qui, avec une mine décidée, montrait n’importe quel objet et exigeait que sa mère lui dise le mot correspondant. C’est un tournevis, une fleur, un réfrigérateur, c’est le ciel, une chaise, c’est une chaise, mon trésor, une chaise.

 

À bien des égards, Sofie a réalisé le rêve que Maggie avait eu pour elle. Elle devait étudier, arriver à gagner son propre argent et ne pas avoir besoin d’un mari. Mais Maggie avait dû imaginer que cela pourrait s’accomplir sans que sa fille devienne quelque chose de trop différent d’elle-même. Désormais, elle ne peut s’empêcher de craindre que les études ne révèlent à Sofie quelque chose dont elle-même perçoit le malaise, que sa fille puisse ouvrir un livre et tomber sur sa mère mise à nu.

 

Sa dernière année à la maison, Sofie a connu une histoire d’amour difficile qui l’a fait rejoindre Maggie dans la cuisine le matin. Elle prenait place sur le banc, elles fumaient et buvaient du café, bavardaient ou demeuraient silencieuses. Puis l’une d’elles partait à vélo chez le boulanger chercher le pain du petit déjeuner. Ensuite, elles se séparaient jusqu’au lendemain matin, où Sofie, en colère et hébétée de sommeil, retrouvait sa place sur le banc et laissait sa mère travailler à se faire pardonner. Mais le visage renfrogné a été remplacé par un autre. Sofie scrute désormais avec curiosité et indulgence Maggie qui se recroqueville sous ce regard.

 

Tu es plus intelligente que moi, tu n’auras pas besoin de passer autant sous le gril, a dit récemment Maggie à Sofie au téléphone, et Sofie a ri et lui a demandé d’où elle sortait cette expression. Maggie a dû raccrocher et chercher dans le dictionnaire ce qu’elle signifiait vraiment.

 

Cette expression, elle la tient de sa propre mère, mais après cette conversation elle a été prise d’un doute. Ce n’était peut-être pas passer sous le gril, mais passer sur la grille ? Passer à la casserole ? Puis ça a fini par la faire rire, même si ça l’a vraiment blessée. À la fois parce que l’expression de sa mère s’était dissoute et ne reviendrait sans doute jamais, et aussi parce que Sofie avait préféré la taquiner sur son langage plutôt que d’écouter ce qu’elle essayait de dire.