Le lendemain matin, quand Harriet revint de la salle de classe, elle rencontra Katrina qui la mit au courant des derniers événements.
— Khalid reste ici avec des forces en nombre suffisant pour défendre le palais en cas de besoin. Plusieurs patrouilles sont parties en reconnaissance, afin de savoir si des ennemis se trouvent dans les parages. Quant aux troupes d’élite des janissaires, elles sont parties vers les montagnes pour affronter les tribus hostiles et les défaire.
— Même les enfants en parlent, répondit Harriet. Ils ont tous entendu dire que nos hommes s’en allaient pour livrer une grande bataille aux tribus des montagnes. Naturellement, les garçons s’enthousiasment, mais Lisbeth pleurait. Elle m’a dit que sa mère a aussi pleuré toute la nuit et qu’elle a peur de ce qui peut se passer.
— Pauvre Angeline ! Il faudra que je l’invite chez moi. Je sais qu’elle me jalouse un peu, mais elle aime Khalid, sincèrement, et elle craint sa réaction s’il arrivait malheur à Hassan. C’est que le calife aime son fils au-delà de tout ce qu’on peut imaginer.
— C’est ce que je me suis laissé dire. Je sais quels sont ses sentiments pour son fils, mais Hassan était déterminé à aller combattre, et Khalid n’a rien pu faire pour l’en dissuader, à ce qu’il semble.
— Que vous a dit Kassim, à ce sujet ?
— Qu’il doit protéger le prince et que cela ne l’enchante pas…
Harriet s’interrompit. Moins elle en dirait, mieux ce serait. Des oreilles indiscrètes pouvaient toujours surprendre ses propos, dans n’importe quel endroit du palais, chez Katrina comme ailleurs.
— Kassim est un habile homme de guerre. Il saura mener ses troupes à la victoire, c’est pourquoi je ne me fais aucun souci. Nous sommes en sécurité, ici. Les rebelles seront battus avant d’avoir aperçu les murs du palais, et Kassim nous apportera une belle victoire.
— Il a pourtant été blessé lors des dernières escarmouches, lui rappela Harriet en essayant de ne pas trahir son angoisse.
Elle ne dit pas qu’elle avait passé la nuit en prières pour obtenir le retour de Kassim sain et sauf.
— Blessé mais pas battu, précisa Katrina. Vous savez, ces attaques se produisent régulièrement. Nous avions déjà connu quelques troubles juste avant votre arrivée, mais rien de grave, quelques raids sur des villages des environs, vite réprimés. Le chef des rebelles a réussi à échapper à nos hommes mais, cette fois, il sera pris et il subira le châtiment qu’il mérite.
Harriet ne put s’empêcher de frémir. Malgré l’assurance dont Katrina faisait preuve, l’avenir ne lui semblait pas des plus radieux.
— La guerre n’est jamais une bonne chose…, murmura-t-elle.
Elle avait le pressentiment qu’un grand malheur allait survenir.
* * *
— Nous devons franchir ce col, dit Hassan. Ils campent de l’autre côté de la montagne ; si nous la contournons, ils nous verront arriver de loin et nous perdrons le bénéfice de la surprise.
— Ce sont eux qui pourraient nous réserver une surprise si nous franchissons le col, répondit Kassim. Ces passages sont propices aux embuscades. A certains endroits, le chemin est si étroit que nos hommes devraient progresser l’un derrière l’autre. L’ennemi n’aurait qu’à nous attendre et nous éliminer tranquillement, un par un. Ils pourraient aussi provoquer un éboulement qui nous séparerait du gros de nos troupes, non sans écraser encore une bonne partie de notre avant-garde. C’est pourquoi je pense qu’il est plus prudent de prendre la route la plus longue, même si nos adversaires nous voient venir. Nous serons en meilleure position pour nous défendre d’abord, les repousser ensuite.
Hassan montra par sa mine son peu d’enthousiasme pour ce plan. Il prit ensuite un air avantageux pour proclamer :
— Moi, j’étudie la tactique depuis mon enfance. Je n’avais pas cinq ans que je savais déjà que le meilleur moyen de battre l’ennemi était de l’attaquer par surprise. Donc je franchirai ce col avec mes hommes. Prends le chemin le plus long si tu veux, Kassim, mais quand tu arriveras à pied d’œuvre, j’aurai déjà battu l’ennemi. Et ne t’inquiète pas, je vous attendrai pour fêter notre victoire.
— Hassan…
Kassim s’interrompit à cause de la lueur mauvaise qui flamba dans les prunelles du prince. Il reprit, avec plus de déférence :
— Prince Hassan, je vous prie de m’écouter. Votre père ne me pardonnera jamais s’il vous arrive malheur. Vos hommes devraient rester en arrière-garde, et…
— Il n’en est pas question ! s’écria Hassan. Je ne suis plus un enfant, Kassim ! Rosalinda sera fière lorsqu’elle apprendra quel exploit j’ai accompli. Je refuse d’être traité en enfant plus longtemps. Il faut que mon père comprenne que je suis un homme !
Il s’éloigna à grands pas, héla ses hommes, et se mit prestement en selle. Il talonna sa monture qui partit au grand galop, entraînant ses hommes qui l’acclamaient.
— Le jeune fou ! marmonna le capitaine Soliman à l’adresse de Kassim. Et nous, que faisons-nous, maintenant ? Votre plan est le seul possible, mais nous risquons une grave défaite à cause du prince.
— Nous verrons bien, répondit Kassim, la mine sombre. Ne pas suivre le prince, c’est le condamner à une mort certaine. Peut-être la chance favorisera-t-elle la folie ?
Il se mit en selle à son tour et, du bras, montra la direction à suivre, celle qu’indiquait un nuage de poussière au loin.
— Mort à l’ennemi ! cria-t-il.
Il lança son cheval dans un galop effréné et ne tarda pas à rattraper Hassan qui, le voyant se porter à sa hauteur, essaya de reprendre l’avantage.
— Laissez-moi passer en premier !
Hassan répondit par un ricanement et continua à galoper dans le passage qui s’étrécissait de plus en plus.
Tout en le suivant au plus près, Kassim réfléchissait. Le plan de Hassan était de la folie pure, mais si les rebelles avaient pensé que précisément ce serait une folie que d’attaquer par là, ils n’auraient pas préparé d’embuscade. Il fallait espérer… Alors Kassim espérait.
Il se rendit vite compte qu’il espérait en vain. Un sourd grondement lui fit lever la tête et il vit des rochers dévaler les flancs de la montagne. Il hurla pour avertir Hassan qui, presque couché sur l’encolure de son cheval, n’entendit pas — ou peut-être ne voulut pas entendre. Quand il se rendit compte du danger, il était trop tard. L’instant d’après, un énorme bloc de pierre le désarçonna et écrasa son cheval.
Kassim sauta à terre et courut vers lui. Coincé sous son cheval mort, il avait les yeux fermés et le visage couvert de sang, mais il respirait encore, bien que difficilement. Il avait aussi une jambe brisée ; les os avaient percé la chair de la cuisse.
Sentant une présence au-dessus de lui, Hassan ouvrit les yeux et réussit à sourire.
— Pardonne-moi, murmura-t-il, la bouche pleine de sang. C’est toi qui avais raison, comme toujours… Mon frère…
Il s’évanouit.
— Le fou, le fou ! s’écria Kassim, le visage ruisselant de larmes. Pourquoi n’a-t-il pas voulu m’écouter ?
— Vous êtes son frère aîné, lui dit le capitaine Soliman qui l’avait rejoint. Tout le monde vante votre bravoure et votre génie militaire. Hassan a voulu montrer qu’il ne vous est pas inférieur.
Kassim ne répondit pas. Il dégagea le corps brisé de Hassan, le souleva dans ses bras et le confia au capitaine.
— Vous allez bander ses blessures et le reconduire chez son père. Prenez le commandement de sa garde personnelle. Tout le reste de l’armée derrière moi, maintenant !
— Vous poursuivez l’expédition ?
— Cette affaire se terminera par la mort des rebelles ou par la mienne. Je n’aurai pas de repos tant que Hassan ne sera pas vengé.
Le capitaine salua.
— Je rapporterai au calife que le prince n’a pas voulu écouter votre avis, monseigneur.
Kassim hocha la tête.
— Dites-lui aussi que son fils sera vengé, et que je vais m’en occuper moi-même.
Il se remit en selle, et lança de nouveau son cri de guerre.
— Mort à l’ennemi ! Tous ceux qui mourront en ce jour de gloire entreront ce soir dans le paradis d’Allah.
Les soldats lui répondirent par des acclamations tonitruantes dont l’écho résonna le long des parois rocheuses et s’en alla très loin annoncer aux rebelles quel sort les attendait.
La troupe reprit sa marche en direction du camp ennemi. Bien sûr, l’effet de surprise ne pouvait plus jouer, mais tous les hommes de Kassim avaient la rage au cœur. Ils voulaient venger leur prince. La bataille allait être rude, sans merci.
Kassim se demandait si Hassan survivrait ou s’il succomberait à ses blessures. Quoi qu’il en soit, il ne retournerait au palais que lorsque l’ennemi aurait été écrasé et définitivement mis hors d’état de nuire. Cette fois, il se montrerait impitoyable.
* * *
Harriet se trouvait avec les enfants quand une servante vint lui dire qu’elle était attendue chez Katrina, de toute urgence. Il suffisait de voir le visage de cette femme pour comprendre que les nouvelles étaient mauvaises. Elle s’y rendit donc en toute hâte et, dès son entrée, eut la confirmation qu’un grand malheur était arrivé. Tous ces gens rassemblés autour d’un lit, le médecin parmi eux… Le cœur battant, craignant le pire, elle n’osa approcher. Katrina vint vers elle.
— Le prince a été blessé. J’ai demandé qu’on l’amène ici, afin que vous puissiez le soigner. Il n’aurait pas été convenable que vous alliez dans ses appartements.
Hassan gisait, les yeux clos. Harriet vit d’abord son visage tuméfié. Sa tête et sa poitrine étaient couverts de bandages rouges de sang, et l’une de ses jambes formait un angle bizarre, indiquant qu’elle était brisée.
— Il est encore en vie…, murmura le médecin. Il respire difficilement, mais il a réussi à dire quelques mots. Il a demandé votre présence, madame.
Harriet se pencha sur le prince et lui effleura le front. Sa peau était fraîche mais, vu la gravité évidente de ses blessures, cela ne constituait en aucune manière un indice rassurant. Il devait souffrir atrocement, songea-t-elle. Pourtant, il ouvrit les yeux et sourit bravement.
— J’ai chargé… à la tête de mes troupes… mais les rebelles… ont fait pleuvoir des rochers…
Il eut un hoquet et une bulle rouge se forma au coin de ses lèvres.
— Dites à mon père… que ce qui m’arrive… n’est en rien… la faute de Kassim… Il m’a averti du danger… mais je n’ai rien voulu savoir.
— Oh ! Hassan…, soupira Harriet, les larmes aux yeux. Bien sûr, je dirai tout cela à votre père.
— Je voulais prouver… à mon père… que j’étais aussi brave… que Kassim, et que…
La fin de la phrase se perdit dans un gémissement de douleur.
Harriet se tourna vers le docteur.
— Il souffre terriblement. N’y a-t-il rien que vous puissiez faire ?
— Je pourrais apaiser la douleur, mais il refuse de prendre mes remèdes. Il veut d’abord parler à son père.
— A-t-on envoyé quelqu’un pour prévenir le calife ?
— Oui. Mais le calife était en prière, et l’homme n’a pas osé le déranger.
— Il ne faut pas tarder davantage, reprit Harriet. Katrina, c’est à vous d’y aller. Dites au calife qu’il doit venir immédiatement.
— C’est que Khalid n’aime pas être dérangé quand il est en méditation…
— Dites-moi où il se trouve, et j’irai, moi !
— Non. On a besoin de vous ici. Je me charge d’aller le chercher.
Harriet reporta son attention sur le jeune prince qui tremblait, maintenant, sous le regard inquiet du médecin. De toute évidence, son état s’aggravait. De nouveau, elle posa la main sur le front du blessé qui laissa échapper un faible gémissement.
— Bientôt vous irez mieux, lui dit-elle pour le réconforter. Votre père va arriver et le docteur vous donnera une potion pour calmer vos douleurs.
— Dites à mon père… que je suis mort en brave.
— Non, Hassan, vous ne mourrez pas. Pensez à votre future épouse, pensez à votre père. Ils vous aiment. Kassim aussi vous aime.
— C’est vous qu’il aime…, répondit Hassan avec un pauvre sourire. Vous êtes… comme ma mère. Il a de la chance, Kassim.
Un nouveau hoquet lui tordit tout le corps, et un flot de sang jaillit de sa bouche. Puis il retomba sur le lit et ne bougea plus.
— Non ! s’écria Harriet. Non…
Hélas ! ses protestations ne pouvaient rien contre le destin.
— Il est mort en brave. Il est mort comme un homme. Il entrera au paradis d’Allah.
Harriet se retourna. Le calife était là, qui la regardait. Depuis combien de temps ? se demanda-t-elle. Qu’avait-il entendu ? Aucun mouvement, autour d’elle, ne l’avait avertie de son arrivée.
Elle remarqua que tous s’en allaient. La pièce était déjà presque vide. De la porte, Katrina lui fit signe de la rejoindre dans le jardin.
— Le calife veut être seul pour pleurer, lui dit-elle à l’oreille.
— C’est compréhensible. Quelle tragédie !
— Khalid aimait Hassan. Il va se reprocher de ne pas lui avoir interdit d’aller au combat.
Le calife avait désigné Kassim et Hassan pour lui succéder conjointement. Pour cette raison, sans doute, le jeune prince avait tenu à partir en guerre — pour montrer qu’il était parfaitement capable de gouverner le pays et n’avait pas besoin d’aide. Voilà ce que se dirait probablement Khalid, les pensées qu’il agiterait désormais, nuit après nuit, jusqu’à la fin de ses jours.
* * *
Harriet rentra seule dans ses appartements. Que pouvait-elle faire d’autre ? Tout le palais semblait en deuil. La multitude des bruits familiers avait fait place à un lourd silence. Tous ceux qui vivaient ici portaient déjà le deuil du jeune prince et partageaient la douleur du calife.
* * *
En arrivant chez elle, Harriet avait appris que Kassim ne commandait pas le détachement ayant ramené le prince au palais. Incapable de trouver le sommeil, elle avait passé une nuit blanche, priant le ciel pour qu’il revienne. Le lendemain, en fin de matinée, il n’était toujours pas rentré. N’y tenant plus, elle alla chez Katrina avec l’espoir qu’elle aurait peut-être des nouvelles.
— Avez-vous parlé au calife depuis hier soir ?
Katrina secoua la tête.
— Il a fait transporter le corps de Hassan dans ses appartements, et il le veille. Il ne veut parler à personne ; il attend le retour de Kassim.
— Kassim n’est donc pas encore revenu ? demanda Harriet.
Elle avait pensé, espéré plutôt, qu’il serait en conférence avec le calife et donc trop occupé pour songer à la faire prévenir de son retour. En désespoir de cause, elle ajouta :
— Avez-vous eu des nouvelles, depuis qu’on a ramené le prince ?
— D’après les hommes qui ont ramené Hassan, Kassim a mené la charge contre les rebelles qui ont déclenché l’éboulement. Il a dit qu’il fallait venger le prince ou mourir dans ce combat. Les soldats disent qu’il était dans une fureur noire.
— Il aimait beaucoup Hassan…, dit Harriet, la gorge serrée.
Où Kassim était-il en ce moment ? Quel était son état d’esprit ? Maintes fois il avait qualifié le prince d’écervelé, mais il l’aimait comme un frère aîné aime son cadet. Nul doute qu’il se considérait responsable de ce qui était arrivé.
— Il se vengera de ceux qui ont tué le prince et bien d’autres soldats de si atroce manière, reprit Katrina.
Elle avait un regard étrange qui raviva les inquiétudes de Harriet.
— Vous avez un souci, je le vois. Voulez-vous me dire de quoi il s’agit ?
Dans un premier temps, Katrina secoua la tête, hésita. Puis elle murmura :
— Je pense… Mais non. Je n’ai aucune certitude… Pourtant, Jamal m’a dit que si je ne faisais rien…
— Vous pensez que votre frère se trouvait parmi ceux qui ont causé cet éboulement meurtrier ?
Voyant Katrina blêmir à l’énoncé de cette hypothèse, Harriet tenta de la rassurer.
— Non, je ne pense pas que ce soit possible, poursuivit-elle. Il estime que votre fils, plutôt que Hassan, doit être l’héritier du calife, mais…
Elle se retint de dire ce qu’elle avait sur le bout de la langue. A l’évidence, Katrina n’était pas encore au courant des mesures décidées par le calife.
Celle-ci reprit :
— Mon père était le chef respecté de notre tribu. Quand il est mort, c’est mon frère qui lui a succédé. Il s’est aussitôt engagé dans plusieurs guerres contre d’autres tribus. Je pense qu’il est à l’origine des récents soulèvements, parce qu’il est jaloux du pouvoir de Khalid… Ah ! mon mari est beaucoup affaibli, Harriet ! S’il mourait et si mon fils devenait l’héritier… Jamal tenterait de le chasser pour prendre le pouvoir. Il aurait tous les droits sur moi, et qui pourrait les lui contester ?
— Moi, fit une voix derrière elles.
Toutes deux se retournèrent. Kassim était là ! Harriet poussa un cri de joie et s’élança vers lui, mais elle s’arrêta net presque aussitôt. Il semblait furieux. Très pâle, il avait un regard effrayant. Ignorant Harriet, il s’adressa à Katrina.
— Depuis quand savez-vous, madame, que votre frère complote contre le fils du calife ?
Le visage de Katrina sembla se décomposer. Elle se tourna vers Harriet, comme pour lui demander une aide que celle-ci était incapable de lui apporter, puis tenta de s’expliquer.
— En fait, je ne savais rien. Rien de précis… Il disait… Il est venu me voir… J’ai dit à Harriet que, selon lui, Khalid devait faire de mon fils son héritier et que c’était à moi de l’influencer en ce sens. Mais j’ai refusé d’entrer dans ses vues. Il est parti à l’arrivée de Harriet, et je ne l’ai pas revu depuis.
— Tout de même, vous saviez qu’il complotait, et vous n’avez pas songé à m’en avertir ?
La question, cette fois, s’adressait à Harriet, qui frémit sous son regard glacial.
— C’est que je n’avais rien à dire, répondit-elle.
Ce n’était pas vraiment un mensonge, songea-t-elle. Elle se rappelait qu’après avoir surpris Jamal dans les appartements de Katrina, elle avait eu le sentiment diffus que cet homme représentait une menace. Mais pour qui, et de quelle sorte, elle n’aurait su le dire. Voilà donc pourquoi elle avait gardé le silence.
— Si l’une de vous avait eu la bonne idée de me parler, tonna Kassim, une tragédie aurait pu être évitée ! Et vous savez de quoi je parle ! Nous avons combattu les tribus des montagnes et nous les avons vaincues, mais leur chef a réussi à s’échapper. Nous ne savions pas qui nous devions rechercher, mais je crois que, maintenant, nous saurons où trouver celui qui a assassiné le prince Hassan. Il sera pris et puni comme il le mérite.
Il s’adressa à Katrina avec un mépris non dissimulé.
— Vous avez trahi votre mari, madame.
Puis il se tourna vers Harriet.
— Quant à vous, madame, il faudra que je vous parle, mais plus tard. Je vous prie, toutes les deux, de vous considérer comme aux arrêts dans vos appartements respectifs. Je vous interdis de vous rencontrer. Jusqu’à ce que cette affaire soit définitivement réglée, il n’y a plus aucun privilège pour aucune d’entre vous.
— Kassim ! implora Harriet. Katrina est mon amie. Elle n’a pas pensé mal agir en gardant le silence.
Il la fusilla du regard.
— Faites ce que je vous dis, Harriet. Rentrez chez vous et n’en sortez plus tant que je ne vous en donnerai pas la permission.
Consciente qu’elle n’obtiendrait rien de lui, Harriet en prit son parti. Se redressant fièrement, elle enlaça Katrina et l’embrassa sur les joues en disant :
— N’ayez pas peur, mon amie. Je sais que vous êtes innocente.
Puis elle s’en alla, foudroyant au passage Kassim d’un regard accusateur. L’esprit en ébullition, elle retourna à ses appartements.
A l’évidence, Kassim se tourmentait, mais ce n’était pas une raison pour rendre Katrina responsable de ce qui était arrivé. Elle n’avait aucun moyen de contrôle sur son frère, et Hassan avait couru tout seul, malgré les mises en garde, au-devant du danger. Le prince n’avait-il pas reconnu lui-même, avant de mourir, qu’il n’avait pas voulu écouter les sages avis que Kassim donnait ?
Harriet ravala ses larmes. Non, elle ne pleurerait pas, même si son cœur était en miettes. L’homme qu’elle aimait avait disparu, laissant la place à un étranger au cœur de pierre et au regard glacial.
* * *
— Tu es un grand guerrier. Je te dois tant…, dit Khalid à Kassim en guise d’entrée en matière.
Il l’invita à s’asseoir, puis reprit :
— Je sais que Hassan a refusé d’entendre tes avertissements. Une fois de plus, la dernière hélas ! il a voulu n’en faire qu’à sa tête et s’engager dans ce col. Tu n’es responsable de rien, Kassim, et je ne te reproche absolument rien. Toute la faute est mienne… J’aurais dû interdire à mon fils de partir en guerre avec toi, mais c’eût été le déshonorer. Il avait à cœur de prouver sa valeur, et je ne pouvais continuer plus longtemps à le tenir en lisière comme un enfant.
— Sa mort me peine autant que vous, monseigneur, mais si je perds un frère, vous perdez un fils. Je sais quel deuil cruel vous endurez.
D’un geste de la main, le calife coupa court à ces épanchements.
— J’ai d’autres fils, bien sûr, mais Hassan était celui que j’aimais le plus. J’ai décidé qu’aucun de mes autres fils ne me succédera. Seul Hassan me semblait digne de prendre ma suite pour gouverner ce pays. Il était mon seul et unique héritier.
Kassim hésita avant de dire ce qu’il avait à l’esprit. Fallait-il raviver une ancienne douleur, alors que le calife était en deuil ? se demanda-t-il. Il finit malgré tout par formuler sa pensée.
— Il était le fils de votre première épouse. Vous avez eu d’elle ensuite un autre enfant, un fils qui vous a été enlevé alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson. Hassan me l’avait dit, et je sais que vous ne vous êtes jamais consolé de cette perte.
— C’était ma faute, là aussi. J’ai voulu emmener l’enfant lors d’une visite que j’ai rendue à un de mes cousins, et c’est pendant ce voyage que l’enlèvement a eu lieu. Anna ne me l’a jamais pardonné, et je la comprends.
— Avez-vous entrepris des recherches pour le retrouver ?
— Oh oui ! J’ai mis sur cette enquête tous les hommes que j’ai pu. Ils sont partis dans tout le pays et dans les pays voisins, mais tous sont revenus pour m’annoncer qu’ils n’avaient aucun renseignement valable à me fournir. Ils n’ont pas retrouvé la trace de mon fils. C’était comme s’il s’était évaporé… Mais pourquoi me poses-tu cette question ? Crois-tu que je n’ai pas fait pas tout ce qui était en mon pouvoir ?
— Si j’ai pris cette liberté, monseigneur, c’est parce qu’un des prisonniers que nous venons de faire a tenté de sauver sa vie en racontant qu’il avait des renseignements sur votre fils. Il m’a dit que l’enfant avait été vendu à un marchand d’esclaves, à Alger.
Khalid se redressa, le regard soudain plus vif.
— Est-ce vrai ? s’exclama-t-il. Si cet homme a des renseignements sérieux, je l’épargnerai.
— Il se trouve que, par un heureux hasard, j’ai acheté un jeune garçon, à Alger, en même temps que Harriet et sa cousine. Il avait comme un air de ressemblance… D’abord, je me suis dit que j’étais le jouet d’une illusion ; c’est pourquoi j’ai hésité à vous en parler. Mais les révélations de ce prisonnier m’ont poussé à le faire.
— Il faut m’amener ce garçon. Je veux le voir.
Kassim se leva et s’inclina avant d’aller donner un ordre à l’eunuque qui attendait dehors. Quand il revint près du calife, il changea de sujet de conversation.
— Il y a un autre problème dont j’aimerais vous entretenir. Il concerne le chef des rebelles.
— Tu m’as dit qu’il a réussi à s’échapper.
— Je l’ai dit. Mais je crois savoir, maintenant, où il se cache.
— Alors, trouve-le. Et tue-le.
— Qui qu’il puisse être ?
— Quand bien même il s’agirait d’un de mes fils, je veux qu’il meure, dit le calife sans montrer la moindre émotion.
— Il sera fait selon vos ordres, monseigneur.
— Je vais annoncer que je t’ai désigné pour me succéder, reprit le calife. Je n’ai aucune raison d’attendre. Demain, nous aurons une journée de deuil en l’honneur de Hassan. Ensuite, je me retirerai des affaires. Le pays reposera entre tes mains, Kassim. Bien sûr, si tu as besoin de conseils, je serai toujours là, mais…
Il s’interrompit car la porte venait de s’ouvrir. Un jeune garçon entra et avança timidement de quelques pas. C’était le petit Youri qui, après avoir jeté un regard craintif en direction du calife, demanda à Kassim :
— Vous m’avez fait demander, monseigneur ? Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Non, Youri, tu ne m’as déplu en rien. Mais viens, afin que le calife puisse te voir.
Visiblement inquiet, malgré l’air fort aimable du calife qui lui tendait la main pour l’encourager, Youri avança lentement.
— Il faut que je te voie de près, mon garçon.
Quand le garçon fut devant lui, Khalid le prit par le bras, et le regarda longtemps, de tout près. Kassim eut l’impression que cet examen durait une éternité. Quand le calife se tourna enfin vers lui, il avait les larmes aux yeux.
— C’est le fils d’Anna, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. C’est le frère de Hassan.
Il se pencha vers le garçon.
— Tu es mon fils.
L’air totalement ahuri, Youri balbutia :
— Euh… je ne comprends pas. Je suis un esclave, monseigneur, et le fils d’une esclave.
Kassim intervint alors.
— Cette esclave n’était pas ta véritable mère. Des hommes d’une tribu des montagnes t’ont enlevé à ton père alors que tu étais encore un nourrisson. Ils avaient l’intention de te tuer, mais une des esclaves te cacha et réussit à te faire passer pour son fils. Plus tard, elle a été vendue à un nouveau maître et emmenée avec toi à Alger. Là, vous avez de nouveau été vendus, tous les deux, mais celui qui a acheté celle qui a pris soin de toi n’a pas voulu t’acheter aussi. Tu es donc resté avec le marchand d’esclaves, jusqu’à ce que je t’achète.
Youri l’écoutait, les yeux écarquillés.
— Dès que je t’ai vu, poursuivit Kassim, j’ai eu une sorte de pressentiment que je n’arrivais pas à m’expliquer. Et puis, tout récemment, j’ai obtenu certains renseignements, et tout est devenu clair. Tu es bien le fils du calife, et c’est lui qui te dira maintenant quel avenir tu peux espérer.
— Viens t’asseoir près de moi, dit le calife à Youri, le regard brillant de bonheur et d’amour. D’abord, il faudra que tu viennes me voir chaque jour. Tu auras des précepteurs qui t’enseigneront tout ce que tu dois savoir et puis, un jour, tu deviendras le calife de ce pays. Mais, jusqu’à ce jour-là, Kassim sera ton guide. Tu devras lui obéir en tout, et te montrer loyal envers lui. Quand il jugera que tu as assez grandi en âge et en sagesse, il te confiera la lourde charge qui est aujourd’hui la mienne. Acceptes-tu ? Il faut jurer, mon garçon.
Youri jeta un coup d’œil à Kassim qui lui adressa un signe d’encouragement.
— Le seigneur Kassim a toujours été un père pour moi, dit-il alors. Lui seul m’a traité avec bonté. Je serai toujours honoré de lui obéir. Je le jure sur ma vie.
— Alors, je ferai proclamer que tu es mon fils qui avait disparu et qui m’est revenu, affirma Khalid. Quand nous aurons pleuré le prince Hassan pendant les deux semaines rituelles, je donnerai une grande fête en ton honneur. Ce sera l’occasion de confier officiellement à Kassim la charge de ce pays, et il deviendra aussi ton tuteur.
Les yeux clos, il pressa contre son cœur la main de son fils retrouvé, puis il s’adressa à Kassim.
— Youri peut rester un moment avec moi, s’il le désire. Quant à toi, mon cher ami, je sais que tu as beaucoup à faire. Ne dois-tu pas châtier certain coupable ?
— Certainement, monseigneur. Je vais, de ce pas, régler la question.
Kassim s’inclina puis dit à Youri :
— Prends grand soin de ton père. Tu ne dois pas le fatiguer, car il est malade.
Là-dessus, il quitta les appartements du calife, mécontent de lui-même car il n’avait pas osé dire à Khalid que le frère de Katrina était responsable de la mort de Hassan. Toutefois, cet « oubli » serait réparé sous peu, quand Jamal ben Rachid serait fait prisonnier. A ce moment-là, le calife apprendrait toute la vérité.
Il songea aussi à Harriet, qui devait lui en vouloir d’avoir parlé si durement à Katrina. Or, elle n’avait pas conscience de toutes les intrigues du palais, ni de tous les complots qui se tramaient contre le calife et ses fils.
Il était du devoir de Katrina de dire à son mari ce qu’elle savait. Si elle soupçonnait son frère de comploter contre lui, elle aurait dû l’en avertir. La situation n’aurait pas pris un tour aussi dramatique. Maintenant, Jamal était condamné à mort ; la parole du calife avait force de loi. Que déciderait-il en ce qui concernait Katrina, quand il saurait qu’elle avait gardé un silence coupable ?
Kassim espéra que sa position de première épouse la préserverait d’un cruel châtiment. Mais une chose était sûre : quand Khalid saurait toute la vérité la concernant, sa colère ne connaîtrait pas de bornes.
Kassim avait été furieux en entendant Harriet et Katrina parler du complot qui avait eu pour conséquence tragique la mort de Hassan. Il avait reproché durement à Harriet de ne pas lui avoir dit ce qu’elle savait des agissements de Jamal. Mais ne s’était-il pas montré injuste envers elle ? Pouvait-elle avoir conscience de la gravité et des implications de tout cela ? Certainement pas.
* * *
Harriet ne tenait pas en place. Elle ne parvenait ni à lire ni à broder. Elle était comme prisonnière dans ses propres appartements, puisqu’elle n’avait plus le droit de rendre visite à son amie. Il lui avait même été interdit de donner son enseignement aux enfants. Kassim était entré dans une terrible colère contre Katrina et elle… Quand elle y pensait, elle ne pouvait s’empêcher de frémir.
Elle estimait injuste l’attitude de Kassim à l’égard de Katrina. Etait-ce la faute de Katrina si son frère était en rébellion contre le calife ? Cela dit, elle se reprochait quand même de ne pas avoir dit ce qu’elle savait ; mais, prise dans le tourbillon des événements, elle avait fini par oublier sa brève rencontre avec Jamal. Quoi qu’il en soit, il serait cruel de punir Katrina pour des forfaits qu’elle n’avait pas commis et dont elle n’était même pas responsable.
Quel regard lui avait jeté Kassim lorsqu’il avait surpris sa conversation avec Katrina ! En l’espace d’un instant, il n’avait plus été qu’un étranger, et même un ennemi. Etait-il possible de changer si rapidement ou avait-il soudain révélé sa véritable nature ? Peut-être ne le connaissait-elle pas si bien qu’elle le croyait, après tout…
Elle était tombée amoureuse de lui ou, plus exactement, elle était devenue amoureuse de lui, lentement, parce qu’elle s’était rendu compte, peu à peu, que cet homme sévère était aussi un homme juste. Il avait à cœur de respecter la promesse faite au calife, et comment le lui reprocher ? Il lui avait dit, à plusieurs reprises, qu’il n’appréciait pas tous les aspects de la vie qu’il menait au palais. Il avait offert de lui rendre sa liberté et, brusquement, il la consignait dans ses appartements comme une prisonnière. Non. Comme une esclave !
Il n’avait pas le droit de les traiter aussi cruellement, Katrina et elle ! Elles n’étaient pour rien dans ce qui était arrivé à Hassan. S’il ne s’était pas entêté, s’il avait écouté les avis qui lui étaient donnés, il serait rentré au palais sain et sauf, de surcroît auréolé de la victoire à laquelle Kassim l’aurait volontiers associé.
Mais au fait… pourquoi ne regimbait-elle pas ? Pourquoi se laissait-elle faire ? Elle n’était pas une esclave et jamais elle ne se conduirait comme telle ! D’ailleurs, elle allait le démontrer sans plus tarder.
D’un pas résolu, elle se dirigea vers la porte donnant accès au palais. Aucun garde ne se trouvait là. Il fallait croire que Kassim avait pensé qu’elle obéirait sans broncher à ses ordres. Eh bien, il avait tort ! Et, de toute façon, ne lui avait-il pas dit et répété qu’elle pourrait, toujours, aller et venir comme bon lui semblerait à l’intérieur du palais ? Elle allait donc user du droit qu’il lui avait accordé.
Ruminant sa colère, elle se rendit chez Katrina. L’eunuque de garde lui ayant ouvert la porte, elle se rendit compte que son amie n’était pas chez elle. Où pouvait-elle être ? Chez son mari, peut-être ? Le calife l’avait-il convoquée pour lui faire des remontrances ? La punir ?
Elle se demanda si Kassim avait fait part de ses soupçons au calife. Cette idée la fit frémir, mais elle décida de ne pas rester inactive.
Déterminée à savoir ce qu’il en était, elle ressortit dans le jardin, qu’elle traversa, pour aller en direction du harem califal avec l’intention de demander des nouvelles à Mélina. Elle s’arrêta brusquement en s’apercevant que la petite porte, celle par laquelle Marguerite s’était échappée, était grande ouverte. Curieuse, elle voulut aller voir ce qu’il y avait de l’autre côté. D’un rapide coup d’œil aux alentours, elle s’assura qu’il n’y avait personne en vue et avança. Des outils de jardinage étaient posés sur le sol, juste devant la porte, mais aucun eunuque ne travaillait là pour le moment.
Le cœur battant, elle poursuivit son chemin, et franchit le seuil en regardant de tous côtés. Il n’y avait décidément personne, et nul ne la héla pour lui demander ce qu’elle faisait là. Non sans avoir un peu hésité, elle ôta son voile de ses épaules pour le mettre sur sa tête, et arriva bientôt à une petite cour. A chaque pas elle s’attendait à être arrêtée et reconduite chez elle, mais rien de tel ne se produisit.
Elle traversa ainsi plusieurs petites cours, plusieurs petits jardins, et, finalement elle parvint au lieu où la fête avait été donnée. A l’une des extrémités du vaste espace, elle vit la porte par laquelle Marguerite et elle étaient entrées, en arrivant d’Alger. Normalement, cette porte était close et gardée par des hommes en armes. Or, fait étrange, non seulement il n’y avait personne là non plus, mais la porte était grande ouverte.
Une rumeur provenait de la place devant l’entrée du palais. Elle avança et, sur la place, vit une foule rassemblée et des soldats qui amenaient des hommes enchaînés. Effarée, elle comprit qu’elle allait sans doute assister, sans l’avoir voulu, au châtiment des rebelles vaincus. Deux d’entre eux avaient déjà été attachés à un poteau et un eunuque, armé d’un long fouet, avait pris place derrière eux.
Harriet ferma un instant les yeux. Quand elle les rouvrit, elle découvrit, avec horreur, que l’homme qui supervisait la punition n’était autre que Kassim. Lorsque tout fut prêt, il leva la main pour donner l’ordre de procéder. Aussitôt, le premier coup de fouet claqua et un hurlement retentit. Alors, sans réfléchir, elle courut vers lui en criant :
— Non ! C’est un traitement barbare !
Surpris, Kassim se retourna. Son visage se crispa de fureur quand il vit qui osait l’interrompre ainsi. D’un signe, il ordonna à l’eunuque de continuer, puis il s’avança vers elle et la saisit par le poignet. Sans un mot, il l’entraîna vers le palais à grands pas. Sur la place, la punition continuait et, à chaque coup de fouet, Harriet tressaillait comme si elle le recevait. Les larmes lui vinrent aux yeux, lui brouillant la vue. Elle trébucha, mais Kassim ne ralentit pas la marche pour autant. Quand il l’eut ramenée dans ses appartements, il la lâcha enfin ou, plus exactement, la repoussa contre un mur, en tonnant :
— Pourquoi avez-vous fait une chose pareille ? Comment osez-vous ? Je vous interdis de recommencer ! Est-ce compris ?
Séchant ses larmes, Harriet lui jeta un regard plein d’arrogance, et lui jeta son mépris à la face.
— Je croyais que vous étiez un homme différent. J’imaginais que vous aviez de la compassion pour vos semblables, mais je me suis bien trompée ! Vous êtes aussi cruel que le calife.
— Harriet, il faut cesser. Plus un mot, sans quoi je pourrais vous punir.
Elle ricana.
— Mais bien sûr ! Punir ! Vous n’avez que ce mot à la bouche, depuis quelque temps. Que voulez-vous m’infliger, cette fois ? Allez-vous me faire mettre au pain sec et à l’eau, dans une cellule obscure ? Ou peut-être, pourquoi pas, me fouetter, comme ces pauvres hères ?
— Ces pauvres hères, comme vous dites, sont des rebelles que nous avons capturés ! Ils reçoivent la punition que leur valent leurs forfaits. De toute façon, ces affaires ne vous concernent en rien. Dites-moi plutôt ce que vous faisiez là-bas.
— Je voulais voir Katrina, mais elle n’était pas dans ses appartements. Je l’ai cherchée, j’ai trouvé par hasard une porte ouverte, puis une autre, et c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.
— Essayiez-vous de vous évader ?
Harriet haussa le ton et rétorqua avec insolence.
— Et quand bien même ? Nous en revenons toujours au même point, n’est-ce pas ? Comment me punir ? Faut-il me battre ? Me condamner à mort, peut-être ? Ou alors, me vendre à un autre maître, qui saura me mater ?
— Ne soyez pas ridicule. Vous savez parfaitement que je suis incapable de me montrer cruel avec vous.
— Mais il ne faut surtout pas vous gêner avec moi ! Qui suis-je, après tout ? Une esclave, comme il y en a des milliers dans ce palais. Jusqu’à présent, vous n’avez fait que proférer des menaces. C’est un tort.
— Vous auriez dû me dire ce que vous aviez vu et entendu, Harriet. Si Jamal est coupable, et je suis convaincu qu’il l’est, il sera capturé et puni.
— Battu comme ces pauvres gens, sans doute. Avant d’être exécuté, bien entendu ! Mais enfin, Kassim, comment pouvez-vous faire cela ? Vous n’avez pas honte ? Je pensais que vous vouliez réformer certaines choses dans ce pays. Ce serait le moment de commencer, non ?
— Il est question que je sois bientôt proclamé successeur du calife ; Khalid veut être déchargé du fardeau de l’Etat. Il me revient d’ores et déjà d’administrer la justice. Les hommes que vous plaignez ont de la chance car, pour toute punition, ils recevront quelques coups de fouet. J’aurais pu les condamner à mort. J’ai fait preuve de mansuétude, figurez-vous !
— De mansuétude ? répéta Harriet en haussant les épaules. Vous plaisantez ? Non, vous n’êtes pas l’homme que je croyais. J’ai pensé que je vous aimais, mais c’est simplement que je ne vous connaissais pas.
Kassim eut un rictus ironique.
— C’est une chance que vous ayez découvert la vérité à temps ! Maintenant, vous allez rester ici. Et, cette fois, j’entends être obéi ! Quand nous aurons le temps, nous aurons une discussion sérieuse et je déciderai de ce que je dois faire de vous.
— Je ne suis pas une esclave, et je ne veux pas être traitée comme une esclave !
— Pour le moment, vous vous conduisez comme une enfant gâtée. Puisque vous refusez de m’obéir quand je vous dis de rester ici, où vous êtes en sécurité, je vais placer des gardes devant votre porte. Et, je vous le redis, vous ne devrez pas quitter vos appartements tant que je ne vous y aurai pas autorisée.
Harriet le foudroya du regard.
— C’est pour votre bien, Harriet, reprit-il d’un ton patient. Et si vous m’aviez obéi, vous n’auriez pas eu à assister à cette séance de fouet.
— J’aurais dû en profiter pour m’enfuir, marmonna-t-elle en le regardant avec animosité. Décidément, vous êtes bien comme les autres, et je vous hais !
Karim la dévisagea pendant un long moment, puis il s’inclina en déclarant :
— Puisqu’il en est ainsi, je vous laisse. Nous n’avons plus rien à nous dire.
Il tourna les talons. Harriet le regarda partir, l’estomac noué.
« Plus rien à nous dire » ? Qu’est-ce que cela signifiait ?