— Lady Harriet, on vous demande.
Harriet leva les yeux de la broderie sur laquelle elle essayait de se concentrer. Depuis deux semaines, elle n’avait pratiquement vu personne en dehors de ses femmes, qui, selon toute évidence, avaient eu pour consigne de ne lui donner aucune nouvelle. En outre, tout le palais vivait le deuil du prince Hassan, et il y régnait une atmosphère pesante, déprimante.
— C’est le seigneur Kassim qui m’envoie chercher ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.
— Non, madame. Il faut que vous accompagniez lady Katrina à la fête de la victoire. La période de deuil est terminée, et le calife a une grande annonce à faire.
— Ah ! Je vois…, soupira Harriet. Franchement, je n’ai pas envie d’y aller. J’ai mal à la tête.
— Le seigneur Kassim dit que vous devez absolument venir. Je suis venue pour vous aider à vous préparer et vous conduire au lieu de la fête, que vous le vouliez ou non. J’aimerais mieux ne pas avoir à vous y contraindre, mais je dois obéir aux ordres du seigneur Kassim.
Harriet regarda Mélina en se disant qu’elle était en effet très capable de l’emmener de force ; elle avait la carrure pour cela. Elle reposa donc son travail d’aiguille et se leva lentement.
— Fort bien. Je vais donc prendre un bain et m’habiller. Inutile de me regarder de cette manière, Mélina. Je sais que je ne suis pas de taille à lutter.
— Le seigneur Kassim a beaucoup de travail, ces temps-ci, sans quoi il serait venu vous chercher lui-même. C’est lui qui porte le fardeau de l’Etat sur ses épaules, maintenant, et tout le monde pense qu’il sera un grand calife, plein de sagesse et de bonté. Nous avons tous de la chance qu’il prenne la succession du seigneur Khalid.
— Je sais quel fardeau ce doit être pour lui, répondit Harriet en souriant. Voilà deux semaines que je ne l’ai pas vu.
A l’évidence, tout le palais savait déjà ce qui allait se passer, alors que le calife n’avait encore rien annoncé officiellement.
— Vous n’auriez pas dû désobéir, madame. Le seigneur Kassim en a été très fâché. Un autre homme vous aurait battue. Vous devez lui être reconnaissante de son extrême bonté.
Harriet se demanda de quel droit cette femme se permettait de la sermonner, mais elle ne répondit rien ; elle avait parfaitement conscience qu’elle n’aurait jamais dû se trouver en mesure d’assister à la punition infligée aux prisonniers, pas plus qu’elle n’avait le droit de protester contre ce traitement qu’elle estimait barbare. Si le calife avait pris les choses en main, ces hommes auraient été exécutés.
— A-t-on capturé le chef des rebelles ? s’enquit-elle.
— Je n’ai pas le droit de vous le dire, madame. Alors, ne comptez pas sur moi pour désobéir.
— Comme vous voulez…
La tête haute, Harriet s’en alla. En prenant son bain, elle réfléchit aux derniers événements. Elle voulait bien reconnaître que, d’une certaine manière, Kassim s’était montré magnanime. Certes, il avait puni les prisonniers, mais ne devait-il pas agir ainsi afin de montrer qu’il n’était pas enclin à supporter plus longtemps la rébellion dans les montagnes ? S’il avait renvoyé ces hommes sans autre forme de procès, il aurait été la risée de tout le pays, on l’aurait pris pour un faible ; en conséquence, d’autres révoltes n’auraient pas tardé à éclater ici et là.
En revanche, ce qu’elle ne pouvait supporter, c’était ce constant besoin de punitions cruelles, ces flots de sang que les gouvernants se croyaient obligés de faire couler à tout propos. Mais y avait-il une autre façon d’agir ? Ce n’était pas certain… Quelle était la situation dans ce pays ? Plus personne ne savait pourquoi la rébellion des montagnes avait commencé, mais elle se poursuivait de génération en génération et, si le calife ne se montrait pas intraitable, elle s’aggraverait et tout le pays sombrerait dans l’anarchie.
Khalid avait espéré mettre un terme à ce processus en épousant Katrina. Or, le frère de Katrina avait vu dans ce mariage un moyen de prendre la place du calife. Tant qu’il serait en vie, tout permettait de penser qu’il continuerait à comploter contre Kassim et tous ceux qui l’empêcheraient de réaliser ses ambitions.
Mélina avait apporté une belle robe de soie blanche avec des broderies en fil d’or et d’argent, ainsi qu’une écharpe écarlate. Harriet contempla ces vêtements disposés pour elle sur son lit ; Kassim aimait décidément l’alliance du blanc et du rouge. Si elle portait ces couleurs, il considérerait cela comme un acte d’allégeance. Donc, sans hésiter, elle choisit une autre robe, bleue celle-là, qu’elle assortit d’un voile doré.
* * *
Lorsqu’elle rejoignit Mélina, celle-ci l’examina de la tête aux pieds. Sa tenue lui inspira une mimique désapprobatrice, mais elle ne fit aucun commentaire. D’un geste, elle l’invita à la suivre, et c’est ainsi qu’elles quittèrent ses appartements. L’eunuque qui montait la garde devant la porte depuis près de deux semaines avait disparu. S’agissait-il d’une mesure temporaire, ou cela signifiait-il que son temps de pénitence était terminé ?
— Où allons-nous ? demanda-t-elle après quelques pas dans la cour. Nous ne nous dirigeons pas vers les appartements de lady Katrina, à ce qu’il me semble.
— Elle attend dans la cour, en compagnie d’autres dames. Elle a été renvoyée dans le harem.
— Elle est en disgrâce, elle aussi ?
— Pas exactement, répondit Mélina en secouant la tête. Mais ce n’est pas à moi de vous renseigner sur ce point, madame. Bientôt, vous saurez tout.
— Khalid est cruel. Elle n’a rien fait de mal et ne mérite pas d’être punie aussi durement !
— Vous parlez trop vite, madame. Vous ne savez pas ce que vous dites.
Agacée, Harriet eut envie de remettre cette insolente à sa place, mais le souvenir du désolant malentendu que lui avait valu sa querelle avec Kassim la poussa à s’en abstenir.
Arrivée à destination, elle vit un petit groupe de dames qui patientaient en silence. Katrina se trouvait parmi elles. Toutes semblaient nerveuses, abattues, comme si elles attendaient la notification d’une condamnation ou la venue d’un grand malheur.
— Katrina ! Comment vous portez-vous ? lui demanda Harriet en la rejoignant. Pourquoi vous a-t-on renvoyée dans le harem ?
— Khalid est en colère contre moi à cause de mon frère, qui a été fait prisonnier. Il a avoué sa faute mais n’a pas voulu demander pardon.
— Oh ! Que s’est-il passé ?
— Khalid l’a condamné à mort, mais je l’ai supplié de se montrer clément et il a commué la peine de Jamal en cinq ans de galères. Il a précisé qu’il m’accordait cette grâce parce que j’étais son épouse, non sans me reprocher d’avoir laissé croire à mon frère qu’il pourrait prendre le pouvoir grâce à moi. Angeline a pris ma place auprès de lui, et il n’a pas encore décidé de mon sort.
— Oh ! Katrina ! fit Harriet. Il doit pourtant savoir que vous n’avez rien à voir avec les complots de votre frère !
— Kassim m’a recommandé de dire au calife tout ce que je savais, et c’est ce que j’ai fait. Khalid a répondu qu’il ne me punirait pas, mais qu’il ne donnerait pas à mon fils un rang éminent. Youri est le fils d’Anna ; aujourd’hui, il va le reconnaître officiellement. Quant à Kassim, il prendra la succession de Khalid, qui veut se retirer des affaires et ira peut-être vivre dans un autre palais, dans les environs de la ville. Il veut finir ses jours en paix et mourir tranquillement…
Katrina étouffa un sanglot.
— Je me moque de n’être plus sa première épouse, mais je voudrais tant qu’il m’emmène avec lui ! Je l’aime, et je souhaiterais l’accompagner dans ses derniers moments.
— Peut-être reviendra-t-il sur sa décision. Il finira bien par comprendre que vous n’avez pas comploté contre lui.
— Il dit que mon frère nous aurait utilisés, Ahmed et moi, pour usurper le pouvoir, reprit Katrina, cette fois en sanglotant ouvertement. Je regrette d’avoir donné le jour à un fils parce que, si j’avais eu une fille, Jamal n’aurait jamais pu envisager de prendre le pouvoir grâce à elle.
— Il ne faut pas vous tracasser, car vous n’avez rien à vous reprocher, lui dit Harriet en lui pressant la main. Peut-être le calife changera-t-il d’avis avant même la fin de la journée. Peut-être vous emmènera-t-il avec lui dans sa retraite.
Katrina ravala ses larmes et se força à sourire alors que l’on demandait aux dames de prendre place sous les auvents. Harriet s’installa à côté de son amie, et jeta un coup d’œil en direction du calife. Près de lui se tenait le jeune garçon qu’elle avait rencontré sur le marché aux esclaves. Etrange histoire, songea-t-elle. Etrange destin que celui-là. Youri avait été volé à son père alors qu’il était nourrisson, et il lui était rendu quelque dix ans plus tard, par le plus grand des hasards.
Kassim aussi se tenait près du calife, à sa droite, et tourna soudain la tête vers elle. Le cœur serré, elle tenta de lui sourire, mais c’était comme si les muscles de son visage étaient paralysés. Pendant un temps qui lui parut interminable, il l’observa, impassible. Il voyait bien qu’elle ne portait pas la robe qu’il avait choisie pour elle, et elle espéra qu’il en serait contrarié.
Elle lui avait désobéi, une fois de plus. Petite désobéissance, certes, mais n’était-ce pas une fois de trop ? se demanda-t-elle. De plus, elle aimait bien l’alliance du blanc et du rouge… Il avait raison ; elle se comportait comme une enfant gâtée. Elle avait agi sans réfléchir, mais il était trop tard pour les regrets.
Le spectacle commença. Après la musique et les danses vinrent les affrontements armés et à mains nues. Harriet avait déjà vu tout cela, et n’y trouvait guère d’intérêt. Puis les janissaires montrèrent de quoi ils étaient capables en matière d’équitation. Ils galopaient à cru, et faisaient des acrobaties, debout sur l’échine de leurs montures.
Puis le silence se fit quand le calife se leva. Harriet le trouva amaigri, fatigué. Quand il prit la parole, toute l’assistance retint son souffle.
— Mes chers amis, dit-il, nous avons pleuré notre prince, qui s’en est retourné vivre parmi les siens, auprès d’Allah. Il est au paradis, désormais. J’avais espéré qu’il me succéderait, avec le seigneur Kassim auprès de lui pour le conseiller, mais il m’a été enlevé, comme vous le savez.
Il dut s’arrêter, à cause du chagrin qui faisait trembler sa voix, mais il se ressaisit bien vite.
— J’ai perdu un fils, mais un autre fils, qui m’avait été enlevé il y a bien longtemps, m’est revenu voilà peu de temps. Mon ami Kassim, qui est aussi mon fils adoptif, l’a retrouvé et me l’a ramené. Un jour, il sera votre calife. En attendant ce jour, le seigneur Kassim sera mon successeur. C’est lui que j’ai choisi pour gouverner ce pays au cours des prochaines années. En fait, il gouverne dès à présent. Demain, je vous quitterai définitivement. Je me retirerai en un lieu où je resterai seul pour prier jusqu’à mon dernier jour. Je vous demande d’être loyaux envers le seigneur Kassim.
Un lourd silence accueillit cette annonce, puis les janissaires lancèrent des acclamations que la foule reprit en chœur. Les ovations durèrent longtemps. Le calife sourit, remercia d’un geste de la main, et s’assit — ou plutôt, remarqua Harriet, se laissa retomber sur son siège, comme s’il était très fatigué. Peut-être même tremblait-il. Etait-il à bout de forces ? Elle se dit que les événements dramatiques des deux dernières semaines l’avaient usé. Il allait plus mal et avait donc hâte de quitter le pouvoir.
Kassim se leva ensuite, et reçut lui aussi son lot d’acclamations. De toute évidence, les janissaires se réjouissaient de voir l’un des leurs devenir calife. C’est à ce moment que Harriet se rendit compte à quel point il était populaire parmi eux. Il leva la main et aussitôt le silence revint ; ces hommes le respectaient autant qu’ils l’aimaient.
— Mes amis, je suis honoré par la confiance que m’accorde le calife, et je ferai de mon mieux pour vous conduire avec sagesse et justice. Le seigneur Khalid est un véritable ami, et…
Son discours fut interrompu par des cris soudains. Un homme avait surgi de la foule et courait vers Kassim, un long poignard à la main. Ses intentions ne faisaient aucun doute.
— Jamal, non ! cria alors Katrina.
Elle se leva et courut à sa rencontre, les bras écartés. Tout le monde l’entendit ajouter :
— Il ne faut pas ! Ne fais pas ça !
— Katrina ! s’exclama Harriet.
C’était comme un cauchemar au ralenti. Elle vit Katrina se jeter sur son frère, qui lui enfonça sa lame dans l’épaule. A son tour, elle s’élança au secours de son amie qui s’effondrait lentement.
— Non, Harriet !
L’appel angoissé de Kassim ne l’arrêta pas. Arrivée près de Katrina, elle s’agenouilla à son côté et lui prit les mains. La lame de Jamal avait coupé son collier en se plantant dans l’épaule, lui causant une large blessure qui saignait abondamment.
— Katrina… Ne vous inquiétez pas. Tout va s’arranger. La blessure n’est pas très grave.
Elle enleva son voile et le roula rapidement en boule pour le presser sur la blessure. Très vite, il se teinta de rouge.
L’instant d’après, une main rude s’abattit sur son bras, et elle se sentit remise sur pied sans ménagement. Son regard rencontra alors celui, fou, du tueur qui agitait devant elle son poignard ensanglanté. Elle retint sa respiration ; elle devait rester calme, car Jamal avait perdu la raison. Le raisonner serait impossible. Pourtant, elle avait le devoir d’essayer.
— Si vous me tuez, vous êtes mort, lui dit-elle avec un calme apparent. Le calife s’est montré clément envers vous, mais…
— Reste tranquille, femme de Satan ! rétorqua-t-il en crachant chaque mot avec un mépris indicible. Tu as réussi à ensorceler le seigneur Kassim, mais ta magie ne peut rien sur moi.
La voix de Kassim s’éleva.
— Laisse-la partir ! Rends-lui sa liberté et affronte-moi comme un homme.
— Non ! Vous pouvez me tuer si vous voulez mais, d’abord, vous verrez mourir votre femme.
— Je te fais une promesse, reprit Kassim. Affronte-moi en combat singulier. Si tu gagnes, tu réaliseras le rêve de ta vie et tu deviendras calife à ma place.
— Non…, gémit Harriet.
Elle fut soudain repoussée avec une telle brutalité qu’elle tomba sur les genoux. Mélina accourut pour l’entraîner un peu plus loin, tandis que deux autres femmes soutenaient Katrina et la conduisaient vers le harem.
— Il faut que je reste ici, dit Harriet. Je veux voir Kassim combattre. Je serai auprès de lui s’il a besoin de moi.
Un janissaire tendit son bouclier et son épée à Kassim, qui donna un ordre à ses hommes. Aussitôt, l’un d’eux jeta son épée et son bouclier aux pieds de Jamal.
Posément, Kassim ôta sa longue tunique et fit jouer ses muscles pour se préparer au combat. Torse nu, armé du bouclier et de l’épée, il ressemblait à l’un de ces héros dont Harriet aimait tant lire les aventures jadis, dans la bibliothèque de son père.
Les yeux luisant de haine, Jamal s’approcha de Kassim. Il s’avança lentement et, brusquement, se rua sur lui, l’épée levée. S’il comptait surprendre ainsi son adversaire, il se trompait. Prêt pour l’attaque, Kassim le repoussa sans aucune difficulté.
Les deux combattants s’évaluèrent un moment en tournant l’un autour de l’autre, puis Jamal fonça de nouveau. Une fois encore, Kassim le repoussa, et si brutalement qu’il parvint presque à le faire tomber. Il aurait pu se jeter sur lui et prendre un avantage certain, mais il choisit de lui donner le temps de retrouver son équilibre.
Le même manège recommença, et Jamal se montra dès lors plus méfiant. Ce fut toutefois encore lui qui prit l’initiative de l’attaque, avec une violence telle que, se heurtant au bouclier de Kassim, il en perdit le sien qui roula un peu plus loin. L’un des janissaires s’empressa de le ramasser mais ne le lui rendit pas. Jamal grogna de mécontentement puis, comprenant qu’il n’obtiendrait pas gain de cause, il en prit son parti et se relança à l’attaque. Le véritable duel commença.
Le visage caché derrière ses mains, Harriet observait la scène entre ses doigts, les resserrant quand la violence devenait insupportable pour elle. Le fracas des armes lui semblait épouvantable.
Jamal était fort, et Harriet en était effrayée. Elle ne tarda cependant pas à se rendre compte que Kassim avait un plus grand sens de la tactique et que, surtout, il gardait la tête froide, ce qui lui conférait un avantage certain. Sans attaquer lui-même, il se contentait de repousser les assauts furieux de son adversaire qui, peu à peu, se fatiguait. Jamal transpirait d’abondance et s’essoufflait. Il combattait avec une rage croissante, mais avec de moins en moins d’efficacité. Il donnait l’impression de se jeter contre un mur et toujours il était repoussé, retombait ou reculait. Plus il s’agitait, plus Kassim paraissait calme. Finalement, il se trouva acculé à un mur et n’eut plus aucune marge de manœuvre.
— A mort ! A mort ! commença à crier la foule des spectateurs.
Harriet retint tout à coup sa respiration. L’épée de Jamal venait de s’envoler en tournoyant et alla retomber hors de sa portée. Vaincu, il tomba à genoux et jeta à Kassim un regard de défi, comme pour lui dire : « Tue-moi, si tu l’oses ! »
L’épée de Kassim s’éleva lentement au-dessus de sa tête, où elle resta suspendue un moment, puis elle finit par s’abaisser, tout aussi lentement.
Dans le silence qui s’était fait, Kassim prit alors la parole :
— Ton sang n’est pas digne de salir la lame de mon épée. C’est pourquoi je te condamne aux galères. Et tu y resteras jusqu’à ton dernier jour.
— Oh ! Kassim…, fit Harriet, émue aux larmes.
Comme dans un rêve, elle s’avança pour aller à sa rencontre en murmurant :
— Kassim, mon amour… Kassim, mon amour…
Son cœur manqua un battement lorsqu’elle s’aperçut que Jamal avait de nouveau une épée à la main et qu’il s’apprêtait à frapper dans le dos Kassim, qui ne se méfiait pas.
— Derrière vous ! hurla-t-elle.
Il se retourna vivement, mais un janissaire, plus rapide encore, avait déjà lancé son javelot qui transperça de part en part la poitrine de Jamal et le cloua au sol. Une mare de sang se forma presque instantanément autour de lui. Kassim le regarda pendant quelques secondes, puis il accueillit Harriet par ces mots :
— Alors, vous comprenez, maintenant, pourquoi il n’est pas toujours sage de se montrer trop clément ?
— Oui… Vous auriez dû le tuer.
Elle éclata en sanglots, mais c’étaient des larmes de bonheur qui ruisselaient sur ses joues. Elle reprit :
— Pardonnez-moi, mon amour, je ne savais pas… Je ne comprenais pas…
En guise de réponse, il lui ouvrit ses bras et elle se blottit contre lui, entendant à peine les hurlements de la foule qui manifestait ainsi son approbation. Sans la lâcher, il demanda le silence pour proclamer :
— Elle est ma dame ; elle sera mon épouse. Ensemble, nous veillerons au bonheur de notre peuple. Ensemble, nous ferons de notre mieux pour apporter justice et prospérité à tout ce pays.
Des janissaires emportèrent le cadavre de Jamal, tandis que le reste de la troupe joignait ses acclamations à celles de la foule.
Entre-temps, Mélina s’était approchée de Harriet pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Elle hocha la tête et se tourna vers Kassim.
— Katrina me demande et le cal… et le seigneur Khalid m’autorise à aller la voir.
— Alors, il faut y aller. Je vous rejoindrai dès que possible.
Comme elle s’éloignait à la suite de Mélina, il la rattrapa et, le regard brûlant de passion, lui demanda :
— Ce soir, viendrez-vous me voir ou préférez-vous que ce soit moi qui aille chez vous ?
— Nous nous rencontrerons dans le jardin, répondit-elle en souriant. Excusez-moi, monseigneur. Il faut que j’y aille.
* * *
La blessure de Katrina, heureusement sans trop de gravité, fut vite soignée. L’état du calife, en revanche, inspirait beaucoup plus d’inquiétude. Bouleversé à la vue de son épouse blessée, il l’avait suivie dans ses anciens appartements et n’avait donc pas assisté au duel entre Kassim et Jamal. Et c’était à présent lui qui gisait sur un lit, alors que Katrina était debout à son chevet, en compagnie du médecin et de quelques amis qui s’étaient rassemblés pour l’assister.
Le calife vivait probablement ses dernières heures. Tout le monde en était convaincu, Katrina — qui avait beaucoup de mal à retenir ses larmes — la première. Les remèdes ne servaient plus à rien ; il suffisait de le veiller. Harriet réconforta de son mieux son amie éplorée, après quoi elle rentra chez elle.
Seule dans ses appartements, elle prit une légère collation, puis elle alla s’asseoir dans le jardin pour attendre Kassim.
* * *
Il était très tard, et Harriet commençait à penser que Kassim veillerait peut-être son ami le calife toute la nuit. Elle portait la robe qu’il avait choisie pour elle et qu’elle avait dédaignée.
Elle s’apprêtait à rentrer dans ses appartements quand elle le vit arriver, silhouette à peine visible dans l’obscurité. Elle se leva pour aller au-devant de lui.
— Je commençais à croire que vous ne viendriez pas.
— Khalid dort. La fin est proche, mais Katrina et Angeline sont auprès de lui, ainsi que Youri. Nous avons échangé quelques mots, mais tout avait déjà été dit. Il sait que je tiendrai ma promesse.
— Il a bien choisi son successeur, Kassim. Tout le monde vous aime. Vous serez un calife juste et bon.
— Et ce compliment vient d’une femme qui me disait il y a peu de temps encore que j’étais un barbare, et qu’elle me haïssait…
Leurs regards se croisèrent puis, plus sérieux, Kassim demanda :
— Avez-vous bien réfléchi, Harriet ? Avez-vous bien évalué les enjeux ? Si vous vous donnez à moi, je ne vous laisserai plus partir. Ce choix est crucial, car une fois qu’il sera fait, il n’y aura plus de retour en arrière possible.
— Vous devez avoir une petite idée de ce que j’ai décidé, non ? Quand j’ai cru que je vous avais perdu… Je n’aurais plus eu envie de vivre, si vous aviez trouvé la mort.
— Pourtant, je veux être certain que vous avez tout bien compris. Après la mort de Khalid, je disperserai son harem, je libérerai toutes les femmes qui y séjournent. Celles qui le désireront pourront retourner chez elles. Certaines choisiront sans doute d’épouser un janissaire, et d’autres préféreront peut-être rester ici, par amitié pour vous. Cela dit, je ne peux pas libérer tous les esclaves de ce pays. Si je promulguais un décret en ce sens, je causerais beaucoup de troubles, et ce serait faire le mal en voulant faire le bien. Il vaut mieux prêcher par l’exemple, et c’est ce que j’ai l’intention de faire. Tous les serviteurs de ce palais seront libérés, et plus aucun esclave ne sera amené ici. Il n’y aura plus d’eunuques non plus. Les hommes et les femmes qui travailleront pour moi recevront un salaire décent. Voilà tout ce que je peux faire, et je sais déjà que ces décisions ne feront pas l’unanimité. Je ne pourrai pas interdire la polygamie, si bien que les hommes qui voudront entretenir un harem et épouser plusieurs femmes auront la possibilité de le faire. Car c’est là le domaine de la religion, des croyances personnelles, selon lesquelles chacun doit pouvoir vivre. En ce qui concerne les prisonniers, ils seront punis si nécessaire ; certains seront envoyés aux galères, d’autres condamnés à mort.
— Oui, je comprends maintenant, dit Harriet. J’ai étudié les livres que vous m’avez donnés, et je suis prête à entrer dans vos vues. Je sais que vous agissez pour le mieux et que, contrairement à ce que d’aucuns pourraient croire, vous n’êtes pas omnipotent. Quant aux choses qui me déplaisent, j’apprendrai à composer avec, tout comme vous.
Kassim prit sa main afin de la conduire dans ses appartements.
— Il est temps que je vous dise toute la vérité à mon sujet. Je suis le fils de lord Albert Hadley et héritier du titre. Mais cela fait des années qu’il m’a déshérité pour léguer toutes ses prérogatives et domaines à son neveu. Quand j’étais encore très jeune, je me suis fait des amis à la cour ; des amis peu recommandables, ivrognes et débauchés. Je dois reconnaître que, pendant quelque temps, j’ai adopté leurs manières, passant mes nuits à jouer, à boire et à… Bref. J’ai fini par prendre conscience que ce mode de vie n’avait rien d’honorable, que ce n’était pas une vie honorable, et, dégoûté, je me suis éloigné de ces gens.
— Mais alors, que s’est-il passé qui vous a obligé à quitter l’Angleterre ?
— Peu après, un de mes anciens compagnons de débauche a enlevé et violé une jeune fille de bonne famille. Elle est parvenue à s’échapper mais, malheureusement, s’est noyée dans la Tamise. Vous imaginez le scandale que ce drame a causé… Or, des esprits malintentionnés sont allés raconter à mon père que je faisais partie de la bande qui avait commis ce crime. J’ai eu beau lui jurer, sur ce que j’avais de plus cher, que c’était faux, mais il n’a pas voulu me croire. Dans sa rage, il m’a chassé de la maison et m’a coupé les vivres. Que pouvais-je faire, alors ? Je disposais d’un petit héritage qui me venait de ma mère. Je l’ai utilisé pour acheter une frégate, car j’avais l’intention de me lancer dans la piraterie. Que j’étais naïf ! Mon premier engagement contre un navire corsaire m’a coûté à la fois mon bâtiment, mon équipage et ma liberté. Prisonniers, nous avons été envoyés aux galères, ainsi que je vous l’ai déjà raconté.
— J’ai vu les cicatrices sur votre dos et sur vos épaules… C’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre pourquoi vous chérissez à ce point le calife.
— Khalid a été un père pour moi, en effet, plus que lord Hadley. Mon père naturel ne m’a jamais aimé, il n’a jamais pu me comprendre et ne voulait rien savoir de moi. Khalid, au contraire, m’honorait de sa confiance. Je ne pouvais pas faire moins que de lui vouer une loyauté parfaite.
— Mais je crois savoir qu’il a exigé de vous une promesse en échange de la vie sauve qu’il m’accordait.
— C’est exact. Il craignait que mon amour pour vous ne me fasse perdre la tête. Cela dit, il ne vous aurait pas condamnée à mort. Dès le commencement, il a eu l’intuition que vous étiez l’épouse qu’il me fallait, et il a compris, aussi, que je vous aimais. S’il a exigé de moi cette promesse, c’est parce qu’il craignait que je ne retourne en Angleterre, par amour de vous. C’est le seul moyen qu’il ait trouvé pour me garder auprès de lui.
— Et que feriez-vous si je choisissais de retourner en Angleterre ?
— J’en serais déchiré, mais je ne m’opposerais pas à votre volonté. Je prendrais même les dispositions nécessaires pour que vous puissiez rentrer chez vous. Déjà, j’ai écrit à votre frère pour l’inviter ici. Je lui ai dit que vous seriez mon épouse. Pensez-vous qu’il acceptera de venir ?
— J’en doute fort. Richard vit à Londres et quitte rarement la cour, ne serait-ce que pour aller inspecter ses domaines. Alors, un voyage pour un pays aussi lointain que celui-ci… Non, je ne pense pas qu’il traversera les mers pour se donner le plaisir de me revoir. C’est comme si je n’avais déjà plus de famille en Angleterre.
Elle avait dit cela avec une indéniable tristesse.
— Cela vous chagrinerait-il de ne plus revoir votre famille ? demanda Kassim.
— Oui, admit Harriet. Si vous étiez libre de retourner en Angleterre vous-même, je serais ravie d’y retourner avec vous. Mais vous n’avez pas le droit de partir et moi, je ne partirai pas sans vous.
— Je pourrais vous rendre votre liberté, dit Kassim, la voix rauque d’émotion. Je me rends bien compte du sacrifice que vous feriez en restant dans ce pays où vous ne seriez pas aussi libre qu’en Angleterre. D’un autre côté, je vous aime trop pour envisager de vous laisser partir. Sans vous, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue, j’errerais dans un monde sans saveur. C’est avec vous que je conçois mon avenir, Harriet. Avec vous et personne d’autre.
— Alors, promettez que vous ne me renverrez jamais ! s’exclama-t-elle.
Dans un mouvement de passion incontrôlée, elle se jeta dans les bras de Kassim pour se blottir contre lui, puis reprit, avec gravité :
— Je veux passer ma vie avec vous, Kassim. Il faut me croire, c’est mon plus cher désir.
— Alors vous serez à moi. Nous ne ferons qu’un et je vous garderai avec moi, toujours.
Arrivé à l’entrée de ses appartements, il la prit dans ses bras pour lui faire franchir le seuil, et la porta jusque dans la chambre. Il la déposa sur le lit, parmi les coussins recouverts de soieries multicolores, et s’assit à côté d’elle. Puis il se pencha pour lui donner un délicat baiser.
— J’ai imaginé cette scène si souvent, Harriet… Je vous voyais sur ce lit… Je rêvais à ce que seraient nos nuits, ici. Etes-vous prête à vous donner à moi ?
— Vous savez bien que je le suis, répondit-elle en souriant et en lui ouvrant les bras. Prenez-moi, Kassim. Faites de moi votre femme. Je suis à vous, pour toujours.
— Mon amour, murmura-t-il après un nouveau baiser. Je vous aime. J’aime votre esprit, votre courage, votre sens de l’honneur… et votre corps adorable.
Il posa la main sur le nœud de la ceinture écarlate pour la défaire.
— Pourquoi n’avez-vous pas porté mes couleurs, aujourd’hui ? Pour me taquiner ?
Elle éclata de rire, tandis qu’il la dévêtait.
— Par esprit d’indépendance ! Je voulais mettre une robe blanche et une ceinture rouge mais, comme vous m’avez fait apporter ces couleurs, j’ai décidé de ne pas les mettre !
Kassim haussa les sourcils et, par jeu, prit un air sévère.
— Il faudra que je me souvienne de cela…
Il se pencha sur elle, lui caressa la joue du bout des doigts.
— Vous êtes si belle, Harriet, si belle… Par quelle aberration ai-je pu penser que votre cousine seule était digne d’attirer les attentions d’un homme ? Dire que j’ai essayé de vous séparer pour n’acheter qu’elle…
— Je ne suis pas belle ; c’est seulement que vous vous êtes accoutumé à mon visage. On s’habitue à tout, vous savez.
Kassim se leva pour se dévêtir. Harriet observa à la dérobée ce corps magnifique, musclé et bronzé, couturé de cicatrices qui témoignaient de tous les dangers qu’il avait courus et des risques qu’il avait pris.
— Vous êtes beau comme un dieu grec, dit-elle, émue.
— Où avez-vous vu des dieux grecs ? demanda-t-il en se retournant. Et puis-je vous rappeler que vous êtes désormais l’épouse du calife, et que vous n’avez absolument pas le droit de regarder d’autres hommes ?
— Si vous saviez tout ce que j’ai vu dans la bibliothèque de mon père ! s’exclama-t-elle avec un rire espiègle. Mais, rassurez-vous, je ne vois d’autre homme que vous. Avant ce n’étaient que des images, avec qui je n’avais pas envie de faire l’amour. Et maintenant… il y a vous.
— Vous êtes ma femme ! dit-il avec fougue. La cérémonie n’a pas encore eu lieu mais, quand vous avez promis de m’aimer, dans la cour, vous vous êtes liée à moi. Cela signifie que vous êtes mienne comme je suis à vous. Plus rien ne pourra nous séparer, désormais.
Kassim se pencha sur Harriet qui entrouvrit les lèvres ; le baiser les emporta. Le cœur battant, elle suivit avec intérêt l’effet de la passion sur son corps que Kassim caressait avec l’art consommé d’un amant attentif. Des mains et de la bouche il l’effleurait, et chaque baiser, chaque caresse, faisait monter en elle des vagues de désir qui la laissaient toute tremblante et gémissante.
Quand il la pénétra, elle ressentit une douleur brève et fulgurante, qui la fit crier. Elle eut soudain peur. Tant de plaisir ne devait-il que la préparer à cette souffrance ? Etait-ce cela, l’amour ?
Conscient de ce qu’elle éprouvait, Kassim s’immobilisa sur elle, en elle. Il déposa de petits baisers sur son visage tout en lui murmurant des paroles apaisantes. Bien vite, toute appréhension la quitta, et elle eut envie, peut-être plus par curiosité que par désir, d’aller plus loin. Alors elle s’ouvrit davantage, et murmura :
— Viens en moi, mon amour. Je veux que tu me prennes. Je veux m’unir à toi complètement.
— Oui, mais dis-le-moi si je te fais mal.
Elle hocha la tête et s’accrocha à lui tandis qu’il entreprenait un mouvement de va-et-vient, d’abord lent et précautionneux, puis plus vigoureux et plus rapide. Si Harriet en souffrit encore quelque peu, cette douleur s’estompa et disparut cependant très vite, et elle se laissa emporter, à l’unisson de Kassim, dans la tempête de la volupté. Très vite elle se mit à crier de plaisir comme lui et, ensemble, ils atteignirent le bonheur suprême.
* * *
Quand Harriet se réveilla, elle trouva la place à côté d’elle froide, et en déduisit que Kassim s’était levé bien tôt. Il l’avait abandonnée… Abandonnée ? Non. Il avait sans doute beaucoup à faire et il était parti avec discrétion, pour la laisser dormir.
Heureuse, elle s’étira en bâillant. Elle fut tentée de paresser en repensant à la nuit qu’elle venait de connaître puis, repoussant brusquement les draps, elle se leva vivement en souriant. A quoi bon rester dans ce lit quand Kassim ne s’y trouvait pas ?
Puisqu’il vaquait à ses lourdes responsabilités, elle allait faire comme lui, dans la modeste mesure de ses possibilités. D’abord elle irait visiter l’infirmerie, puis elle se rendrait dans la salle de classe. Elle avait l’intention de prouver qu’elle était aussi vaillante, aussi travailleuse que son mari.
Elle retourna à ses propres appartements, prit un bain et se vêtit d’une tunique et d’un pantalon blancs. Sur ses épaules, elle jeta un châle rouge. Ensuite, elle se rendit à l’infirmerie, comme elle l’avait prévu. Arrivée là, elle mit le châle sur sa tête, sans toutefois voiler son visage, comme beaucoup de femmes le faisaient en ce lieu.
Elle examina les malades et les blessés, fit changer plusieurs pansements, inspecta les salles et donna des instructions concernant la propreté des sols. Tout le monde s’empressa d’obéir à ses ordres, avec le sourire. A l’évidence, elle était aussi appréciée ici que Kassim sur le trône du calife.
Le personnel se composait d’hommes et de femmes, la plupart peu au fait des techniques de la médecine. C’est pourquoi, ce matin-là, Harriet eut l’idée d’ouvrir une école pour eux, afin de leur enseigner tout ce qu’elle avait appris. Certes, elle était consciente de pas en savoir autant qu’elle l’aurait voulu pour donner les meilleurs soins aux malades et aux blessés. Toutefois, par sa modeste pratique, elle avait acquis certaines convictions qu’elle entendait partager, comme par exemple, la nécessité d’une parfaite propreté des lieux et des gens, qui lui paraissait aussi importante que les potions et les onguents concoctés par le médecin. Maintenant que Kassim était le calife, elle pourrait profiter de son autorité pour mettre sur pied ce projet utile. Elle prenait un plaisir immense à imaginer tout le bien qu’elle pourrait apporter dans ce palais d’abord puis, par le moyen d’une bienheureuse contagion, dans tout le pays.
Quittant l’infirmerie, elle prit la direction la salle de classe et y passa une heure en compagnie des enfants. Elle en repartit plus tôt que prévu, car un eunuque vint lui dire que lady Katrina désirait sa visite.
— A-t-elle retrouvé ses anciens appartements ? demanda-t-elle.
L’eunuque la rassura sur ce point.
* * *
Katrina paraissait sereine, malgré son bras en écharpe.
— Comment va le seigneur Khalid ce matin ? lui demanda Harriet
— Il va beaucoup mieux. Nous avions tous pensé qu’il ne passerait pas la nuit, mais il s’est réveillé à l’aube et nous a dit qu’il se sentait moins affaibli. J’irai habiter avec lui dans le palais qu’il s’est choisi pour retraite, car il ne m’en veut plus, il me l’a dit. Pour se faire pardonner la méchanceté qu’il m’a témoignée, il a organisé une visite du bazar pour cet après-midi. Il m’a donné une grosse bourse pleine d’or afin que je puisse acheter tout ce dont j’aurai envie. Vous viendrez avec moi ?
— Ma foi, je ne sais pas…
— Ne dites pas non, je vous en prie ! Ce sera peut-être le dernier après-midi que nous passerons ensemble car, quand Khalid mourra, je devrai aller habiter dans la maison de mes cousins.
— Alors, j’irai avec vous au bazar, dit Harriet. Le temps d’aller chercher un voile, de faire savoir à Kassim où je vais, et je reviens.
Le visage de Katrina s’illumina.
— Je veux vous faire un beau cadeau, je vous le dois bien ! C’est grâce à vous que Jamal ne m’a pas tuée, hier. Et puis vous avez toujours été une si bonne amie pour moi ! Je tiens à vous remercier de toutes vos gentillesses.
— Il est vrai que nous avons partagé beaucoup de moments difficiles, répondit Harriet en embrassant son amie, mais vous m’avez aidée autant que je vous ai aidée. J’ai eu beaucoup de mal à m’habituer à la vie que je devais mener ici et, si vous n’aviez pas été là pour me soutenir, j’aurais désespéré tout à fait.
— Etes-vous heureuse, maintenant ?
— Quelle question ! Bien sûr que je suis heureuse, puisque j’aime Kassim et qu’il m’aime !
Katrina sourit.
— Je vois que vous portez ses couleurs, ce qui veut tout dire. A ce propos, il faudra songer à lui acheter un présent, une jolie ceinture en cuir travaillé ou peut-être une bague en or.
— Une ceinture, oui, ce serait une bonne idée. Je me souviens d’en avoir vu de belles, lors de ma dernière sortie dans le bazar.
Harriet se dépêcha de regagner ses appartements. Elle mit sur sa tête un voile bleu foncé qui lui permettrait de voir tout en dissimulant son visage aux passants, et transmit ses instructions à ses femmes. En retournant chez Katrina, elle croisa Mélina et lui dit qu’elle se rendait au bazar.
— Si monseigneur me demande, dites-lui bien où je suis. Je ne veux surtout pas qu’il s’inquiète.