— Oh ! Regardez ces bagues…
Elles stationnaient depuis un moment déjà devant l’étal d’un bijoutier et examinaient la belle marchandise qu’il proposait.
— Puis-je essayer celle-ci ? demanda Katrina au bijoutier, un vieil homme à grande barbe blanche et dont les tout petits yeux noirs se mirent à briller.
— Certainement. Madame peut essayer tout ce qu’elle veut. La dame du nouveau calife veut-elle aussi essayer quelque chose ?
— Non, merci, dit Harriet.
Elle avait déjà repéré une boutique vendant des articles en cuir. Ayant admiré l’effet de la bague sur le doigt de Katrina, elle lui dit :
— Je vais voir la maroquinerie, c’est là-bas, juste au coin. Achetez cette bague, si elle vous plaît. Elle est réellement magnifique.
— En fait, je ne sais plus…, soupira Katrina. J’hésite…
Elle enleva la bague, la remit sur le plateau, et en montra une autre, qui lui plaisait aussi.
Harriet s’éloigna en souriant. Katrina avait déjà acheté des souliers, des châles et une fine chaîne en or ; elle, rien encore. Deux serviteurs les accompagnaient pour porter leurs paquets, ainsi que trois janissaires armés, dont l’un accompagna Harriet, tandis que les deux autres restaient auprès de Katrina.
Le boutiquier sortit de son échoppe dès qu’il vit que Harriet s’intéressait à sa marchandise.
— Si vous voulez entrer, j’ai des articles très intéressants à l’intérieur. Je suis sûr que vous les trouverez à votre goût.
Harriet examina d’abord les ceintures, toutes fabriquées dans les cuirs les plus fins, avec des ornementations dorées, mais aucune ne lui plut vraiment. Elle savait que Kassim aimait les choses simples, mais elle voulait néanmoins lui faire un cadeau de bonne qualité.
— Auriez-vous quelque chose comme ceci, mais en cuir rouge ? demanda-t-elle en montrant une large ceinture marron foncé. Et sans décorations dorées, ce serait bien.
Le janissaire traduisit sa demande. Le marchand s’inclina en souriant.
— Il faut que Madame se donne la peine d’entrer. Je lui montrerai de merveilleux articles fabriqués avec les cuirs les plus fins. Et si rien ne plaît à Madame, je peux faire fabriquer un modèle spécial, selon les indications de Madame.
— C’est une bonne idée, répondit-elle.
Elle se tourna vers le janissaire.
— Vous croyez que je peux entrer ?
— Certainement, madame. Je vous accompagne.
Elle jeta un coup d’œil en direction de Katrina toujours occupée avec ses bagues, et entra dans la boutique du maroquinier. Il y faisait sombre, et l’air chargé de fortes odeurs lui piqua très vite les yeux et la gorge. S’étant accoutumée à la pénombre, elle vit des piles de choses en cuir, mais rien qui soit en cuir rouge.
Le marchand lui indiqua alors son arrière-boutique, où elle le suivit. Arrivée là, elle poussa une exclamation de joie en voyant tout un assortiment de peaux empilées, regroupées par couleurs, et dont beaucoup étaient rouges. Ayant caressé le fin matériau, elle se tourna vers le maroquinier afin de lui demander s’il pourrait lui fabriquer des bottes et une ceinture. C’est alors qu’elle vit une silhouette qui se rapprochait du janissaire, par-derrière, avec de toute évidence des intentions malveillantes. Elle cria un avertissement, mais il était déjà trop tard. Une matraque s’abattit sur le crâne du janissaire, qui s’effondra sans un bruit, sans un cri.
— Qu’avez-vous fait, malheureux ? dit-elle au marchand.
Elle comprit aussitôt qu’il n’était pour rien dans ce guet-apens, car deux hommes surgirent pour se saisir de lui, tandis que deux autres se postaient à l’entrée de l’arrière-boutique.
— Ne craignez rien, lady Harriet, lui dit alors, en anglais, celui qui paraissait être le chef de la bande. Vous êtes en sécurité avec nous. Nous sommes là pour vous sauver.
— Non, non ! Je ne veux pas…
Elle ne put en dire davantage. Une main puissante vint la bâillonner et on lui plaqua sur le nez un chiffon imprégné d’un produit dont l’odeur lui fit mal à la tête et l’étourdit. Elle sut qu’elle perdait conscience au moment où une couverture fut jetée sur sa tête.
* * *
— Demandez à lady Harriet de venir me rejoindre, dit Kassim au serviteur qui lui apportait des vêtements propres. Je voudrais lui dire quelques mots avant de retourner chez le seigneur Khalid. Il va de nouveau plus mal, et il est probable que je serai retenu auprès de lui pendant plusieurs heures.
— Monseigneur, lady Harriet n’est pas encore revenue de sa promenade au bazar, lui dit le serviteur.
Kassim fronça les sourcils.
— Quand a-t-elle quitté le palais ? Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ? Est-elle partie seule ? Combien y avait-il de gardes avec elle ?
— Je crois qu’elle est sortie avec lady Katrina. Monseigneur désire-t-il que je me renseigne…
Le serviteur fut interrompu par un fort brouhaha venant du corridor. La porte s’ouvrit et un eunuque parut.
— Oui ? Que se passe-t-il ? Le seigneur Khalid a-t-il besoin de ma présence ? Eh bien, parle !
L’eunuque semblait effrayé. Il tomba à genoux devant Kassim.
— Pardonnez-moi de vous apporter d’aussi terribles nouvelles, monseigneur, mais lady Katrina vient tout juste de revenir au palais. Un des janissaires de l’escorte a été blessé. Il semble que lady Harriet ait été enlevée.
Kassim sentit un froid glacial l’envahir.
— Ma dame aurait été enlevée ? Par qui ? Que s’est-il passé exactement ? Parle ! Tu ne seras pas puni.
L’eunuque rapporta ce qu’il savait.
— Lady Katrina voulait acheter une bague. Pendant ce temps, lady Harriet est allée dans une autre boutique, un peu plus loin, parce qu’elle voulait voir des choses en cuir. Elle est entrée dans la boutique, et c’est là que Rachid a été assommé, lâchement frappé par-derrière. Il n’a aucune idée de ce qui s’est passé ensuite.
— Le marchand est-il complice ?
— Il jure qu’il n’était au courant de rien et qu’il a été très surpris de voir ces inconnus entrer dans sa boutique. Ils l’ont menacé, ligoté, et ils ont emmené lady Harriet. Il a donné l’alerte aussitôt qu’il a pu le faire.
— A-t-on amené cet homme au palais ?
— Oui, monseigneur. On l’a enfermé dans une cellule. C’est lui qui a fait entrer lady Harriet dans sa boutique ; il a même insisté car elle hésitait. Il dit que les ravisseurs sont entrés par l’arrière, ce qui semble être vrai car personne n’a rien remarqué devant. Il faut dire aussi qu’il s’est manifesté quelques minutes seulement après l’enlèvement. Lady Katrina a fait entreprendre aussitôt des recherches, mais elles n’ont rien donné.
— Je prends cette affaire en main, dit Kassim à l’eunuque. Va dire aux hommes que je veux une fouille de tout le bazar, boutique par boutique ; puis du quartier, maison par maison, et ainsi de suite. Il faut envoyer des patrouilles sur toutes les routes menant à la capitale et à la montagne. Lady Harriet doit être retrouvée à n’importe quel prix. Qu’on ne ménage pas les efforts !
— Les recherches ont déjà commencé, monseigneur. Dès que Rachid est revenu au palais et qu’il a raconté ce qu’il s’était passé, tous les janissaires se sont dirigés vers le bazar.
— Bien ! Je vais interroger le marchand moi-même. Je veux aussi parler à lady Katrina. Il faut savoir si lady Harriet n’aurait pas été enlevée en représailles pour la mort de Jamal. Allons à la prison, maintenant. Il n’y a pas de temps à perdre.
Kassim était bien plus inquiet qu’il ne voulait en montrer. Si Harriet avait été enlevée par les rebelles des montagnes, comme il le craignait, il n’avait aucune chance de la revoir vivante.
Mais pourquoi s’était-elle rendue au bazar avec une aussi mince escorte ? Après les récents événements, elle devait tout de même bien se douter qu’elle se mettait en danger en sortant pour ainsi dire sans protection ! Dans quel traquenard son inconscience l’avait-il fait tomber ? Décidément, son esprit indépendant provoquait de bien graves incidents !
* * *
Harriet gémit et ouvrit les yeux. Aussitôt, une violente nausée lui retourna l’estomac ; elle eut juste le temps de se rouler sur le côté avant de vomir d’abondance. Elle avait très mal à la tête, et le sang battait douloureusement à ses tempes. En outre, tout bougeait autour d’elle, et ce mouvement de bascule ne contribuait en rien à calmer son malaise…
Il lui fallut un petit moment pour prendre conscience qu’elle se trouvait à bord d’un bateau. Prêtant l’oreille, elle perçut le bruit des vagues qui se brisaient contre la coque. Elle était en haute mer !
La tête lui tournait mais, au prix d’un effort, elle parvint à s’asseoir et scruta l’obscurité. Après quelques instants, elle put distinguer ce qui l’environnait. Elle se trouvait dans une cabine assez spacieuse, sans doute celle d’un capitaine ou d’un officier.
Elle se sentait de plus en plus nauséeuse, mais ce n’était pas le moment de capituler. Se cramponnant au montant de la couchette, elle se mit debout. Aussitôt, elle eut l’impression que le plancher venait à sa rencontre. Un cri lui échappa et, haletante, elle retomba sur le matelas.
Alors qu’elle rassemblait ses forces et s’apprêtait à faire une nouvelle tentative, la porte de la cabine s’ouvrit et une haute silhouette se dessina dans l’encadrement.
— Harriet ! Mais que faites-vous donc ? Il ne faut pas essayer de vous lever, voyons ! Ces imbéciles vous ont droguée, et vous êtes restée inconsciente pendant plusieurs heures.
— Richard ? Est-ce bien vous ?
— Bien sûr que c’est moi !
Harriet laissa échapper un long soupir de soulagement. Si son frère était de la partie, elle n’avait plus à s’inquiéter ; enfin, plus trop… car beaucoup de questions restaient malgré tout en suspens.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi m’a-t-on amenée ici ?
— Nous vous cherchions depuis plusieurs mois, lui apprit Richard Sefton-Jones. Grâce à Marguerite, nous savions où vous vous trouviez, mais il était impossible de découvrir dans quelle partie du palais on vous retenait prisonnière. Il était aussi très difficile de concevoir un plan pour vous libérer. Nous avons essayé de négocier une rançon avec le sultan, mais il a toujours refusé de nous recevoir.
— Richard…
Harriet réprima un haut-le-cœur. La nausée ne la quittait pas.
— Pourquoi cet air inquiet ? demanda-t-il.
— Il faut me ramener à Istanbul ! Kassim va être si inquiet… En plus, il va encore me reprocher d’avoir agi sans réfléchir.
Richard se rembrunit.
— Kassim… N’est-ce pas l’individu qui vous a achetées à Alger, vous et Marguerite ? J’aimerais bien le rencontrer, celui-là, car j’aurais deux mots à lui dire. Ensuite, je me ferais une joie de l’étrangler.
— Kassim a fait ce qu’il estimait être son devoir. Mais vous ne comprenez pas, Richard. Il m’aime et je l’aime. Nous devons nous marier bientôt. Cela aurait déjà été fait, si le calife n’avait pas été à l’article de la mort.
— Vous marier ? s’exclama Richard avec un rictus méprisant. Selon la loi islamique, je suppose ? Eh bien, ce n’est pas un véritable mariage, et il n’est pas question de cela pour ma sœur ! Mais enfin, vous n’avez pas honte ? Je ne sais même pas si nous parviendrons à garder le secret sur toute cette affaire. Parce que, permettez-moi de vous le dire, Harriet, vous aurez peu de chances de faire un mariage honorable si toute cette histoire de harem venait à s’ébruiter.
Malgré sa nausée persistante, Harriet se rebella.
— Je ne me marierai avec personne d’autre qu’avec Kassim ! Vous savez quelle a été ma vie après la mort de père ; eh bien, figurez-vous que je n’ai pas envie de recommencer cela. De toute façon, en Angleterre, je serais condamnée à rester vieille fille. Ma vie a un sens, depuis que j’ai rencontré Kassim. Cela peut vous paraître bizarre, mais c’est la vérité. En outre, à Istanbul, je peux me rendre utile. Je soigne les malades et j’instruis les enfants.
— Tout de même, ce Kassim…
— Je l’aime et je n’en aimerai aucun autre. Il me rend heureuse.
Richard rumina ces propos en silence, puis il reprit :
— Je comprends. Vous avez perdu la tête parce que vous avez vécu trop longtemps dans ce pays. Je n’ose pas imaginer toutes les drogues qu’ils ont dû vous faire prendre pour vous pervertir. On m’avait d’ailleurs averti que vous ne me verriez peut-être pas arriver avec plaisir et que, pour cette raison, il faudrait vous enlever de nouveau, pour la bonne cause cette fois. Dans quelque temps, vous finirez par reprendre vos esprits, et vous me remercierez.
— Je ne veux pas rentrer en Angleterre avec vous ! Est-ce bien clair ? s’exclama-t-elle en se levant pour faire face à son frère.
Il haussa les épaules.
— Je vous en prie, Richard, ramenez-moi à mon mari ! Je suis sa femme, comprenez-vous ? Je ne pourrai jamais être heureuse sans lui.
— A ce que je vois, vous souffrez toujours des effets de votre captivité… Il se trouve que lady Sefton-Jones insiste pour que vous viviez avec nous. Elle estime que c’est le seul moyen d’étouffer le scandale et que, lorsque tout cela sera oublié, nous réussirons à vous trouver un mari convenable.
Harriet toisa son frère sans ciller
— Non ! Je n’épouserai personne d’autre que Kassim. D’ailleurs, il est possible que je porte son enfant.
— Si la semence de ce diable germe en vous…
— Ce n’est pas un diable, même s’il a choisi de s’engager dans la voie d’une autre religion. Il est né en Angleterre, et il est le fils de lord Hadley.
— Alors c’est un vaurien ! Quand on prétend être de noble extraction, on ne réduit pas les jeunes filles de bonne famille en esclavage.
— S’il ne nous avait pas achetées, Marguerite et moi, nous serions probablement mortes, à l’heure qu’il est. Mais peut-être pensez-vous que cela aurait été préférable pour moi ? Vous aimeriez mieux cela que de m’imaginer au lit avec un homme comme Kassim ?
— Je n’ai rien pensé de la sorte, Harriet, répondit Richard d’un ton conciliant. Et jamais je ne me permettrais de penser des choses pareilles. Vous êtes ma sœur, et je me fais du souci pour vous, voilà tout. Sinon, pourquoi aurais-je fait tout ce chemin pour vous retrouver ?
— Si vous m’aimez, Richard, il faut me laisser retourner à Istanbul. Je vous en supplie ! Voulez-vous que je me mette à genoux devant vous ? Ramenez-moi à l’homme que j’aime. Je lui appartiens, je suis sa femme. Je ne connaîtrai jamais le bonheur sans lui.
* * *
— Tout le bazar a été fouillé et les marchands questionnés, mais personne ne semble savoir ce qui est arrivé à lady Harriet. Les patrouilles continuent de circuler sur les routes menant à la capitale et vers la montagne.
La mine sombre, Kassim hocha la tête. Se méprenant sur ses intentions, Rachid tomba à genoux devant lui.
— Prenez ma vie, monseigneur. Je le mérite, parce que c’est à cause de moi que lady Harriet a été enlevée. C’est comme si j’avais trahi. Mais je pensais qu’elle ne risquait rien dans ce magasin, car Ali ben Massoud fournit les dames du palais depuis de longues années.
— Ni toi ni le marchand n’êtes coupables, soupira Kassim. Harriet est la seule à blâmer ! Il fallait avoir perdu la raison pour quitter le palais avec seulement trois gardes armés. Je lui avais pourtant bien dit que nous vivions dans un monde dangereux, mais c’est comme si elle n’avait rien entendu — ou rien compris.
— Ce n’est qu’une femme, monseigneur. Elle a besoin de protection, surtout maintenant qu’elle est presque votre épouse. Tout le monde le sait, et c’est pourquoi elle court de plus grands dangers. Je n’ai pas fait mon devoir comme je l’aurais dû. Vous auriez le droit de me punir sévèrement.
— Je n’ai pas de raison de te punir, car tu es un ami loyal. Tu as obéi à lady Katrina ; c’est elle qui n’a pas pris assez de précautions. Elle aurait dû penser que la mort de son frère susciterait des envies de représailles. Elle…
Un autre janissaire entra soudain et tomba à genoux, attendant la permission de parler.
— As-tu des nouvelles ? lui demanda Kassim.
— Nous avons appris que les ravisseurs de lady Harriet n’appartiennent pas à notre peuple. Ce sont des Anglais. A ce qu’on dit, ils ont demandé audience au sultan, et ils ont insisté pendant deux semaines, mais le seigneur Khalid n’a pas voulu les recevoir. Ils étaient en contact avec les gens qui ont préparé l’évasion de la cousine de lady Harriet. Ce que nous savons aussi, c’est que ces gens appartiennent à une confrérie secrète qui travaille à libérer les esclaves.
— Qui t’a appris tout cela ?
La réponse vint de Mélina, qui venait d’arriver.
— C’est moi, monseigneur. Mon frère Malik a été exécuté pour avoir pris part à l’évasion de la cousine de lady Harriet, mais c’est moi qui lui avais dit que les deux Anglaises se trouvaient ici. Il a été payé pour les aider à s’enfuir toutes les deux, mais une seule l’a suivi. Plus récemment, on m’a demandé de préparer une nouvelle évasion pour dame Harriet, mais elle m’a dit qu’elle était heureuse ici et ne songeait pas à partir. Cela, je ne l’ai pas dit aux Anglais. Je ne sais pas si d’autres que moi connaissaient le projet de promenade au bazar, mais moi, je n’ai rien dit à personne.
Affrontant le regard de Kassim, elle tenta de se justifier.
— Mon frère ne supportait plus depuis longtemps la vie qu’il menait ici. Il m’a donné tout l’argent qu’il avait gagné, en me disant qu’il pourrait me servir à acheter ma liberté.
Kassim serra les dents. Il éprouvait une envie folle de sermonner cette fille, de la frapper, même, avant de l’envoyer croupir dans une cellule. Cependant, il devait admettre qu’elle avait beaucoup de courage pour agir comme elle l’avait fait et, maintenant, pour avouer ses agissements.
— Vous êtes certain que ces gens sont des Anglais ? demanda-t-il au capitaine des janissaires qui venait de lui apporter les dernières nouvelles.
— Oui, monseigneur. Nous avons vérifié. Il y avait un navire à eux, dans le port, qui a pris la mer peu de temps après l’enlèvement.
— Cela signifie donc que lady Harriet est en route pour l’Angleterre…, marmonna Kassim, soucieux.
— Votre propre navire est au port, lui dit Rachid. Voulez-vous que nous nous lancions à la poursuite des fugitifs ?
— Puis-je quitter le palais alors que Khalid est mourant ? Et qui veillera sur le prince Youri en mon absence ?
— Moi.
Kassim se tourna vers le nouvel arrivant, un jeune homme entièrement vêtu de blanc et qui tenait un gros livre de prières.
— Comprenez-moi, monseigneur. Je n’ai aucune envie de prendre votre place, mais je serai content de garder le palais et le pays jusqu’à votre retour.
— Prince Abdallah…
Pensif, Kassim examina le jeune homme qu’il n’avait jamais vu autrement qu’un livre à la main. Il essaya de lui faire entendre raison.
— Vous avez à peine seize ans. Vous n’avez aucune expérience de la guerre, ni de tout ce qu’il faut faire pour gouverner. Vous ne seriez pas en mesure de faire face à tous les complots qui ne manqueraient pas de se produire dès que l’on saurait que je ne suis plus aux commandes.
— Il est exact que, seul, je serai vulnérable, concéda le prince Abdallah. Mais, assuré de la loyauté de vos hommes, je suis sûr de pouvoir faire face à tous les dangers.
Kassim se tourna vers Rachid.
— Qu’en penses-tu ?
— Je réponds de la loyauté des janissaires, monseigneur. Il faut que vous alliez à la recherche de lady Harriet parce que, sans elle, vous ne serez jamais heureux.
— Tu as raison. Elle m’a dit que son frère est lord Sefton-Jones et qu’il vit à Londres. C’est là-bas que je dois me rendre pour la retrouver.
* * *
— Tu reviendras ? Tu m’en donnes ta parole ?
Khalid essaya de se soulever sur un coude, mais n’y parvint pas. Il retomba lourdement sur ses oreillers et reprit :
— Je sais ce qu’elle représente pour toi, mon fils. Mais tu comprendras que je ne peux pas mourir paisiblement si je n’ai pas ta promesse que tu reviendras, que tu l’aies retrouvée ou non.
Le vieillard l’implorait des yeux autant que de la voix. Pris de pitié, Kassim répondit :
— Je vous ai fait une promesse quand vous l’avez épargnée. J’ai l’habitude de tenir parole, vous le savez bien.
— Je le sais, oui, mais je me reproche de t’avoir imposé une telle charge. Si tu décidais que cette promesse n’a plus lieu d’être, j’en serais désolé. Mais, au fond de moi, je me dirais que tu n’as pas tort.
— Abdallah est honnête, et il fera de son mieux pour tenir ma place en mon absence. Cependant, vous avez ma parole : je reviendrai.
Khalid leva une main décharnée.
— Alors, qu’Allah te guide et te bénisse. Ma bénédiction, tu l’as. Tu peux partir dès que possible, car je sais que tu n’auras pas de repos tant que tu n’auras pas retrouvé Harriet.
Kassim s’inclina, puis s’en alla à grands pas. Il savait qu’il avait peu de chances de rattraper le navire qui emmenait Harriet, car il avait pris beaucoup d’avance. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était espérer que sa traversée se passe sans anicroche, et qu’il puisse ensuite la retrouver à Londres.
* * *
Kassim quitta le palais tout de suite après son entretien avec Khalid, et prit la direction de la capitale, dans le port de laquelle se trouvait son bateau. Le capitaine avait été prévenu, et l’équipage était prêt. Ils n’attendaient plus que lui pour partir. Bénéficieraient-ils de vents favorables ? Là était la question, du moins l’une des questions que Kassim se posait.
Si Harriet atteignait l’Angleterre avant lui, ce qui était fort probable, il fallait espérer qu’il ne lui arriverait rien de fâcheux. Sa famille jugerait sans doute qu’elle avait déshonoré leur nom, et agirait en conséquence en la séquestrant un certain temps avant de la marier de force. La loi musulmane autorisait les frères à tuer leur sœur qui les avait déshonorés ; il fallait espérer que le frère de Harriet n’irait pas jusque-là.
Ne sachant que croire, Kassim agitait des pensées contradictoires. Harriet avait-elle été enlevée — comme Katrina croyait que c’était le cas — ou était-elle partie de son plein gré ? Elle s’était donnée à lui, la nuit précédente, avec tant d’enthousiasme, et en lui disant qu’elle l’aimait… Elle était sincère, alors. Se pouvait-il qu’elle ait été prise par le mal du pays, dès le lendemain ? Il ne pouvait exclure aucune hypothèse.
S’il arrivait malheur à Harriet, il ne se le pardonnerait jamais. Il aurait dû donner des ordres stricts, faire en sorte qu’elle ne puisse quitter le palais sans être accompagnée d’une garde sérieuse. Accaparé par les affaires de l’Etat et constamment importuné par les solliciteurs qui cherchaient à se placer auprès du nouveau calife, il n’y avait pas pensé. De plus, il avait cru que Harriet avait trouvé son bonheur à l’intérieur du palais et qu’elle n’éprouverait plus le besoin de sortir. Quelle erreur !
Khalid lui avait demandé un nouveau serment, bien inutile, car il s’estimait lié à lui de façon définitive. Il commençait cependant à se poser une question préoccupante… Que ferait-il si, ayant retrouvé Harriet — à condition toutefois qu’il y parvienne —, elle lui disait qu’elle préférait rester en Angleterre, qu’elle n’avait aucune envie de rentrer avec lui ?
Pendant quelques heures, la vie lui avait paru toute simple, et si douce ! A présent, il voyait son avenir tout en noir. Calife il serait, mais calife solitaire et si triste… Oh ! certes, il pouvait faire beaucoup pour le peuple dont il avait désormais la charge, mais ce serait sans joie qu’il accomplirait sa tâche, si Harriet ne se tenait pas à ses côtés.
* * *
— Harriet, ma chère sœur !
Lady Sefton-Jones tendit les bras à Harriet, qui venait d’entrer dans leur maison de Londres, le lendemain du débarquement à Douvres.
La traversée s’était déroulée sans incident, par beau temps et bon vent.
— Vous avez bonne mine, reprit lady Sefton-Jones. Je suis si heureuse de vous voir enfin ici ! Vous savez que j’ai obligé Richard à entreprendre ce voyage pour vous retrouver ? Eh bien, il a réussi !
— Moi aussi, je suis heureuse de vous voir, Lucy, répondit Harriet après l’avoir embrassée. Je vous remercie d’avoir pris tant de peine pour moi. Mais j’aurais préféré que Richard me demande ce que je voulais faire, au lieu de m’enlever. Je l’ai supplié de me renvoyer à mon mari, mais il a refusé de m’écouter.
— Votre mari ? fit lady Sefton-Jones qui s’était brusquement rembrunie. Avez-vous été obligée d’épouser un de ces barbares ? Ma pauvre Harriet ! Ne prenez pas cet air triste. Nous allons vous trouver un gentil mari, auprès de qui vous oublierez bien vite cette vilaine aventure. C’est ce qui pourra vous arriver de mieux, et vous serez heureuse, comme Marguerite auprès du capitaine Richardson.
— Je suis triste parce que j’aime Kassim. Pourquoi personne ne veut-il m’écouter ? Marguerite était amoureuse du capitaine Richardson, et c’est pourquoi j’ai pris sa place quand elle devait être mariée au prince. J’ai mis un terme à la supercherie avant que les choses n’aillent trop loin, mais il a été considéré que j’avais gravement offensé le prince. C’est un miracle si je n’ai pas eu à subir un châtiment sévère ; et c’est à Kassim que je le dois. Il m’a sauvée en se portant garant pour moi, et c’est en partie pour cela que je l’aime, mais pas seulement. Je devais l’épouser. La cérémonie n’a pas encore pu avoir lieu, mais je suis déjà sa femme. Et je l’aime. Comprenez-vous cela ? Je sais que vous voulez mon bien, Lucy, mais je ne veux pas d’un autre mari. Je n’ai jamais rencontré en Angleterre un homme que j’aurais eu envie d’épouser. En outre, j’aimerais mieux mourir vieille fille que d’épouser quelqu’un que je n’aimerais pas.
Lady Sefton-Jones la regarda longuement avant de répondre.
— Ma pauvre petite ! Ils vous ont appris à accepter votre sort, mais il va falloir oublier, d’autant plus que personne n’est censé savoir ce qui vous est arrivé. Quand le temps sera venu, nous vous présenterons à la cour. Vous verrez tous nos amis et vous apprendrez à être heureuse, comme si de rien n’était.
— Je préférerais aller à la campagne, dit Harriet. Et dès que ce sera possible, je m’embarquerai sur un bateau à destination d’Istanbul pour retrouver mon mari.
— Si vous voulez. Mais il faut vous donner un peu de temps… Quand vous aurez vu mes enfants, Catherine et William, vous me direz si vous n’avez pas envie d’avoir une belle vie de famille, vous aussi.
Harriet soupira.
— Je vous aime bien, vous, mon frère, et mes neveux, mais vous devez comprendre que ma vie n’est plus en Angleterre. Elle est à Istanbul, auprès de mon mari. Rien ni personne ne me fera changer d’avis.
Le regard exaspéré qu’échangea Lucy avec son mari fut éloquent pour Harriet ; elle ne parviendrait pas à les convaincre. Ils ne pouvaient imaginer que, en croyant l’aider, ils lui brisaient le cœur. Il ne fallait pas compter sur eux pour retourner auprès de Kassim. Or, elle ne pensait qu’à lui.
Et lui, pensait-il encore à elle ? Se demandait-il si elle était morte ou vive ? Quelles hypothèses échafaudait-il ? A coup sûr, il devait penser qu’elle avait été enlevée par les rebelles des montagnes et, donc, envisager le pire.
* * *
— Je n’ai vraiment aucune envie de vous accompagner à la cour, dit Harriet. Cependant, je vois bien que vous y tenez, et c’est pourquoi j’irai. Mais si je fais tout bien comme vous le désirez, m’autoriserez-vous ensuite à aller dans votre maison de campagne ?
Une semaine qui lui avait paru une éternité s’était écoulée depuis son retour à Londres.
— J’étais à la cour, la semaine dernière, lui répondit Lucy, et, pendant une demi-heure au moins, Sa Majesté la reine m’a posé des questions à votre sujet. Je lui ai tout raconté de votre aventure, et elle a décidé de vous inviter ce soir. Vous ne pouvez pas refuser, Harriet ! Ce serait insulter Sa Majesté, qui donne une grande réception. Nous y rencontrerons beaucoup de gens, qui tous ont entendu parler de vous et brûlent de vous connaître.
— Je ne suis pas certaine que tout le monde soit disposé à m’accepter, Lucy.
— Ne soyez pas si pessimiste, voyons ! Tout le monde sait bien que vous avez été enlevée et réduite en esclavage. Je pense, au contraire, que vous serez unanimement admirée pour votre courage et votre esprit de résistance. C’est pourquoi vous devez faire votre entrée à la cour le plus rapidement possible. Si la reine vous marque son estime, comme je le pense, vous serez fêtée et courtisée. Vous deviendrez vite la coqueluche de Londres.
Harriet sourit. L’exaltation de sa belle-sœur l’amusait, finalement.
— Et que se passera-t-il, à votre avis, si la reine décide de m’ignorer, de peur que mon déshonneur ne rejaillisse sur elle ? demanda-t-elle.
Lucy éclata de rire.
— Vous parlez de la reine Elizabeth, et l’on voit bien que vous ne la connaissez pas. Elle sera enthousiasmée par votre aventure.
* * *
— Lady Harriet…
La reine Elizabeth donna à Harriet le temps de faire une profonde et impeccable révérence, puis elle lui dit :
— Vous avez bonne mine. J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas trop souffert de votre… aventure ?
— Je n’ai pas trop souffert, Votre Majesté. Et puis cette aventure m’a permis d’apprendre beaucoup sur l’Empire ottoman.
La reine plissa le front et son regard se fit perçant.
— Vraiment ? Vous parlez comme si vous rentriez de villégiature. A ce que l’on dit, pourtant, vous avez été retenue là-bas contre votre gré.
— C’est exact. Cependant, j’en suis venue à admirer l’homme que j’étais prête à épouser, le calife des Territoires du Nord. Il a embrassé la foi musulmane, Votre Majesté, mais il est anglais et de noble extraction. Il n’a pas d’esclaves autour de lui. Il m’aurait rendu ma liberté si je la lui avais demandée, mais j’ai préféré rester et l’épouser. J’ai l’intention de retourner auprès de lui dès que j’en aurai l’occasion.
— Etonnant, murmura la reine. J’aimerais en apprendre plus sur vos aventures, mais un autre jour. Je vous enverrai chercher et nous pourrons avoir un long entretien en privé, lady Harriet.
— Votre Majesté est trop bonne.
La reine inclina la tête et Harriet s’éloigna pour retrouver son frère et sa belle-sœur. Lucy brûlait de curiosité.
— Alors, que vous a dit la reine ?
— Qu’elle s’intéresse à mes aventures et qu’elle veut tout savoir. Elle m’invitera un jour pour que nous puissions en parler.
Lucy éclata d’un rire joyeux.
— Qu’est-ce que je vous disais ? Richard s’inquiétait un peu, mais je lui ai assuré que tout se passerait bien, et j’avais raison. Plus personne n’osera vous faire grise mine, maintenant. Je pense même que vous serez sous peu la jeune femme la plus courtisée d’Angleterre. Et puis il y a la curiosité, pensez donc ! Tout le monde voudra vous entendre parler de la vie que vous avez menée au harem. Cela intéresse les gens, les hommes bien sûr, mais aussi les femmes. C’est un fantasme secret pour elles également. Enfin… pas toutes, mais certaines.
Harriet sourit.
— Je ne pense pas que ces personnes rêveraient toujours de harem si elles savaient ce que la vie y est en réalité. C’est une chose que d’être libre ; c’en est une autre que d’être esclave, même oisive et pomponnée.
— Alors pourquoi vouloir y retourner ?
— Je n’étais pas une esclave. Kassim m’aurait volontiers rendu ma liberté sans exiger de rançon, mais c’est de mon plein gré que j’ai décidé de rester auprès de lui. Pour être son épouse, sa seule épouse.
Harriet prit soudain conscience que plusieurs personnes la regardaient et essayaient de capter sa conversation avec Lucy. Elle s’arrêta de parler.
Profitant de ce que Lucy était entraînée à l’écart par un groupe de dames, deux hommes s’approchèrent avec l’intention manifeste d’engager la conversation.
— Lady Harriet, dit le premier.
Il portait un pourpoint de couleur puce, un col en dentelle, et il agitait un joli éventail de soie peinte. Après s’être incliné, il reprit :
— Puis-je me permettre de vous demander si vous me reconnaissez ? Nous nous sommes rencontrés lorsque votre père vous a présentée à la cour, il y a de cela quelques années. Mais le temps semble n’avoir aucune prise sur vous. Que dis-je ? Vous paraissez même plus jeune, et plus jolie aussi !
— Je vous remercie, sir Philip. Je me souviens très bien de vous. Je crois me rappeler que vous avez épousé miss Jane Featherstone.
— Ma pauvre Jane…, soupira le jeune seigneur. Elle a trépassé l’année dernière, en donnant le jour à notre fils. Le pauvre petit a besoin d’une mère, et moi, j’ai besoin d’une épouse.
— Oh ! je suis désolée de l’apprendre ! murmura Harriet.
Elle regarda autour d’elle en cherchant le moyen d’échapper à cette conversation qui l’ennuyait déjà. Elle n’avait pas trouvé sir Philip bien intéressant lors de leur première rencontre, et elle ne changerait probablement pas d’avis maintenant. Par-dessus le marché, elle voyait déjà, dans ses yeux, les questions qu’il s’apprêtait à lui poser sur le harem. Il était curieux de savoir si elle y avait appris des choses spéciales. Elle s’efforça de le maintenir sur le chapitre du veuvage.
— Cette période de deuil a dû être bien douloureuse pour vous, reprit-elle. Ah ! que la vie peut être cruelle, parfois !
Un petit attroupement se forma autour d’eux et tous, hommes et femmes, la regardaient avec une curiosité non dissimulée. Sa belle-sœur ne s’était donc pas trompée… Puisque la reine avait manifesté de l’intérêt pour la rescapée du harem, celle-ci n’était pas une pestiférée ; bien au contraire, elle devenait celle avec qui il fallait se montrer.
Une dame attaqua d’emblée :
— Est-il vrai que vous avez réussi à vous évader du harem ? Il faut être brave, pour réussir cela ! J’ai entendu dire que, dans ces lieux de perdition, on use de fouets qui infligent de terribles souffrances sans abîmer la peau. On dit aussi que l’on pratique sur certains hommes des mutilations honteuses… La question que je me pose est celle-ci : sont-ils encore des hommes, après ?
— Ils sont toujours des hommes, répondit Harriet. Quant aux punitions dont vous parlez, je n’ai jamais eu à les subir ; pourtant, il y avait toujours des eunuques pour nous surveiller et signaler le moindre de nos manquements. Le fouet ne m’aurait sans doute pas été épargné si j’avais tenté de m’évader. Or, il se trouve que je ne l’ai pas fait, parce que j’étais heureuse là-bas. Je n’avais donc aucune raison d’en franchir les murs.
Les yeux brillants d’excitation, la dame reprit :
— Tout de même, vous avez été très courageuse, et plus courageuse encore de venir ici ce soir, car tout le monde sait que…
Se rendant soudain compte de l’inconvenance de ses propos, elle rougit, et termina en balbutiant piteusement :
— Ce n’est pas que je veuille critiquer, mais vous comprenez…
— Vous auriez le droit de critiquer, répondit Harriet d’un ton aimable. Je vois bien à quoi vous faites allusion, mais il ne m’est rien arrivé de ce genre. Non, je n’ai pas été maltraitée, et non, je n’ai pas été mise de force dans le lit du calife.
— Oh…
La dame laissa échapper un rire nerveux et s’éloigna, l’air déçue. Elle avait espéré recueillir quelque croustillant secret, et repartait bredouille.
Elle ne fut pas la dernière à poser ce genre de questions. Les messieurs, quant à eux, se montrèrent pour la plupart précis sur ce qu’ils souhaitaient apprendre. Harriet répondit avec patience, et toujours avec la plus grande amabilité, donnant force détails sur ce qu’elle avait vu à Istanbul. Elle comprenait la curiosité de toutes ces personnes qui n’avaient pas vécu les mêmes aventures qu’elle et voulaient vérifier si ce qu’elles croyaient savoir était exact ; comme par exemple si les coutumes de l’Empire ottoman étaient aussi barbares et cruelles qu’on le disait. Certains s’intéressèrent aussi au palais, à la disposition des pièces, à leur décoration ainsi qu’aux vêtements qu’on portait dans ce pays.
* * *
La soirée tirait en longueur et Harriet commençait à s’ennuyer. Elle n’avait pas particulièrement apprécié la vie de cour quand son père l’y avait présentée, et ne l’appréciait pas davantage aujourd’hui. Elle voyait autour d’elle les mêmes jalousies, les mêmes mesquineries, les mêmes rivalités, et une question l’obsédait maintenant : à partir de quel moment pouvait-on décemment quitter les lieux ? Quand pourrait-elle demander à son frère et à sa belle-sœur de la ramener à la maison ? Elle avait hâte de se retrouver dans son lit pour échafauder les plans de son retour à Istanbul.
Soudain, elle eut l’impression que quelqu’un, parmi la foule, l’observait. Elle balaya les alentours des yeux et, tout à coup, leurs regards se croisèrent. Quel choc ! Malgré ses vêtements à la dernière mode de la cour, elle le reconnut instantanément.
— Kassim, murmura-t-elle, la gorge nouée par l’émotion. Kassim…
Elle se dirigea vers lui, mais il tourna les talons et quitta la salle à grandes enjambées. Elle le suivit dans un corridor puis dans un escalier, courant presque pour ne pas se faire distancer, sans se soucier des regards qui s’attachaient à elle.
Comme ils étaient sur le point de traverser un petit salon désert, elle l’appela, le supplia de s’arrêter.
— Kassim, attendez-moi, je vous en supplie !
Il s’arrêta enfin et se retourna lentement. Il avait le regard noir, le regard qu’elle n’aimait pas, celui qu’elle lui avait déjà vu lorsqu’il était mécontent.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi êtes-vous fâché contre moi ?
Il y eut un long moment de lourd silence, au bout duquel il répondit d’une voix glaciale :
— Je ne suis pas fâché, Harriet. Je m’en vais parce que j’ai vu tout ce que je voulais voir.
— Qu’est-ce à dire ?
— Vous êtes ce soir le point de mire de toute la cour et, de toute évidence, cela vous plaît. Je craignais que vous n’ayez été punie par votre famille, exilée à la campagne ou mariée de force. J’ai même pensé que ces gens pourraient vous tuer pour effacer leur honte ; je vois bien que je me suis inquiété pour rien. Vous êtes heureuse, et je suis content qu’il en soit ainsi. J’aurais préféré ne pas être vu de vous, mais il ne faut pas être trop exigeant.
— Non, Kassim. Non… Je vous en prie, ne soyez pas aigri. Je ne suis venue ici, ce soir, que pour complaire à mon frère et à ma belle-sœur. Ils m’ont dit que je n’avais pas le droit de refuser une invitation de la reine, et ils pensent qu’ici j’apprendrai de nouveau le bonheur. J’ai beau leur dire que je ne conçois pas de bonheur possible sans vous, ils ne veulent pas me croire. C’est mon frère qui m’a enlevée. Je l’ai supplié de me ramener à Istanbul, mais il n’a rien voulu savoir. Alors, rongeant mon frein, j’avais décidé de prendre à la première occasion un navire qui me permettrait de vous retrouver. Vous savez que je vous aime, Kassim. Vous devez savoir que mon plus cher désir est de devenir votre épouse…
Il y eut de nouveau un long silence pendant lequel il l’observa, l’expression indéchiffrable.
— Vous avez l’air d’être dans votre élément, au milieu de tous ces gens, dit-il enfin. Votre place est ici, et pas ailleurs, Harriet. Jamais je n’aurais dû vous amener au palais… De mon côté, j’aimerais bien pouvoir rester en Angleterre, redevenir lord Hadley et vous épouser, mais c’est impossible. Mon père est mort et le domaine m’appartient, mais je ne suis pas libre d’en prendre possession. J’ai dit aux hommes de loi que mon cousin pouvait hériter du titre et des terres car, pour le moment, je suis obligé de retourner à Istanbul, comme je l’ai promis au seigneur Khalid.
— Et moi, répliqua Harriet, les larmes aux yeux, je n’ai aucune envie de rester ici sans vous ! Oui, il y a des choses que j’aime dans la maison de mon père, celle de la campagne. Je sais parfaitement qu’au palais je ne serai jamais aussi libre que je pourrais l’être ici mais, sans vous, ma liberté n’a plus de saveur. Seule ici, je mènerais une existence morne et sans espoir. Au palais, j’ai une œuvre à accomplir, l’infirmerie à réformer, et la salle de classe où je donne mon enseignement. Il y a, là-bas, des gens qui m’attendent, qui comptent sur moi. Ici, personne n’a besoin de moi.
Enfin Kassim consentit à la prendre dans ses bras.
— Harriet, mon amour… Vous savez que je vous aime, n’est-ce pas ? Je veux que vous soyez mon épouse. Mais vous devez être sûre de vouloir repartir avec moi. Vous connaissez les dangers que vous courrez, pendant le voyage d’abord et, ensuite, si vous vous aventurez hors du palais. De plus, il faut craindre d’autres rebellions, des guerres peut-être. Vous aurez toujours besoin d’une escorte nombreuse et bien armée. Et moi, j’aurai toujours peur de vous perdre… Quand on m’a annoncé que vous aviez été enlevée, j’ai bien cru que je ne vous reverrais jamais, et je me suis reproché de n’avoir pas assez fait pour vous protéger.
— Chut…, fit Harriet en se hissant sur la pointe des pieds pour lui donner un baiser. Tout ça, c’est oublié. Maintenant, vous êtes ici, avec moi, et nous allons rentrer ensemble à Istanbul. Nous…
— Harriet !
Elle tressaillit en entendant la voix de son frère, qui s’avança pour s’adresser à Kassim.
— Veuillez ôter vos mains, sir. De quel droit osez-vous prendre avantage sur ma sœur ?
— Richard, vous vous méprenez, lança Harriet. Je vous présente…
Kassim prit le relais.
— Le fils de lord Robert Hadley. J’ai quitté l’Angleterre il y a dix ans environ. Je ne pense pas que nous nous soyons déjà rencontrés, car vous êtes plus jeune que moi. De nos jours, on m’appelle le seigneur Kassim, calife des Territoires du Nord. Harriet est ma fiancée.
Ce discours ne convainquit pas Richard, qui s’emporta. La main sur la poignée de son épée, il s’exclama :
— Fieffé impudent ! J’avais entendu parler de vos exploits passés, et je constate que vous n’avez pas changé. Vous allez payer pour l’insulte faite à ma sœur et à ma cousine. Nous nous rencontrerons donc sur le pré, sir, et l’un de nous devra mourir avant la fin de la nuit.
Harriet s’affola.
— Non, Richard, je vous en supplie ! Il ne faut pas faire cela. J’aime Kassim, et je veux l’épouser. Si l’un de vous deux était tué à cause de moi, je ne le supporterais pas. Je ne veux pas que vous vous battiez en duel.
Elle s’adressa ensuite à Kassim :
— Je vous en prie, faites-lui comprendre qu’il n’a aucune chance contre vous.
— Chut, mon amour.
Il lui prit la main et la garda dans la sienne, petit geste de défi destiné à Richard, à qui il déclara :
— Milord, il faut que je vous demande pardon pour ce qui a été fait. J’avais donné ma parole à mon calife et, comme je suis un homme d’honneur, je l’ai tenue. Si je n’avais pas acheté votre sœur et votre cousine, elles auraient été acquises par un homme qui les aurait utilisées honteusement avant de les livrer à la déchéance complète. Votre cousine était destinée à un prince, ce qui est considéré comme un grand honneur dans mon pays d’adoption. Quant à votre sœur, j’ai l’honneur de vous demander sa main. Nous nous aimons, et rien ne devrait s’opposer à notre mariage. Si vous refusez, elle vous infligera un camouflet en venant quand même avec moi et vous ne la reverrez plus jamais. Si vous acceptez, elle pourra vous rendre visite de temps en temps et, de votre côté, vous aurez sans doute l’occasion de venir nous voir à Istanbul.
Richard garda le silence.
— Je vous en prie, lui dit Harriet, les yeux embrumés de larmes. C’est mon plus cher désir. Ne me condamnez pas à une vie misérable.
— Vous vous marierez dans une église ?
— Si vous le désirez, répondit Kassim en pressant la main de Harriet. Je vous l’ai déjà dit, je dois retourner à Istanbul, mais Harriet sera libre de revenir en Angleterre aussi souvent qu’elle le désirera.
— Vous me donnez votre parole de gentilhomme anglais ?
— Je vous donne ma parole de gentilhomme anglais et ma parole de calife des Territoires du Nord. J’aime Harriet, et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour l’honorer et la chérir comme elle le mérite. Je ne veux que son bonheur.
— Je suis toujours heureuse quand je suis près de vous, mon amour… Je vous en prie, Richard, dites oui.
— Bien, bien…, finit par dire Richard. Je suppose que, à votre âge, vous savez ce que vous faites, Harriet. De toute façon, je n’ai jamais essayé de vous empêcher de faire quoi que ce soit. Quand vous avez une idée en tête, il est difficile de vous l’enlever. Puisque telle est votre volonté, donc, j’organiserai votre mariage dans notre domaine à la campagne. En attendant ce jour, je compte que vous saurez vous conduire avec la dignité et la réserve qui conviennent à une jeune fille de bonne famille.
— Oh ! merci, Richard ! s’exclama-t-elle en se jetant à son cou pour l’embrasser sur les deux joues. Merci, merci ! Vous êtes gentil !
Coupant court à ces effusions, Richard s’adressa à Kassim, non sans une certaine raideur.
— J’attends votre visite, sir. J’exigerai pour ma sœur une pension convenable, afin qu’elle puisse vivre décemment en Angleterre si elle décidait de revenir s’y établir.
— Cela va sans dire, répondit Kassim, qui souriait à Harriet. C’était d’ailleurs dans mes intentions. J’ose penser que vous serez satisfait des arrangements que j’ai d’ores et déjà prévus, sir. Harriet disposera d’une propriété en Angleterre, qu’elle pourra léguer à ses enfants, si elle le souhaite.
— Dans ce cas, je n’ai plus d’objections, marmonna Richard. Et maintenant, pour l’amour du ciel, Harriet, trouvez un endroit discret pour faire vos adieux à votre fiancé sans qu’on vous voie. Il est temps que nous rentrions à la maison. Je vous attends dans dix minutes.