Harriet observait le jardin et les femmes qui s’y promenaient, la plupart à l’ombre car le soleil brûlait. Toutes portaient des vêtements de couleur claire, très légers, beaucoup trop légers car ils ne dissimulaient presque rien de leur anatomie.
Elle était heureuse d’avoir le caftan que lui avait donné Mélina, un long vêtement bleu foncé peut-être un peu trop sévère pour elle, mais grâce auquel elle se sentait à l’abri des regards indiscrets.
A sa grande surprise, Marguerite semblait à l’aise dans ses vêtements vaporeux. Elle avait rougi, la veille, quand l’un des eunuques était venu pour quérir Fortunata mais, parmi les femmes, elle ne manifestait aucun embarras. Elle en avait trouvé deux ou trois avec lesquelles elle pouvait échanger quelques mots d’anglais. Pour le moment, elle était assise avec l’une d’elles, et toutes deux babillaient à perdre haleine, tout en jouant avec un petit singe. Harriet s’étonnait de la voir s’accoutumer aussi rapidement à cette nouvelle vie pourtant si différente.
Il n’en allait pas de même pour elle. Elle avait eu du mal à trouver le sommeil sur son étroite couche, dans la petite chambre qu’elle partageait avec Marguerite, alors que celle-ci avait dormi comme une enfant, ce qui ne lui était plus arrivé depuis leur capture. Combien de temps lui faudrait-il pour comprendre le destin qui lui était réservé ? se demandait Harriet avec angoisse. Elle serait pétrifiée d’horreur en apprenant qu’elle était un cadeau destiné au fils du calife mais, dans l’immédiat, elle semblait prendre la vie du bon côté.
Au cours de la soirée précédente, elle s’était divertie en écoutant de la musique, et l’une des femmes avait proposé de lui apprendre à danser. Peut-être, dans quelque temps, s’habituerait-elle à ce qui serait dorénavant son existence, si elle finissait par comprendre qu’elle n’avait aucune chance de quitter le harem.
Harriet, pour sa part, ne se trouvait pas dans les mêmes dispositions.
Déjà, elle s’impatientait. Elle ne cessait de réfléchir à un plan d’évasion, car elle ne concevait pas de finir ses jours ici. Sans chevaux et sans livres, sans longues promenades dans la lande battue par les vents, elle ne pourrait pas vivre ; elle ne tarderait pas à mourir. C’est pourquoi elle devait obtenir une audience auprès du calife, coûte que coûte. Elle avait besoin de liberté ! Son esprit et son corps se rebellaient contre l’inactivité forcée. Elle aurait préféré avoir du travail, même pénible.
— Mademoiselle…
Elle se retourna. Mélina approchait.
— Venez, un eunuque vous attend. Le seigneur Kassim vous demande.
— Kassim ?
Son cœur s’était soudain mis à battre plus vite. Ses demandes avaient-elles fini par le toucher ? S’apprêtait-il à la conduire devant le calife ? Elle se leva avec enthousiasme.
— Oui, bien sûr, je viens ! Puis-je dire à ma cousine que je m’en vais pour un moment ?
— Marguerite est heureuse, elle se fait des amies. Inutile de perdre notre temps.
Harriet eut envie de protester, mais elle avait déjà appris que, dans le harem, on avait la vie plus facile quand on savait dire « oui ». D’ailleurs, un coup d’œil en direction de Marguerite lui confirma qu’elle était trop occupée pour s’apercevoir de son départ. Et puis sans doute valait-il mieux ne rien lui dire, afin de ne pas éveiller de faux espoirs.
Tandis qu’elle suivait Mélina, Harriet sentait son cœur battre toujours très fort, au point qu’elle en était presque oppressée. Les questions se bousculaient dans son esprit. Où l’emmenait-on, et pourquoi Kassim désirait-il lui parler ? Lorsqu’il l’avait laissée à la porte du harem, la veille, il avait dit que peut-être ils ne se reverraient plus jamais.
La vue de Kassim qui l’attendait à la sortie du harem mit un terme à ses interrogations. Il portait sa tenue habituelle, vêtements blancs et bottes rouges, et, aujourd’hui, il avait noué une belle écharpe rouge autour de sa taille. Il s’était aussi coiffé d’un turban blanc qui couvrait entièrement ses cheveux bouclés.
Il la regarda et elle comprit aussitôt qu’il aimait ce qu’il voyait. Il pensait qu’elle portait un vêtement convenable pour une femme de son âge, qui n’était plus celui du mariage. Elle le savait et ne nourrissait aucune illusion, ce qui était plus confortable.
— Vous voulez me voir, monsieur ?
Kassim hocha la tête.
Le regard fier, l’air hautain, elle poursuivit :
— Je ne sais pas comment m’adresser à vous. J’ai entendu qu’on vous appelait « le seigneur Kassim ». De plus, je croyais que vous n’aviez pas le droit de rencontrer les femmes du harem.
— Vous pouvez m’appeler « Kassim », si vous le désirez. En ce qui concerne votre question, vous constituez une exception, madame. Sachez que votre sort a été placé entre mes mains. Je suis venu pour vous parler de la salle de classe où les enfants du harem reçoivent leur éducation. En temps normal, c’est l’épouse du calife qui s’occupe d’eux, mais elle est actuellement enceinte et a besoin de repos. Il faut donc quelqu’un pour la remplacer. J’ai dit au calife que vous aviez fait de bonnes études, et je lui ai demandé la permission de vous montrer la salle de classe. Croyez-vous que vous seriez capable d’assumer ce rôle, madame ?
Avait-il vraiment besoin d’une réponse ? se demanda Harriet. Son regard si bleu semblait lire en elle, et il savait déjà.
— Si vous voulez que je vous appelle « Kassim », il faudra m’appeler « Harriet ». Je ne suis pas certaine de plaire au calife, car j’ignore ce qu’il attend de moi pour ses enfants.
— Vous lisez le français aussi bien que vous le parlez ?
— Bien sûr. Je sais aussi lire l’arabe, assez bien, mais je n’ai pas beaucoup de vocabulaire.
— D’après ce que m’a dit le petit esclave du marchand, vous avez du vocabulaire, et un vocabulaire étrange pour une femme aussi bien élevée que vous.
Harriet sourit, et rougit aussi un peu.
— Il m’est arrivé de lire un livre qu’on pourrait qualifier d’érotique. Je l’avais découvert par hasard dans la bibliothèque de mon père. J’ai conscience que c’était très mal de lire ce genre d’ouvrage, mais… j’y ai trouvé un vocabulaire usuel très pratique. Et il faut bien admettre qu’il m’a été utile…
Un sourire espiègle illumina son visage, la transformant complètement. L’instant d’avant elle était quelconque, et voilà qu’elle devenait charmante, presque belle.
— Il n’empêche que si je n’avais pas lu ce que j’ai lu, nous n’aurions pas pu être vendues ensemble, ma cousine et moi, ajouta-t-elle..
— Je n’en doute pas, répondit Kassim, tout étonné par le changement qu’il venait de constater chez elle. Je me suis souvent demandé… Qu’avez-vous dit, exactement, au marchand d’esclaves ?
Harriet ne se fit pas prier.
— Je lui ai dit qu’il était le fils d’un âne et d’une diablesse, et j’ai ajouté que s’il nous séparait, je jetterais sur lui un sort qui… qui ferait sécher ses parties intimes, qu’elles tomberaient et qu’il mourrait dans d’atroces souffrances. Enfin, c’est l’esprit…
— Avec un vocabulaire plus précis, je suppose.
— Oui.
— Je crois savoir quels mots vous avez utilisés, et il me semble même que je sais de quel livre de contes ils proviennent. Je l’ai moi-même feuilleté, voilà bien des années.
Harriet découvrit de l’amusement dans ses yeux. Pendant un moment, elle vit un homme différent de celui qu’elle connaissait, et se sentit prise d’un trouble étrange. Il avait donc bel et bien de la sensibilité ! Si seulement elle pouvait arriver à le circonvenir !
— Je veux bien faire l’école aux enfants de votre maître, et l’aider dans la mesure de mes compétences. Toutefois, en échange, il faudra nous libérer, ma cousine et moi.
— Il ne faut pas essayer de marchander, madame. Je vous le déconseille fermement. Peut-être, si Khalid est content de vous, vous accordera-t-il une faveur, mais il ne voudra entendre aucune requête concernant votre cousine. Si vous insistez, vous ne réussirez qu’à l’agacer. C’est pourquoi vous devez patienter jusqu’à ce qu’il vous donne la permission de lui parler. Venez.
Le cœur de Harriet fit un bond dans sa poitrine tandis qu’elle se mettait en marche avec lui.
— Alors, je pourrai le voir ?
— Peut-être. J’ai reçu pour instructions de voir comment vous vous débrouillez avec les enfants et de faire mon rapport au calife. Mais sachez qu’il peut lui prendre la fantaisie de vous observer lui-même. Donc faites attention. Vous ne saurez jamais s’il est là ou pas ; sauf, bien sûr, s’il décide de vous avertir de sa présence.
Harriet fronça les sourcils ; ce qu’elle entendait ne lui plaisait pas.
— Vous voulez dire qu’il se dissimulera pour m’espionner ? Vous savez, j’ai déjà compris que nous ne sommes jamais seules, dans le harem. Il y a toujours des gens qui ont les yeux qui traînent. C’est méprisable ! Pourquoi ne puis-je pas, tout simplement, parler au calife et lui présenter ma requête ? Pourquoi faut-il que nous soyons constamment épiées ?
— Il y a eu des tentatives d’évasion, dans le passé. Je dois vous dire qu’il est inutile d’essayer. Vous ne pourriez pas quitter les jardins, parce que les murs sont trop hauts et que vous ne parviendriez pas à les escalader. En outre, il y a des piques de l’autre côté. Si vous sautiez, vous vous empaleriez et ce serait une mort horrible. Le meilleur moyen de sortir du harem — le seul —, c’est par la porte, mais elle est gardée jour et nuit par les eunuques.
Le regard de Harriet flamboya de colère.
— Les pauvres gens ! s’exclama-t-elle. Vous n’avez pas honte ? Vous laissez faire ? C’est insensé ! Vous venez d’un pays civilisé. Vous n’allez pas me dire que vous approuvez ce qui se passe ici !
Kassim eut un petit sourire ironique.
— Vous estimez que l’Angleterre est un pays civilisé ? Vous pourriez trouver des contradicteurs sur ce point, madame ! On dirait que vous n’avez jamais vu les têtes plantées sur des piques, à la Tour de Londres. Vous n’avez jamais entendu parler des tortures que l’on pratique dans les geôles de la reine ? Le calife n’est pas pire, vous pouvez me croire. Il lui arrive même de faire preuve de compassion. Pour moi, le palais n’est pas une succursale de l’enfer. Certains Anglais sont plus cruels que le calife, et ils se considèrent comme des gens de bien.
Il pinça les lèvres et son regard s’assombrit. Des souvenirs déplaisants lui revenaient à la mémoire. Un homme, qu’il avait autrefois considéré comme son ami, s’était conduit comme un véritable sauvage, ce qui n’était pas le cas du maître qu’il servait maintenant.
— Je crois que vous avez eu une vie exempte de tout souci, madame, reprit-il. Vous ignorez ce que vos semblables peuvent souffrir. Oui, mon maître peut être cruel, mais il peut aussi se montrer généreux, et je crois que c’est un homme juste. Il vit selon les coutumes de son pays. Qui pourrait le lui reprocher ? J’ai vu ici des esclaves mieux traités que les pauvres gens qui errent dans les rues de Londres. Il n’y a pas si longtemps, en Angleterre, on brûlait vifs des gens dont la foi ne convenait pas. Alors, je vous le demande, où est la différence ?
Troublée par le regard farouche fixé sur elle, Harriet comprit qu’il ne servirait à rien d’argumenter davantage. L’instant d’avant, elle avait cru déceler de la douceur chez Kassim, mais c’était terminé. Il avait retrouvé le masque figé qu’elle ne connaissait que trop. Dire qu’elle avait cru pouvoir le circonvenir ! Quelle illusion ! Quelle naïveté !
Des pensées surprenantes lui vinrent. Qui était le vrai Kassim ? L’aimerait-elle, si elle le connaissait vraiment ? Sa raison lui disait qu’il n’était qu’un barbare, un homme aussi cruel que les pirates qui l’avaient capturée, mais son cœur lui disait tout autre chose. Quand il la regardait, elle se sentait attirée vers lui d’une façon qu’elle ne comprenait pas.
Alors qu’elle aurait voulu garder le silence, elle ne put s’empêcher de répondre.
— Loin de moi l’idée de prétendre que notre pays est exempt de toute critique. L’injustice règne partout, en Angleterre aussi bien qu’ici. Il n’empêche qu’un homme devrait avoir le droit de mener la vie qu’il veut, et une femme aussi !
— Vous étiez libre, en Angleterre ?
Elle rougit.
— Oui… Enfin, plus ou moins. Je savais que certaines actions m’étaient interdites, qu’il y avait autour de moi des lignes invisibles que je n’avais pas le droit de franchir. Toutefois, mon père était un homme indulgent. En outre, mon frère vit à Londres et il me permettait de résider dans son domaine, à la campagne. J’étais heureuse, si heureuse. Je…
Sa voix se brisa et, malgré elle, des larmes lui montèrent aux yeux. Elle entendit à peine la question que lui posait Kassim.
— Pourquoi avez-vous quitté l’Angleterre ? Je ne me souviens plus… Vous m’avez dit quelque chose à propos des fiançailles de votre cousine…
— C’est cela. Marguerite devait rencontrer un homme qui l’avait demandée en mariage. Son père et elle m’ont demandé de les accompagner en Espagne. Le voyage ne s’est pas bien passé. D’abord, notre bateau a dû s’arrêter, faute de vent. Ensuite, les pirates nous ont attaqués. Je ne sais même pas si mon oncle a survécu. Pendant l’attaque, Marguerite et moi avons été mises dans un canot qui devait nous conduire jusqu’à la côte, mais les pirates nous ont rattrapées.
Elle joignit les mains.
— Vous serait-il possible de vous renseigner pour savoir s’il y a eu d’autres prisonniers ? Vous connaissez quelqu’un à qui vous pourriez poser la question ?
— Je ne sais pas. Je peux essayer, mais je ne suis pas certain d’obtenir les renseignements. Si cet homme a été tué, il sera impossible de le savoir.
— Je sais bien, dit-elle en soupirant. Mais j’ai le cœur brisé quand je pense à ma pauvre tante qui reste toute seule, en Angleterre. Elle ne voulait pas laisser partir sa fille, et elle ne voulait pas l’accompagner parce qu’elle n’aime pas s’embarquer. Il est possible qu’elle ne revoie plus ni son mari ni sa fille.
— Vous n’aviez qu’à tous rester en Angleterre.
Harriet sursauta. Pourquoi se montrait-il si dur, maintenant ? se demanda-t-elle. Cependant, quand elle le dévisagea, blessée, ce fut de la compassion qu’elle vit dans son regard. Il hésita un instant puis poursuivit :
— Cet homme aurait dû venir en Angleterre pour rencontrer votre cousine. C’était à lui de faire le voyage. Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive… Vous savez, j’ai connu une aventure assez semblable à la vôtre. Au début, cela a même été très dur pour moi, parce que j’ai servi sur une galère du calife. Au bout d’un certain temps, j’ai été versé dans le service des jardins. C’est alors qu’Allah a daigné m’accorder une faveur.
Interloquée, Harriet attendit avec intérêt la suite de ce récit, mais il garda le silence. Ils étaient arrivés devant une porte à laquelle il frappa. Un eunuque ouvrit, et ils franchirent le seuil.
Ils entrèrent dans une jolie pièce meublée de tables et de bancs, assez semblable à celle où son frère et elle avaient étudié, jadis, sous la conduite de leur précepteur. Plusieurs enfants se trouvaient là, sagement assis, et ils écoutaient ce que leur disait une femme portant un caftan bleu marine, comme celui de Harriet, mais plus richement brodé. Assise dans un fauteuil placé sur une estrade, elle avait un grand livre sur ses genoux. Une carte représentant tout le monde connu et décorée de figures fantastiques était accrochée au mur derrière elle. En s’approchant, Harriet découvrit que les pays étaient mentionnés en anglais.
A leur entrée, la femme se tourna vers eux et son grand sourire parut illuminer toute la pièce. Elle était si belle que Harriet en eut la respiration coupée. C’était donc la première épouse du calife ! Harriet estima qu’elle pouvait avoir trente ans, sinon plus, âge fort avancé pour supporter une grossesse. C’est en français qu’elle s’adressa à Kassim, tout en lui tendant la main.
— Vous venez voir les enfants ?
Il s’inclina, sans toucher la main offerte.
— Cette jeune femme est la dame dont mon mari m’a parlé, je présume ?
Kassim procéda aux présentations.
— Lady Katrina, voici lady Harriet. Lady Harriet, vous êtes en présence de lady Katrina, la première épouse très aimée du calife.
— Pardonnez-moi si je ne me lève pas pour vous accueillir, dit Katrina en souriant. Mais il se trouve que je suis sujette à des nausées depuis quelque temps et qu’elles ne me laissent de répit que lorsque je suis tranquillement assise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Khalid a décidé que je devrais recevoir de l’aide ici.
Harriet eut aussitôt l’impression qu’elle se trouvait en présence d’une personne très bonne, une femme en qui elle pouvait avoir confiance et avec qui elle pourrait même nouer des liens d’amitié.
— Restez assise, madame, je vous en prie, s’empressa-t-elle de répondre. Je suis très heureuse d’avoir été pressentie pour vous seconder dans votre travail d’éducatrice.
— Khalid m’a dit que je vous aimerais sûrement, et je pense que Kassim a fait le bon choix quand il vous a amenée ici.
Harriet opta pour la franchise.
— Je ne peux pas dire que j’aie été heureuse d’être amenée au palais. Cependant, je suis enchantée de me mettre à votre service et j’espère que je serai capable d’apporter quelques connaissances à ces enfants.
— Le calife désire que ses enfants apprennent l’anglais, dit Katrina. Ils connaissent déjà le français, qui est la langue universelle du harem. Cependant, mon mari pense que le monde change. Il sait que vos marins et vos aventuriers parcourent toutes les mers du globe et qu’ils sont en passe d’étendre leur domination, parce que leurs bateaux sont plus légers et plus rapides que ceux des espagnols, et bien meilleurs que les nôtres. La première épouse de Khalid était anglaise. C’est avec elle qu’il a appris votre langue.
— Pardonnez-moi, mais je pensais que c’était vous, la première épouse.
Katrina rit de bon cœur.
— Je le suis, depuis deux ans. Mais la toute première épouse s’appelait Anna. C’est elle qui était la mère du prince Hassan. Quand elle est morte, Khalid a été ravagé par le chagrin pendant des mois. Je pense qu’il a retrouvé une sorte de sérénité, mais Anna continue de lui manquer, car elle était de bon conseil. Il avait une entière confiance en elle, et il ne répugnait pas à parler avec elle des affaires de l’Etat.
— Je vois… Mais… vous semblez plutôt heureuse.
— Je le suis, en effet. J’aime mon mari, et je suis heureuse d’être sa première épouse.
Harriet garda le silence. Même si elle ne doutait pas de la sincérité de Katrina, elle n’arrivait pas à comprendre comment une femme pouvait trouver du contentement dans une situation telle que la sienne. Comment, en effet, trouver son bonheur en étant prisonnière, à peine mieux considérée que les esclaves qui assuraient le service du palais ?
— Pour aujourd’hui, reprit Katrina, vous n’aurez qu’à observer et apprendre comment exercer vos futures fonctions. Nos leçons sont simples. En ce moment, nous parlons des différents pays du monde. Le calife pense qu’il est important, pour les enfants, de savoir qu’il existe d’autres pays et d’autres gens, avec des croyances différentes des nôtres.
Harriet hocha la tête. Kassim venait d’apporter une chaise pour elle, semblable à celle de Katrina, et très confortable. Tandis que celle-ci reprenait la leçon, Harriet nota que Kassim allait s’asseoir au fond de la classe, sur un simple tabouret.
— Aujourd’hui, nous parlons donc de l’Espagne, déclara Katrina. Qui peut me donner la date à laquelle les Maures en furent chassés, et…
Plusieurs voix s’élevèrent pour lui donner la réponse avant qu’elle ait fini de poser la question. Voyant le regard brillant des garçons et des fillettes et la façon qu’ils avaient de boire les paroles de leur maîtresse d’école, Harriet se sentit envahie par une vive émotion. En Angleterre, elle avait été éduquée en compagnie de son frère, ce que beaucoup de leurs connaissances avaient trouvé malsain. Ici, les fils et les filles du calife étudiaient ensemble, et cela ne semblait soulever aucune difficulté.
Harriet se demanda comment un homme ayant des idées si libérales en matière d’éducation pouvait maintenir des hommes et des femmes en esclavage ; cela n’allait pas ensemble.
Tout en réfléchissant, elle observait les enfants et, à comparer la couleur de leur peau et la forme de leur visage, elle s’aperçut qu’ils appartenaient à des races différentes. Pourtant, assis tous ensemble, passionnés mais sages, ils composaient une harmonie parfaite.
— Peut-être lady Harriet voudrait-elle nous parler de l’Angleterre ? suggéra soudain Katrina.
Harriet tressaillit et se rendit compte qu’elle s’était laissé distraire par ses pensées. Voyant tous les regards fixés sur elle, elle se sentit rougir, et se demanda ce qu’elle pourrait bien dire.
— L’Angleterre, c’est mon pays, commença-t-elle à confier d’une voix mal assurée. Je vis dans une grande maison entourée d’un parc, avec des pelouses et un lac. Quand il fait beau, j’aime aller me promener, à pied ou à cheval. Parfois, je prends de la nourriture pour les cygnes qui viennent nager sur le lac, surtout en hiver.
— Les cygnes, qu’est-ce que c’est ? demanda un garçon.
— Un cygne, c’est un grand oiseau avec un long cou et des plumes blanches partout. Mon père disait que c’est le roi des oiseaux, parce qu’il est fier et féroce. Il peut devenir très dangereux pour qui envahit son territoire.
— Alors, le cygne, c’est comme mon papa ! reprit le garçon, avec un grand sourire. Il est un roi et il devient féroce quand les tribus des collines apportent du trouble dans nos villages.
— Oui, peut-être qu’on pourrait dire de lui qu’il est un cygne. Mais, en Angleterre, c’est le lion qui est considéré comme le roi de tous les animaux. Les rois et les reines d’Angleterre portent des lions sur leurs oriflammes.
— Les oriflammes, qu’est-ce que c’est ? fit une petite fille.
— Ne sois pas idiote ! lui dit le petit garçon. Une oriflamme, c’est un petit drapeau, comme ceux que les janissaires accrochent à leurs lances, dans les batailles.
— Les chevaliers anglais ont aussi des oriflammes, expliqua Harriet. C’est un déshonneur que de perdre son oriflamme au cours d’une bataille.
— Votre père, c’était un chevalier ? s’enquit le petit garçon. Vous habitiez dans un palais comme celui-ci ?
— Mon père était un vicomte anglais, répondit Harriet en souriant. Notre maison est très différente de celle-ci. Elle est plus petite, et bâtie en pierre grise. Ici, les murs roses, c’est joli, j’aime bien. Quand j’ai vu ce palais pour la première fois, j’ai cru qu’il sortait d’un conte de fées, comme s’il était fait en pâtisserie. On a envie d’en manger.
Harriet entendit un rire étouffé. Elle regarda vers Kassim, mais il ne lui sembla pas que le rire venait de lui. Elle se tourna alors vers l’arcade qui bordait un côté de la salle de classe. Quelqu’un était-il caché derrière l’un des piliers, quelqu’un qui l’écoutait en secret et n’avait pu contenir son hilarité ?
Elle poursuivit :
— J’aimais beaucoup ma maison, même si elle n’est pas aussi jolie que la vôtre. J’espère que je la reverrai un jour et que je retrouverai ma famille, mes amis. Ma famille me manque beaucoup, et elle consentirait à payer une force rançon pour me faire sortir d’ici.
Un silence étonné, peut-être un peu lourd, accueillit cette déclaration, mais Katrina frappa dans ses mains en disant :
— Il suffit pour ce matin, les enfants. Vous pouvez retourner dans vos chambres. Demain, nous commencerons les leçons d’anglais.
Elle se leva tandis que les enfants quittaient la salle en bavardant et en riant. Ses yeux noirs se fixèrent sur Harriet, pensifs.
— Si j’ai un conseil à vous donner, Harriet, c’est de ne pas parler de rançon aux enfants. Cela pourrait les remplir de confusion, car ils sont nés dans ce palais et ne comprennent pas pourquoi tout le monde n’est pas heureux d’être amené ici. Si vous voulez complaire au calife, il va falloir vous montrer plus discrète.
Harriet la fusilla du regard et laissa s’exprimer sa révolte.
— Comment pourrais-je vouloir complaire à un homme qui ordonne à ses serviteurs de lui amener des femmes qu’il réduit en esclavage ?
— Avez-vous été maltraitée ? demanda sèchement Katrina. Vous a-t-on battue ? Vous a-t-on refusé le boire et le manger ?
— Non…, bredouilla Harriet, les yeux pleins de larmes. Mais ici, je ne suis pas libre. Je veux être libre ! Ma cousine veut rentrer chez elle, et moi aussi. Je…
Voyant que Katrina pâlissait et portait les mains à son ventre, elle changea de ton.
— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous offenser. Vous vous sentez mal ?
— Je ne me sens pas offensée, et ça va déjà mieux. Ces petites indispositions me prennent de temps en temps mais, heureusement, ne durent pas.
— Et vous n’avez rien pour vous soulager quand ces malaises surviennent ? Ma nourrice ne jurait que par une décoction de corne de cerf ou de clous de girofle. On la fait bouillir, on en respire les vapeurs, et on se sent tout de suite mieux.
— Ne vous inquiétez pas. Cela ira tout à fait bien dans un moment.
— Il faut que je vous reconduise au harem, indiqua Kassim en venant vers elles.
* * *
— Vous ne croyez pas que je devrais reconduire lady Katrina à ses appartements ? lui répondit Harriet. Je crains qu’elle ne défaille et ne s’occasionne quelque blessure.
— Vous êtes très attentionnée, fit remarquer Katrina en souriant. Vous pouvez me laisser avec elle, Kassim. Je la ferai reconduire à la fin de la journée. Nous allons passer un moment ensemble. J’aimerais parler un peu ; j’ai envie que nous nous connaissions mieux.
— Comme vous voulez, madame, dit Kassim en s’inclinant.
Il ajouta, à l’intention de Harriet :
— Je viendrai vous chercher demain matin.
— Merci, murmura Harriet. Je vous attendrai. Je serai prête.
Elle sourit car elle lui était reconnaissante de ne pas la remmener immédiatement au harem.
— Allons dans mes appartements, reprit Katrina. Je vous prie de me donner le bras, car je ne voudrais surtout pas tomber. Il est important pour moi que je puisse donner un fils au calife.
Harriet lui offrit son bras, sur lequel Katrina s’appuya.
— Est-ce votre premier enfant ?
Les yeux de Katrina s’emplirent soudain de larmes.
— J’ai eu un fils, mais il est mort l’an passé, d’une fièvre. Mon mari en a lui aussi été très affecté, car il adorait Ossie. C’est pourquoi je veux avoir un autre fils. Il n’est bien sûr pas question de remplacer celui que nous avons perdu, mais une nouvelle naissance mettra beaucoup de joie dans nos cœurs.
Harriet hocha la tête, sans répondre. Alors qu’elles entraient dans une partie du palais qu’elle ne connaissait pas encore, elle regarda autour d’elle avec un grand intérêt. Katrina se dirigea vers une porte très semblable à celle qui donnait accès au harem, et qui s’ouvrit devant elles.
Elles entrèrent dans une pièce qui surpassait, en beauté, tout ce que Harriet avait vu jusque-là.
Au premier coup d’œil, tout lui sembla rose, mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que si les murs et le sol l’étaient effectivement, le plafond représentait un ciel bleu clair avec de petits nuages rose pâle. Au centre de la pièce se trouvait une fontaine en albâtre qui envoyait de petits jets d’eau dans un bassin où poussaient des nénuphars. Le mobilier se composait de canapés et de tables en marbre dont le plateau était incrusté de pierres semi-précieuses.
— Que c’est beau ! s’exclama Harriet avec une admiration sincère. Comme ce lieu est paisible !
Katrina sourit. En soupirant d’aise, elle s’assit sur un sofa et s’adossa confortablement aux coussins.
— C’est un des privilèges de ma position. Mes jardins privés communiquent avec le harem, et c’est par là que vous pourrez y retourner ce soir. Il me plaît que vous puissiez utiliser ce chemin pour me rendre visite aussi souvent que vous en aurez envie.
— Je le ferai avec plaisir si vous le désirez aussi, et si j’en ai la permission. Il me semble que lors de notre arrivée, Mélina nous a amenées, ma cousine et moi-même, dans vos jardins pour prendre un bain. J’ignorais que nous nous trouvions dans un lieu privé. J’en avais apprécié la solitude. C’est que, voyez-vous, j’ai l’habitude d’être seule pour lire ou pour me promener dans la campagne.
— Vous aimez donc lire ? C’est aussi un de mes passe-temps préférés. Il y a des quantités de livres dans le palais. Si vous me dites quel genre de littérature vous appréciez, je me ferai un plaisir de vous apporter des ouvrages à votre convenance.
— C’est très gentil à vous, dit Harriet. J’espère que nous deviendrons amies et que nous le resterons… tout le temps que je serai ici.
— Je suis certaine que nous deviendrons amies. Il faudra me rendre visite chaque fois que vous le voudrez mais, je vous en prie, ne vous rendez pas malheureuse avec vos idées de départ. C’est impossible.
— Je ne peux pas vous promettre que je ne penserai pas à mon retour en Angleterre, mais je ne vous ennuierai pas avec ces histoires, et les enfants n’en entendront plus parler non plus. C’est au calife que je dois présenter ma requête, et à nul autre que lui.
Après un petit moment de réflexion, Harriet ajouta, d’une voix vibrante d’émotion :
— C’est surtout à ma cousine que je pense. Elle a été si effrayée par toute cette aventure ! Elle est jeune et innocente, elle a peur de ce qui peut lui arriver.
— C’est le sort de la plupart des femmes quand elles sont données à leur mari, répondit Katrina. Mais l’amour finit toujours par venir. Comment, on ne sait pas… C’est un mystère.
Harriet inclina la tête ; elle n’allait pas discuter ce point. Si le sort voulait qu’elle soit obligée de vivre au harem sans espoir d’en sortir, elle trouverait bien un moyen de s’accommoder de cette existence. Mais elle était bien déterminée à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour éviter à Marguerite un destin qu’elle ne voulait pas.
* * *
— Qu’est-ce que tu as fait, toute la journée ?
Le regard lourd de reproches, Marguerite se précipita vers Harriet dès qu’elle la vit arriver.
— J’ai cru que tu avais été envoyée ailleurs et que je ne te reverrais plus jamais ! Tu n’imagines pas la peur que j’ai eue ! Il ne faut plus me faire ça !
Harriet se justifia tant bien que mal.
— Je sais bien que je n’aurais pas dû partir sans te le dire, mais tu semblais si bien t’amuser quand Kassim est venu me chercher, que Mélina a dit qu’il valait mieux ne pas te déranger.
— Tu m’as manqué ! gémit Marguerite, au bord des larmes. Mélina m’a ordonné de prendre un bain avec les autres, et après elles m’ont mis de l’huile et des parfums dans le dos et sur les bras. C’était agréable, mais je me sentais gênée, tout de même ! Elles n’ont même pas voulu détourner les yeux pour me donner le temps d’entrer dans l’eau. Et puis il y avait Fortunata qui n’arrêtait pas de me dévisager. Je crois qu’elle me déteste !
— C’est parce qu’elle voit en toi une rivale. Elle croit que le calife a l’intention de te prendre pour première épouse, mais je ne pense pas que ce soit le cas.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Je crois qu’il veut te donner en cadeau à son fils aîné, le prince Hassan.
Marguerite sursauta et poussa un cri d’horreur.
— Non ! s’exclama-t-elle. Je ne veux pas ! Il ne va pas faire ça, hein ? Les filles d’ici m’ont dit que le calife est bon et généreux. Je pense qu’il pourrait être comme un père pour moi. Mais son fils, non, franchement…
Elle frissonna longuement et, les yeux agrandis par l’angoisse, poursuivit :
— Les filles m’ont dit qu’il ne pensait qu’à se battre, et que l’amour ne l’intéressait pas. Je veux rentrer à la maison, Harriet ! Je veux retrouver ma mère et mon père. Je n’arrête pas de penser à mon père, et au capitaine Richardson.
De grosses larmes se mirent à couler sur ses joues.
— Peut-être sont-ils encore vivants, lui dit Harriet pour essayer de la consoler. S’ils ont réussi à s’échapper, ils sont en train de nous chercher, et ils finiront bien par nous retrouver.
— Si seulement le calife acceptait de nous relâcher contre une rançon ! soupira Marguerite en essuyant ses larmes du dos de la main. Jusque-là, j’avais toujours cru qu’il me faudrait beaucoup de temps pour connaître mon cœur, mais tu vois, si le capitaine Richardson arrivait maintenant, je l’épouserais sans hésiter. Je l’aime, Harriet ! Alors, comment pourrais-je envisager de me donner à un autre homme ?
— Il ne faut pas perdre espoir, reprit Harriet en la prenant dans ses bras. J’ai la quasi-certitude que le calife m’écoutait en secret, ce matin, quand je me trouvais avec Katrina et les enfants. Alors j’ai parlé de rançon, exprès. Je pense qu’il m’a entendue… Enfin, je l’espère, parce que je n’ai plus le droit de parler de cela. J’ai promis.
— Ah ? C’est donc là que tu es allée ? Dans les appartements de la première épouse ? Mélina me l’a dit, mais je n’étais pas sûre de pouvoir la croire. Est-ce qu’elle est vraiment aussi belle qu’on le dit ?
— Oui, elle a un beau sourire, et elle est enceinte. Je l’ai trouvée très sympathique, et je me suis divertie à parler avec les enfants. Il est question que je sois leur institutrice, du moins pendant la grossesse de Katrina. C’est une occupation qui me plaît, mais elle ne m’empêchera pas de chercher à obtenir notre liberté, crois-moi !
— Oui, mais si on me… donne au prince ? demanda Marguerite d’une voix étranglée. Je ne pourrais plus jamais me marier. Je serais flétrie et sans espoir de rédemption.
— Il ne faut pas penser ça ! s’écria Harriet en lui prenant les mains. Ils ne peuvent pas nous forcer à leur obéir, ma chérie. Ils peuvent commander à nos corps, mais ils ne réussiront jamais à briser notre volonté ! Jamais, tu m’entends ? Et tant que nous aurons le cœur de résister, nous serons libres.
— Je peux supporter cette situation parce que tu es avec moi, murmura Marguerite. Mais s’ils nous séparent, je mourrai.
Harriet la reprit dans ses bras, car ce geste, mieux que des paroles, avait le pouvoir de la réconforter. Elle s’efforça de ne pas songer que c’était peut-être pour la dernière fois car, si Marguerite était donnée au prince Hassan, elles ne se reverraient peut-être plus jamais.
* * *
Harriet commençait à s’habituer à sa nouvelle vie. Elle trouvait charmant son appartement, plus charmants encore les jardins, et elle aimait beaucoup le soleil qui brillait en permanence. Elle pensait que, en d’autres circonstances, elle aurait pu être heureuse en cet endroit.
Pourtant, bien qu’elle semblât bénéficier d’un traitement de faveur, elle veillait à garder à l’esprit qu’elle appartenait au calife et non à Kassim. Son cœur risquait de lui jouer des tours et de la mener sur un chemin dangereux, si elle se laissait aller à apprécier Kassim, voire à l’aimer. Elle n’en avait pas le droit.
* * *
— Vous aurez besoin de ceci aujourd’hui, madame.
Harriet examina le long vêtement que lui apportait Mélina, qui précisa :
— C’est pour vous envelopper de la tête aux pieds.
— Je connais. Nous en avons porté un de ce genre pour venir du port au palais. Il s’agissait de nous dissimuler aux regards. Mais pourquoi devrais-je en porter un ce matin ?
— Kassim vous mettra au courant. Tout ce qu’on m’a dit, c’est que vous alliez sortir du palais.
— Sortir du palais ? s’exclama Harriet dont le cœur s’emballa. On m’envoie ailleurs ?
L’angoisse la gagna. Seigneur ! Se pouvait-il qu’elle ait été vendue à quelqu’un d’autre ou donnée en cadeau ? Son cœur battait à tout rompre. Elle souffrait à l’idée d’être séparée non seulement de sa cousine, mais aussi de Kassim. Si elle devait ne jamais le revoir, il lui manquerait beaucoup. Jetant un coup d’œil autour d’elle, elle ne vit pas Marguerite, et son inquiétude s’accrut.
— Où est-elle ? s’enquit-elle à mi-voix.
— Elle prend un bain, lui dit Mélina. Je ne peux pas répondre à vos questions parce que je ne connais pas les réponses. Venez ! Il ne faut pas faire attendre lady Katrina.
— Je vous en prie ! Dites à ma cousine que je l’aime !
Suivant Mélina, elle crut qu’elle allait vomir, à cause de l’angoisse qui lui nouait l’estomac. La conduisait-on à un autre maître ? Non. Lady Katrina semblait l’avoir prise en amitié, et on lui avait demandé de la remplacer pour donner des leçons aux enfants. On n’allait donc sûrement pas la chasser maintenant. Elle décida de s’accrocher à ce faible espoir, tout en se demandant pourquoi elle devait déjà quitter le palais alors qu’elle venait à peine d’y arriver.
Kassim attendait à la porte du harem. Lui aussi s’était habillé comme pour un voyage. Il portait un turban blanc, une tunique courte, blanche aussi, ainsi que des bottes noires. A sa taille il avait noué une écharpe dorée, par-dessus laquelle il portait un ceinturon de cuir auquel pendait un cimeterre dans un fourreau richement décoré.
— Où allons-nous ? lui demanda aussitôt Harriet. Est-ce qu’on me renvoie d’ici ? Ai-je fait quelque chose de mal ?
— C’est exactement le contraire, répondit Kassim en souriant. Vous êtes en si grande faveur que vous avez obtenu le droit d’accompagner lady Katrina au bazar. Elle a l’intention d’acheter des bijoux et des coupons de soie.
La tête lui tournait. Elle craignait d’avoir mal compris. Autorisée à sortir en compagnie de la première épouse du calife, vraiment ? Ce privilège ne devait pas être accordé à beaucoup d’esclaves ! Méfiante, elle ajouta :
— Pourquoi me fait-on confiance ? Vous n’avez pas peur que je prenne la fuite ?
— En abandonnant votre cousine ?
Kassim avait haussé les sourcils. Il la regardait droit dans les yeux, et elle eut l’impression qu’il lisait en elle comme dans un livre ouvert.
— Il n’a échappé à personne que vous l’aimez beaucoup. En outre, lady Katrina a demandé que vous l’accompagniez au bazar et, en ce moment, le calife ne peut rien lui refuser. Voilà… Je ne pense pas que vous créerez de problèmes, non seulement à cause de votre cousine, mais aussi à cause de lady Katrina, parce que vous l’aimez bien. Vous ne voudriez pas qu’elles soient punies à cause de vous, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non !
Harriet se sentit soudain en colère contre Kassim. Il se croyait si intelligent ! Il était persuadé qu’il la tenait à sa merci.
— Je vous trouve bien sûr de vous ! reprit-elle avec aigreur. M’a-t-on suffisamment observée pour qu’on me juge digne de confiance ? Ou estimez-vous que vous me tenez bien en main ?
— Si votre cousine n’était pas là, vous tenteriez votre chance, bien que je pense que vous hésiteriez à trahir la confiance de Lady Katrina.
— C’est vrai, je ne pourrais pas, car elle m’a rendu la vie plus supportable. Elle m’a donné des livres et de quoi faire des travaux d’aiguille, sans oublier le plaisir de sa compagnie. Je la considère comme une amie.
— Je suis heureux de vous l’entendre dire.
— Viendrez-vous au bazar avec nous ?
— Oui, et il y aura aussi deux janissaires, deux hommes en qui j’ai une entière confiance. Vous pourrez acheter ce que vous voudrez pour votre cousine et pour vous, j’ai une bourse bien garnie.
— Je n’ai besoin de rien, répliqua Harriet avec mauvaise humeur. On me donne des vêtements et des livres. Je suis nourrie et logée, bien sûr. Moi, ce que je voudrais, c’est galoper dans la campagne ou courir avec mes chiens. Mais ça, c’est impossible, évidemment !
Kassim se rembrunit et ses yeux bleus jetèrent des éclairs. Il la saisit par le poignet. Elle frémit, mais la sensation n’était pas désagréable. Pourquoi avait-il cet effet-là sur elle ? Elle se sentit tout à coup tendue au point d’avoir du mal à respirer. Elle le vit plisser les paupières et la regarder avec étonnement, comme s’il avait conscience de ce qu’elle éprouvait.
— Vous n’avez tout de même pas peur de moi ? dit-il. Je n’ai pas l’intention de vous faire de mal, Harriet, mais je dois vous rappeler qu’il ne vous sert à rien de ressasser le passé. Votre vie est ici, maintenant. Vous devez accepter votre destin.
Elle se permit de ricaner.
— Mon destin ? Parce que vous croyez que nos vies sont écrites quelque part et que nous n’avons qu’à subir passivement les événements qui ont été prévus pour nous ?
— C’est une croyance que j’ai adoptée en même temps que la foi musulmane.
— Comment ? Vous êtes devenu musulman ?
— C’était le plus simple, fit-il d’un ton léger.
Harriet remarqua qu’il avait détourné le regard, ce qui lui fit soupçonner que cette conversion n’était que d’apparence et destinée à lui faciliter la vie dans le pays où il devait vivre désormais. A son avis, il ne croyait pas en grand-chose à part en lui-même ; il avait ses propres règles, un sens de l’honneur bien à lui.
— Ah ! Voici lady Katrina ! reprit-il. Venez, madame, il ne faut pas la faire attendre.
* * *
— Il faut acheter quelque chose pour vous et pour votre cousine, dit lady Katrina.
Elles examinaient quelques beaux bracelets en or qu’un marchand leur présentait. Comme Harriet ne répondait pas, elle insista :
— J’ai acheté des coupons de soie et des parfums. Des bracelets comme ceux-là, j’en ai déjà des quantités. Alors je vais vous en offrir un, et un aussi à votre cousine. Dans peu de temps elle en recevra beaucoup d’autres, mais ce serait un début…
Elle fut brusquement interrompue pas de violents éclats de voix. En se retournant, Harriet vit qu’il y avait une rixe non loin d’elles. Des hommes se battaient en s’invectivant, tandis que des femmes hurlaient.
— Ouvrez l’œil ! dit Kassim aux janissaires, avant d’aller voir ce qui se passait.
Les deux gardes se postèrent de part et d’autre de Katrina. Harriet s’aperçut tout à coup qu’elle était seule et que personne ne s’occupait d’elle. Si elle voulait tenter une évasion, c’était le moment ! Elle pouvait prendre son élan, sortir du bazar en courant, mais sa loyauté envers Marguerite la retenait mieux que des chaînes. Elle resta donc où elle était et observa la rixe. Tout à coup, elle entendit derrière elle une voix murmurer, en anglais :
— Ne vous retournez pas, lady Harriet ! Ne montrez aucune émotion, sinon vous allez nous faire repérer.
— Quoi ?
La chair de poule envahit ses bras et, malgré sa nervosité soudaine, elle parvint à se contrôler et à ne pas broncher.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle tout bas.
— Je viens de la part de votre oncle, sir Harold Henley. Il est vivant ; le capitaine Richardson aussi. Ils vous cherchent, vous et votre cousine. Ils ont demandé mon aide pour vous retrouver. Sachez que nous allons tout tenter pour vous libérer. Comment se porte Marguerite ? Avez-vous été violentées ?
— Non, tout va bien. Mais, dites-moi, comment m’avez-vous reconnue ? Et, surtout, comment saviez-vous que j’allais sortir du palais aujourd’hui ?
Avec angoisse, elle se demanda si elle pouvait faire confiance à ce messager imprévu, s’il n’était pas en train de lui tendre un piège.
— Nous avons des espions à l’intérieur du palais, reprit-il doucement. Notre organisation secrète est très efficace. Nous travaillons à libérer des malheureux qui ont été capturés et réduits en esclavage. Ayant appris que vous viendriez au bazar ce matin, nous y sommes venus aussi, et quand je vous ai entendue parler anglais, j’ai pensé que vous étiez la dame que je cherchais. Gardez courage, lady Harriet. Bientôt vous recevrez un important message, qui précédera de peu votre libération. Attention ! Ne regardez pas autour de vous, ne faites aucun mouvement qui pourrait donner l’éveil. Si j’étais repéré, notre plan d’action deviendrait caduc et quelqu’un, dans le harem, mourrait après avoir subi d’horribles tortures.
Harriet brûlait d’envie de se retourner pour voir qui lui parlait, mais elle sut se retenir. Elle planta aussi ses ongles dans ses paumes pour ne pas trahir la moindre émotion, alors que Kassim revenait vers elle. Son cœur battait à tout rompre tandis qu’elle s’interrogeait. Comment était-il possible que quelqu’un, à l’intérieur du palais, ait connaissance de ce qui se passait ? Pouvait-elle faire confiance à ce mystérieux messager surgi de nulle part ? N’était-on pas en train de la mettre à l’épreuve pour voir si elle serait loyale ou non ? Une dernière question, et non des moindres, lui vint. Kassim avait-il aperçu l’homme qui venait de lui parler ?
— Avez-vous été importunée ? lui demanda-t-il en la rejoignant.
— Non…
— Vous semblez troublée. De loin, j’ai vu un Arabe qui se tenait bien près de vous et il vous parlait, j’en suis presque certain. Pendant un moment, j’ai même cru qu’il allait essayer de vous entraîner avec lui. N’oubliez pas que vous courez un danger dans un lieu tel que celui-ci, car les femmes comme vous valent un bon prix sur le marché aux esclaves.
De ce discours, Harriet conclut que si test il y avait, Kassim n’était pas au courant. Après avoir dégluti difficilement, elle parvint à fournir une réponse assez vraisemblable.
— C’était un marchand qui me proposait de voir les bijoux qu’il avait à vendre.
Elle évita de croiser son regard, car elle était sûre qu’il verrait dans ses yeux qu’elle ne lui disait pas la vérité. Mentir ne l’enchantait pas, mais elle y était bien obligée. Elle avait les mains moites et dut prendre une profonde inspiration pour ne pas trembler.
— La rixe, c’était quoi ? s’enquit-elle pour changer de sujet, tout en gardant les yeux tournés vers l’endroit où l’esclandre avait eu lieu.
— Rien d’important. Juste un désaccord entre deux marchands.
Sa voix semblait plus tendue que d’ordinaire, et peut-être la regardait-il avec un drôle d’air. Se doutait-il de quelque chose ?
D’un ton assez brusque, il enchaîna :
— Si vous avez tout ce que vous voulez, je pense que nous devrions retourner au palais.
Pour le plus grand soulagement de Harriet, dont l’estomac était noué par l’anxiété, Katrina intervint alors.
— Pas encore. Je n’ai pas terminé. Il faut que j’achète un cadeau pour Harriet et un autre pour sa cousine.
Harriet fut incapable d’émettre la moindre objection. En outre, son esprit, partagé entre crainte et espoir, se trouvait à mille lieues des bracelets et des coupons de soie. Peut-être Marguerite et elle seraient-elles bientôt libres… Etait-ce possible ?
Elle sursauta quand Kassim lui prit le bras, et se sentit rougir. Pourquoi ce geste si anodin avait-il le pouvoir de la faire réagir aussi violemment ? Et pourquoi avait-il ce feu dans le regard, un feu dangereux ?
Alors que son estomac se contractait plus douloureusement encore, elle sentit la peur s’instiller en elle. Il savait quelque chose, elle en était sûre ! Du moins, il avait des doutes, il devait se rendre compte qu’il s’était passé quelque chose durant sa courte absence, mais il n’arrivait pas à savoir quoi. Il regrettait certainement d’être allé se renseigner sur la rixe.
Une rixe qui ne s’était sans doute pas produite par hasard, songea-t-elle, mais qui avait dû être organisée pour permettre au messager de l’approcher et de lui transmettre son message dans une relative tranquillité.
Elle reçut les présents de Katrina, qu’elle remercia en bafouillant, tant elle était troublée. Elle avait conscience de ne pas se comporter de façon naturelle ; si elle continuait ainsi, Kassim n’allait pas tarder à lui poser des questions très embarrassantes. Il persistait d’ailleurs à la surveiller de près tandis qu’elle prenait place dans sa litière, remarqua-t-elle. Il avait de toute évidence des doutes… En le voyant s’approcher, elle se sentit prise de panique et s’attendit au pire.
— Dites-moi, pourquoi ne vous êtes-vous jamais mariée ? Personne ne vous a jamais fait de demande, dans votre pays ?
Bien que surprise, elle leva le menton avec fierté
— C’est votre pays aussi ! Et la réponse, c’est que je n’ai jamais rencontré personne qui m’ait donné envie de l’épouser. De toute façon, mon père ne m’aurait jamais contrainte à me marier. Il aimait mieux que je reste avec lui, je crois.
— Je me demandais si ce n’était pas parce que vous étiez trop fière et trop exigeante.
— Fière, je le suis, c’est certain ; exigeante, peut-être aussi. Et je crois que mon père appréciait ma compagnie.
— En ce qui concerne la fierté, vous devriez en rabattre. Vous avez eu beaucoup de chance jusque-là, madame. Je vous en prie, ne me donnez pas l’occasion de regretter ma générosité. Si vous causez du scandale, je n’aurai aucun moyen de vous éviter une juste punition.
Que voulait-il dire par-là ? Harriet ne savait plus que penser. Elle avait cru que l’idée de cette promenade dans le bazar venait de Katrina… Etait-il possible que ce soit Kassim qui l’ait organisée pour elle, pour la divertir ? Et pourquoi se sentait-elle aussi étrangement partagée entre son envie de lui assurer qu’elle serait raisonnable, et son désir d’être libre ?