Sept mois plus tard, au début de l’été 1970, alors que tout semble être définitivement rentré dans l’ordre et qu’une paix singulière règne dans la maison, Sarah allume la mèche qui fait tout exploser. Alors qu’un Conseil des ministres retient notre père à Ottawa, notre mère, Victor et moi nous apprêtons à nous mettre au lit quand le vacarme d’un pot d’échappement crevé retentit en contrebas, sur le boulevard. L’assourdissante pétarade grimpe vers la propriété, puis s’immobilise devant le manoir. Le heurtoir de la porte d’entrée claque bientôt. Il me semble retentir avec plus de détermination qu’à l’ordinaire. Je m’interroge. À cette heure tardive, pourquoi Sarah commet-elle l’imprudence de signaler si bruyamment son arrivée ? Elle aurait pu utiliser tout bonnement sa clef et entrer en douce.
Je me lève, quitte ma chambre, découvre ma mère vêtue de son peignoir dans le hall d’entrée. Elle s’affaire à recoiffer dans la glace ses cheveux défraîchis. Constatant ma présence, elle m’envoie, cassante :
— Je vais régler ça !
Convaincu que Sarah va se heurter à sa fureur, je monte me percher sur la dernière marche de l’escalier afin d’entendre la suite. Je me dis que si un dérapage survient, je pourrai intervenir et tempérer les choses. En bas, j’entends la lourde porte s’ouvrir. Vraisemblablement, Sarah n’est pas seule, car notre mère l’interroge, inquisitrice :
— Qui est-ce ?
— Il s’appelle Steeve, répond Sarah.
— Et que vient-il faire ici ?
— C’est un objecteur de conscience américain. Il arrive de Boston. Il cherche un endroit où se réfugier. Il va passer la nuit ici, dans ma chambre, avec moi.
— Il n’en est pas question.
— Nous devons lui apporter notre aide.
— Je ne veux pas de déserteur chez moi. Il part dès maintenant ou je requiers l’intervention de la Gendarmerie.
Mais Sarah brandit à son tour l’arme du chantage :
— Notre pays manifeste de la sympathie envers les objecteurs de conscience et les déserteurs américains. Ils sont des dizaines de milliers à s’être réfugiés chez nous. C’est une réalité que tu ne peux nier. Pense un peu. Que feras-tu le jour où des centaines de manifestants se masseront à ta porte pour dénoncer ton refus d’appliquer la politique de tolérance du gouvernement ?
D’après le court silence qui suit, l’argument ébranle notre mère. L’envie me prend d’applaudir. Je trouve ma sœur très forte. Je l’entends maintenant déclarer :
— Nous montons.
Si je me fie aux craquements, Sarah et l’objecteur de conscience attaquent l’escalier. Je file à ma chambre.
Notre mère évalue sans doute les dommages collatéraux que causerait un mouvement de protestation pacifiste à Mount Pleasant, car elle déclare forfait.
Le lendemain matin, alors que Sarah sommeille toujours et que notre mère s’est cloîtrée dans sa suite, je découvre le mystérieux objecteur attablé à la cuisine. Il est absorbé par la lecture du journal The Montreal Star. Il doit bien mesurer deux mètres : c’est tout juste si ses jambes s’insèrent sous la table. Avec ses jeans et sa chemise en denim délavé, tous deux usés jusqu’à la trame, il affiche une dégaine de hippie. Il me paraît plutôt beau, le visage bien découpé, le regard ardent, je dirais même pénétrant. Ses cheveux noirs et bouclés tombent en cascades sur ses épaules. Une mèche blonde jaillit de sa crinière, au-dessus de l’oreille gauche, insolite : elle contraste avec le noir de sa chevelure et fait songer à un feu de broussaille.
Je lui dis bonjour, il me salue à son tour, me livre son nom, Steeve, mais ça ne va pas plus loin. Il m’intimide avec sa voix basse qui résonne creux du fond de sa poitrine.
Au bout d’un moment, tandis que j’avale mes toasts, je romps la glace pour m’enquérir en anglais, plutôt maladroitement d’ailleurs, encore troublé par ce que j’ai entendu la veille :
— Tu as vraiment refusé de poursuivre une guerre à laquelle tu ne croyais pas ?
— Yes, man.
— Parce que c’était trop… cruel ?
— Hell!
— On t’a déjà forcé à tuer des gens ?
— Imagine, man, raconte-t-il, plutôt cool, sans souligner l’aspect tragique de ses propos. La journée est belle et une brise agite les branches des palmiers d’un hameau qui rassemble quelques paillotes. Une femme se dirige vers toi, coiffée d’un petit chapeau de paille, et elle te sert un sourire sympa. Soudain le sergent hurle qu’il faut l’abattre. Parce qu’elle dissimule une charge d’explosifs. Sans réfléchir, tu lui envoies une décharge de M-16 en pleine tête, et le sang pisse sur toi, et il y en a partout, jusqu’au ciel. Pendant qu’un jet de lance-flammes embrase les paillotes, toi, tu fouilles du canon de ton M-16 les chairs du cadavre qui, au final, ne dissimulent rien. Alors c’est l’enfer sur terre. Des enfants surgissent des flammes, si terrorisés qu’ils n’arrivent pas à pleurer, même si leur corps est réduit en lambeaux de chair brûlée. Une fois l’opération terminée, ces visions te hantent. Tu dois vivre avec. Elles te brisent. Surtout qu’en haut lieu, on évalue après coup qu’il s’agissait d’une malencontreuse erreur et que ça fait partie du jeu. Après ça, man, ces visions te rongent l’intérieur avec l’impitoyable voracité d’un cancer. Mais tu dois reprendre le rythme des combats. Et pour que tu arrives à tenir la cadence, on te fournit en douce de l’héroïne. Tu ne sais pas d’où elle provient ni de quelle façon elle apparaît sous tes yeux, et tu t’en fous, elle se retrouve là, au creux de ta main, apaisante et libératrice. Personne n’arrive à exécuter une boucherie semblable à froid, man, sans anesthésier sa conscience. Personne.
Il conclut :
— Je m’estime quand même privilégié. J’aurais pu être un Afro, et dans les tranchées, les Blacks, c’est de la chair à canon.
Il reprend la lecture du journal, et quand je pars pour le collège, je lui tends la main, qu’il serre fermement. C’est une poignée d’homme mûr, qui a beaucoup vécu.
Les jours suivants, Steeve s’enferme avec Sarah dans sa chambre et je ne suis pas appelé à les rencontrer. Ma mère évite de rappeler la présence de l’objecteur, qui occupe pourtant toute la maison. Elle irradie, glisse sous les portes, s’incruste dans les murs et adhère aux objets. C’est une pensée nouvelle, libre, franche et authentique, qui cherche à s’introduire dans un ancien monde. Elle défie les valeurs de notre mère, qui s’impose partout, elle lui bataille chaque centimètre, comme si les ténèbres et la lumière s’affrontaient dans un ultime combat apocalyptique. Je comprends maintenant que dans cette maison, les choses ne seront jamais plus comme avant. La notion de conscience a forcé la lourde porte d’entrée, sans clef et sans utiliser le heurtoir.
Une semaine plus tard, à mon retour du collège, ma mère me prie de l’accompagner au rituel du bain. Nous parvenons à la piscine et, comme à l’accoutumée, je me tiens en retrait derrière elle, tenant à bout de bras son peignoir, quand j’ose finalement m’enquérir :
— L’Américain n’est plus là ?
— Le déserteur, tu veux dire.
— Non. L’objecteur de conscience.
— Il a pris la décision de rentrer chez lui, à Boston.
— Ça n’a pas de sens ! À coup sûr, il va se retrouver devant une cour martiale ! Et Sarah ?
— Elle a compris qu’elle est allée trop loin et s’en repent.
Dans mon for intérieur, je sais que ma mère ment.
Le même soir, des grattements se font entendre sur le bois de ma porte. C’est Sarah. Elle a abondamment pleuré et ses yeux sont bouffis. Depuis des semaines, nous n’avons pas engagé une seule conversation. À la suite d’un bref moment d’inconfort, je l’invite à entrer et nous allons nous asseoir sur le lit. Accablée, elle m’apprend que notre mère l’a menacée de dénoncer Steeve, qui ne bénéficiait pas du statut de citoyen canadien, à l’escouade des narcotiques. Sarah a prévenu Steeve des intentions de notre mère. D’un commun accord, ils ont jugé préférable pour lui de fuir rapidement le pays. Il compte d’ici peu se réfugier dans l’ancien comptoir colonial portugais de Goa, sur la côte occidentale de l’Inde.
— Notre mère poursuit sa guerre, murmure Sarah, comme morte. Et c’est moi qui me prends les décharges de M-16 en pleine gueule. J’aime Steeve. Nous sommes amalgamés des mêmes principes, animés par la même quête. Et puis il est tendre. Comme notre père.
Là-dessus, elle quitte ma chambre et s’enfonce dans sa nuit.