CHAPITRE 10

La mission

Sarah a déserté la maison sans prévenir. L’ange déchu s’est échappé de sa volière, et sans se munir de ses ailes : ses vêtements sont toujours suspendus dans son placard. Victor et moi gardons espoir qu’elle revienne. De toute façon, il ne peut en être autrement, en raison de son statut légal de mineure, qui la place sous la protection de ses parents.

Après une interminable attente, il faut nous rendre à l’évidence : elle ne réintégrera pas la cellule familiale. Mais à quel endroit peut-elle s’être réfugiée ? Et par quels moyens subvient-elle à ses besoins ? Elle doit forcément fréquenter une faune de marginaux qui font fi des lois et partagent ses valeurs. Nous convenons d’attendre l’évolution des choses et de ne plus nous tourmenter à son sujet. Cependant, malgré notre résolution, Sarah occupe nos pensées. Sa condition nous hante, au point que nous entreprenons bientôt des recherches. Nous nous lançons dans l’exploration des grandes artères et des squares de la ville, afin de nous assurer qu’elle n’est pas réduite à faire la manche.

De son côté, notre mère évite de rappeler la fugue de Sarah, façon de nier les faits. Business as usual, laisse croire son attitude désintéressée. Quant à notre père, retenu sur le continent européen en raison d’une rencontre au sommet avec le premier ministre britannique dans la perspective de futures ententes commerciales, nous présumons qu’il n’est pas au fait des événements. Comment réagira-t-il à son retour ?

Par un resplendissant après-midi, alors que les fenêtres ouvertes apportent l’écho du sifflet d’un train, je découvre ma mère installée sur la véranda vitrée. Elle termine un élégant five o’clock tea en compagnie d’Otto Bremner et de Betty Shark. La peau plissée qui dévale sur le cou du magnat n’est pas sans rappeler celle d’un vautour. Tous trois sont calés dans les fauteuils en osier de style art déco laqués noir.

Une fois que les invités ont quitté la maison, ma mère me destine un million-dollar beauty smile dénué de conviction. Elle m’invite à m’asseoir auprès d’elle. De façon plutôt factuelle et avec détachement, comme si elle traitait froidement d’un fait divers, elle me fait part de son intention de me confier une mission. Elle m’estime digne de sa confiance. Proposé de cette façon, je comprends qu’il n’est pas question pour moi de refuser. Elle commence par me révéler que la Gendarmerie est parvenue à retrouver Sarah. Elle logeait dans une conciergerie délabrée du Quartier latin. Le propriétaire de l’immeuble a contacté ma mère pour la prévenir que Sarah a déserté le studio qu’elle habitait sans laisser d’adresse. Or, elle avait signé un bail qui comportait, à titre de référence, le nom et les coordonnées de notre mère.

Elle m’informe qu’elle vient de conclure une entente avec le propriétaire. Elle va défrayer l’équivalent de six mois de loyer, qu’elle acquittera en espèces, en contrepartie de quoi il lui remettra l’unique copie existante du bail. Ma mère insiste : ce document compromettant doit à tout prix disparaître de la circulation. Ma mission consiste à me rendre sur place afin de livrer l’argent au concierge et de prendre possession du bail. À la suite de quoi je devrai effacer toute trace du passage de Sarah dans l’appartement. Rien ne devra subsister, absolument rien.

Ma mère tire de son sac à main une large enveloppe brune matelassée, semblable à celles qu’elle utilise pour blanchir l’argent du parti. L’enveloppe contient un lot de petites coupures destinées au propriétaire de l’immeuble. Il provient de sa caisse occulte. Elle m’autorise à utiliser sa voiture, que je devrai garer à quelques pâtés de maisons de la conciergerie, afin que personne ne puisse en relever le numéro de plaque.

— Charles. Il en va de la réputation de ton père, insiste-t-elle. Si des journalistes venaient à découvrir dans l’appartement des éléments compromettants et que la chose devenait publique, l’information risquerait de déclencher un scandale politique.

Intrigué, je m’enquiers :

— Quels éléments compromettants ?

Plutôt que de répondre, et afin de me déstabiliser, elle emploie l’intimidation :

— Est-ce que par hasard tu chercherais à te défiler de ta mission ? Tu sembles faire peu de cas de la réputation de ton père.

— Mais pourquoi est-ce moi qui dois nécessairement accomplir cette tâche ?

— C’est le devoir d’un fils envers son père.

J’hésite, conscient que je m’apprête à devenir une fois de plus l’exécuteur des basses œuvres de ma mère. Puis, à l’idée que la réputation de mon père pourrait pâtir de la situation, je finis par céder.

— D’accord. Et où se trouve maintenant Sarah ?

— J’ai contacté une relation, un dirigeant de la Sécurité publique dont j’ai facilité la nomination. Il m’en doit une. Il a déjà repéré Sarah au Angel Dust, dans le Quartier latin. Il attend mon appel pour la ramener ici. Elle revient dès aujourd’hui habiter à la maison.

— Tu as l’intention de prévenir notre père de la situation ?

— Non. Il en porte suffisamment sur ses épaules.

— Il doit pourtant être mis au fait.

— Tu ne révèles rien à ton père, d’accord ? Il faut le ménager. Il devient fragile. Je compte sur ta discrétion.

Sans tarder, mais à contrecœur, je gagne le Quartier latin.

Comme convenu, après avoir repéré l’immeuble, je gare la Mustang à quelque distance. Puis cogne chez le concierge afin de réclamer la clef du studio et le bail. En échange, je lui livre l’enveloppe qui contient les billets de banque destinés au propriétaire de l’immeuble.

Dans l’escalier qui mène à l’étage, je ressens une crainte irraisonnée. Et lorsque j’insère la clef dans la serrure de l’appartement de Sarah, j’ai des papillons dans l’estomac. Je découvre une pièce unique, dépourvue de meubles et de rideaux, dont la fenêtre vomit une lumière si crue qu’elle décape les murs. Au centre, un matelas monoplace gît sur les lattes de bois du plancher. Une silhouette est imprimée sur le drap-housse. Je l’identifie dans l’instant : celle de Sarah, effilée et gracile. Je n’arrive plus à arracher mon regard du matelas. Pendant combien de jours Sarah est-elle restée prostrée, à contempler le plafond, pour arriver à perdre toute notion du temps et à creuser son sillon dans le drap-housse ? Sur le plancher, le pichet en plastique que nous utilisions à la maison il y a quelque temps encore. Il contient une bouteille de vin, le goulot plongé vers le fond, ainsi qu’un demi-citron moisi, flottant à la surface d’une eau brouillée.

Le cœur serré, et pressé d’en finir, j’entreprends une méticuleuse exploration des lieux. J’ignore toujours ce que je cherche. Mais qu’a bien pu abandonner derrière elle Sarah qui risque de mettre en péril la carrière de notre père ? Je ne trouve finalement rien. Je jette le matelas parmi les ordures de l’immeuble, puis remets la clef au concierge. Sans raison aucune, peut-être parce que c’est tout ce qui subsiste de ma sœur, je conserve le pichet.

Lorsque je rentre à Mount Pleasant, mon père revient tout juste de sa tournée des capitales européennes. Je découvre dans le hall d’entrée ses valises, qu’il a abandonnées aux pieds du monumental escalier. La domestique m’informe que, lessivé par le décalage horaire, il s’est réfugié dans la salle de séjour. Elle m’apprend également que Sarah est revenue à la maison.

Malgré la recommandation de ma mère, je crois urgent de mettre mon père au fait de la situation. Pendant que je dévale les marches qui mènent au sous-sol, je me dis qu’il doit faire face à la réalité coûte que coûte, aussi pénible soit-elle à accepter. Je cherche déjà les mots avec lesquels je l’en instruirai.

Je le découvre devant la télé. Le dos courbé, il palpe d’une main son estomac, absorbé par la finale du championnat de la ligue majeure américaine de baseball.

En premier lieu, je m’informe :

— Comment s’est déroulé le voyage ?

— Un succès, répond-il distraitement. Tu sais, Charles, le premier ministre m’a adressé des éloges à ce sujet.

Puisqu’il me faut bien entamer la discussion, je fais, non sans hésitation :

— J’aimerais te parler… Tu sais… Notre mère.

Il croit sans doute que je m’apprête à en faire l’éloge, car il m’interrompt :

— Quelle femme extraordinaire, hein !

Cela réduit à néant ma volonté de pousser plus loin la conversation. D’autant qu’il me rappelle maintenant, et ce, avec une admiration teintée de nostalgie, l’indéfectible soutien que notre mère lui a apporté tout au long de sa carrière. Sans son appui, jamais au grand jamais il n’aurait obtenu le retentissant succès qu’il a connu. Il me raconte avec émotion qu’en début de carrière, alors que son étude comptable ne démarrait pas faute de revenus, tous deux occupaient l’appartement que mettaient à leur disposition les parents de mon père au deuxième étage de l’épicerie familiale. Quand le réfrigérateur se trouvait vide, mon père descendait à l’épicerie où, jeté dans la gêne, il quémandait un kilo de bœuf haché, que sa mère lui remettait enveloppé dans un papier ciré.

— C’était bien avant mes années de vaches grasses, avant l’éclatant succès de ma firme comptable, ajoute mon père.

Il dit qu’en ces temps incertains, sa clientèle était aussi rare que des cheveux sur le crâne d’un chauve. Son bureau était installé au salon et il s’était aménagé une rudimentaire salle d’attente dans le corridor. Ma mère, enceinte de moi et en dépit des malaises qui l’incommodaient, traînait chaque jour les chaises de la cuisine dans le corridor pour les adosser au mur.

— Et ça… je ne pourrai jamais l’oublier. Pense un peu, Charles. Je n’étais rien, absolument rien, et malgré tout elle croyait en moi, en mon destin. Elle ne cessait de m’encourager : « Tu vas y arriver. Je le sais », reconnaît mon père, ému.

Il affirme que notre mère est un être dont la force de caractère a modifié le cours de son existence. En effet, à bien des égards, elle a agi sur lui comme une force motrice. Aucun doute là-dessus, c’est une femme admirable, envers qui il éprouve une infinie reconnaissance. Une femme par ailleurs taillée à l’identique de sa propre mère à lui, Eva. Une immigrée d’ascendance écossaise qui non seulement a donné le jour à onze enfants, mais dont la clairvoyance lui a permis d’accéder à la prospérité. Elle avait rapporté à son époux, Jos, que la Vierge Marie lui était apparue en songe. Elle lui recommandait d’acquérir le local du boucher, situé au coin de la rue, qui pour cause de faillite venait de fermer ses portes. La Vierge avait vivement conseillé à Eva d’y établir une épicerie. Jos s’était opposé, car ils étaient pauvres comme Job. Jos n’était qu’un simple journalier qui s’échinait aux Shops Angus, un complexe industriel consacré à la fabrication de locomotives et de matériel ferroviaire. Il martelait le métal chauffé à blanc et quand il rentrait à la maison, trempé de sueur, il lui fallait prendre un bain dans la cuve, et l’eau était noire.

— Tu sais, s’emballe mon père, une Écossaise, toute fauchée qu’elle soit, parvient toujours à amasser des économies. C’est inscrit dans ses gènes. Elle en dissimule sous le matelas, sous les marches de l’escalier, derrière une cloison, au fond d’un tiroir. Tout comme les écureuils enfouissent des noix en prévision de l’hiver.

Une fois que mon père a terminé son récit, je conclus que le moment est fort mal choisi pour décrier les agissements de ma mère, à qui il voue un véritable culte.

Quand je regagne ma chambre, il s’installe en moi un certain désillusionnement à l’endroit de mon père. J’ai beau le trouver héroïque, malgré le courage et la résilience qu’il démontre, il n’est pas mon héros.