CHAPITRE 11

Une autre mission

— Sarah ! C’est moi, Charles ! Je t’en prie, ouvre !

Je colle mon oreille contre la porte de sa chambre et attends qu’elle manifeste sa présence. Pas un son. Pourtant, je sais qu’elle se trouve de l’autre côté. Depuis son retour à Mount Pleasant, nous ne la voyons plus, sauf la nuit, alors qu’elle erre dans les corridors. Les agents de la Gendarmerie royale garés dans la rue ont été prévenus de ne pas la laisser s’échapper, et c’est la domestique qui lui apporte ses repas sur un plateau déposé à sa porte.

En juillet, alors que la touffeur s’appesantit sur nous, je trouve sa porte entrouverte. J’ose étirer mon regard et l’aperçois allongée sur son lit, dans un sommeil de plomb. Les stores et les rideaux sont tirés, elle a rabattu ses bras sur son front, comme si elle cherchait à retenir un cerveau prêt à éclater. Je prends soin de refermer sa porte afin qu’elle échappe au regard inquisiteur de notre mère.

Le même jour, tandis que Victor et moi disputons une partie de cartes sur la véranda, je lui livre mes inquiétudes à propos de notre sœur. Il se montre tout aussi déconcerté que moi, puis m’apprend avoir de son côté aperçu, par la porte ouverte de Sarah, une seringue sous son lit.

— Une seringue ? Tu veux dire, semblable à celles qu’on utilise dans les hôpitaux ?

— Oui.

— Destinée à quel usage ?

Victor montre à ce moment de grands yeux effarés, comme s’il venait d’apercevoir le diable en personne. Après m’être prestement retourné en direction de la porte, j’aperçois notre mère qui, immobile, nous écoute. Elle n’a vraisemblablement pas perdu un mot de notre conversation, car elle vient maintenant vers nous, ulcérée. Après avoir foudroyé Victor du regard, elle s’attaque vicieusement à sa personne :

— Tu mens ! Et pourquoi t’être introduit dans la chambre de ta sœur ? C’est bien toi, ça ! Suspicieux, indiscret, malsain ! Tu cherchais je ne sais trop quoi, quelque chose de sale ! Celui qui veut voir le mal finit par voir le mal ! Tu es pervers ! Et je sais pertinemment de quoi je parle.

Et là-dessus, pour soutenir son faux argument, elle ment, clame que ce n’est pas la première fois que Victor agit de la sorte :

— Je t’ai déjà surpris à m’épier, alors que je me trouvais nue dans ma chambre, affirme-t-elle.

Devenu blême, Victor arrive tout juste à balbutier :

— Mais… je… Ce n’est pas vrai, maman. Je me trouvais à passer devant ta porte. Elle était entrebâillée. J’ai simplement regardé. Tu n’étais pas vêtue. Ce n’est pas ma faute.

— Tu n’étais pas obligé de m’épier !

Notre mère quitte la pièce en décrétant qu’il n’y a aucune seringue dans la résidence d’un honorable ministre, et qu’il n’y en aura jamais. Victor, un menteur, un affabulateur en mal d’attention et affligé d’une âme malpropre, a mal vu.

Une fois qu’elle a disparu, mon frère est anéanti. Il va fondre en larmes quand je m’empresse de le rassurer :

— Ne t’en fais pas. Je sais que tu dis la vérité. Les accusations de notre mère sont sans fondement. C’est de l’intimidation pure et simple. Pour te réduire au silence.

À partir de ce moment, nous convenons de ne plus mentionner la seringue. Au fait, où est-elle passée, cette seringue ? Nous allons vérifier si elle se trouve toujours dans la chambre de Sarah ; tiens, elle a disparu. Quelqu’un s’en est emparé.

Une fois que les choses se sont tassées, ma mère vient frapper à la porte de ma chambre. J’amorce alors la lecture d’une pièce de théâtre dont j’interpréterai prochainement le premier rôle, dans le cadre des activités parascolaires du collège. Je m’empresse de soustraire le texte dactylographié à sa vue, l’enfouis sous mon oreiller.

Dès qu’elle se présente à moi, je la sens préoccupée. J’en cherche déjà la cause, mais c’est rapidement qu’elle étale son désarroi.

— Avec Sarah, ça ne va plus du tout, commence-t-elle.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle a besoin de soins. C’est urgent. Sinon je crains qu’elle ne s’en prenne à elle-même.

— Tu veux dire : qu’elle s’enlève la vie ?

— Elle pourrait effectivement en arriver là.

— Elle s’est confiée à toi ?

— À maintes reprises.

Je tente d’apporter l’explication suivante :

— Peut-être… n’est-elle tout simplement pas heureuse ?

— Crois-moi, insiste ma mère, si les choses continuent de la sorte, elle ne se ratera pas.

— Pourquoi m’en faire part ?

— J’estime qu’il n’y a que toi qui puisses lui apporter de l’aide.

— Ah oui ?

— Elle a confiance en toi, plus qu’en toute autre personne.

— Qu’attends-tu de moi ?

— Ta sœur doit dans l’urgence être confiée à une clinique psychiatrique. Tout ce que je te demande, c’est de l’y conduire. Je t’en prie, fais-le pour ton père. Il l’appréciera. Il m’a confié le plaisir que lui procurent vos récentes conversations. Je sais que tu souhaites poursuivre avec lui un rapprochement et ce serait là l’occasion. De plus, comprends que ni ton père ni moi ne pouvons nous présenter à cet endroit sans courir de risques. Je donnerais tout pour pouvoir t’y accompagner.

— C’est pour quand ?

— Demain.

— Si tôt ?

— Le temps presse.

— J’aimerais y réfléchir.

— Le chef de cabinet de ton père a déjà réglé les formalités. Il a jugé bon d’inscrire Sarah sous un autre nom. La direction de l’établissement vous attend demain. Je sais que c’est un peu précipité. Je te remercie, Charles. Je t’en suis infiniment reconnaissante.

Après un moment d’hésitation, je la rassure :

— Ne t’en fais pas. J’en prendrai l’entière responsabilité.

— Je sais que je peux compter sur toi.

— Sarah a été prévenue ?

— Non. On nous a recommandé de ne pas l’effrayer inutilement.

— Mais de quelle façon vais-je procéder ?

— Je ne sais pas, moi, trouve un prétexte. Tiens, tu pourrais lui proposer une balade en voiture. Elle adore voyager en ta compagnie.

Cette nuit-là, je me torture l’esprit. Je me tue à considérer les tenants et les aboutissants de l’acte que je m’apprête à poser. J’en arrive finalement à la malheureuse conclusion que Sarah consomme une substance quelconque et que, pour prévenir un acte irréparable, je dois la conduire à la clinique. Ah, si seulement je pouvais cesser de réfléchir ! Qu’on me dévisse la tête !