Le lendemain, aux environs de quatorze heures, je me pointe devant la chambre de Sarah. Elle dort toujours. Pas un souffle d’air. C’est suffocant. Comment peut-elle arriver à respirer dans pareille moiteur ? Elle semble pétrifiée, ses mains jointes sur sa poitrine, comme un gisant de pierre exposé dans une cathédrale. Afin de ne pas la brusquer, je m’éclaircis d’abord la voix, puis annonce :
— Sarah. C’est moi. Est-ce que je peux entrer ?
Tout au plus émet-elle un pâle gémissement. Elle émerge péniblement de son état comateux. Elle entrouvre les yeux, les paupières lourdes, l’air abruti et le cerveau spongieux. Elle est sous l’effet d’une quelconque substance chimique, ce qui balaie la culpabilité que j’éprouvais à l’idée de la conduire à la clinique. Elle bâille sans pudeur, secoue la tête, sa main balaie ses cheveux hirsutes, puis elle s’étire. Elle parvient à se redresser et à s’asseoir en tailleur sur le lit. Je lui annonce que le soleil est radieux et le ciel d’un bleu absolu, lui propose que nous profitions de l’occasion pour faire une balade en voiture. J’ai d’ailleurs repéré un coin charmant du côté de la rivière des Prairies.
— Cool, murmure-t-elle, encore dans les vapes.
— Je reviens te chercher ?
— Notre mère est d’accord ? s’étonne-t-elle.
— C’est moi qui ai émis l’idée et elle ne s’y objecte pas.
— Cool !
Une heure plus tard, elle me rejoint dans la Mustang, engouffrant à la hâte un sandwich au beurre d’arachide. Un coup de clef et le moteur rugit, le pot d’échappement ronronne. Nous démarrons. Tandis que nous croisons la voiture banalisée de la Gendarmerie, toujours garée en retrait de la propriété, j’adresse aux agents un geste courtois de la main.
Nous atteignons assez rapidement l’étalement anarchique de la banlieue et ses enfilades de bungalows. Des jardinets proposent des flamants roses en plastique ou des effigies de Mexicains coiffés d’un sombrero en plâtre. Leurs bras offrent des pots de géraniums. Plus loin surgissent les centres commerciaux, plaies vives de l’urbanisation. Sarah n’a pas encore émis un seul mot. Emmurée dans un troublant silence, elle fixe la ligne blanche de la rue, la tête appuyée contre la portière. Ses fins cheveux d’ange s’échappent par la fenêtre ouverte, aspirés par le vide.
Des rugissements métalliques signalent bientôt la proximité d’un parc d’attractions. Une odeur sucrée de barbe à papa s’infiltre par la fenêtre. Elle soupire :
— On ne s’est pas beaucoup parlé ces derniers temps. Excuse-moi. C’est ma faute. J’étais pleine de mauvaises vibrations. Je ne voulais pas te les communiquer. Mais finalement, on se retrouve. C’est ça qui compte.
Elle tend le bras à l’extérieur de la voiture afin de laisser le vent caresser doucement sa main.
— C’est un vrai soulagement de penser à autre chose qu’à soi. Parce que ces temps-ci, ça ne va plus du tout. Je crois que mon cerveau commence à faire des free games. Comme au pinball.
Nous arrivons en vue de la clinique. Le cœur me monte aux lèvres. J’inspire profondément. C’est un immeuble rectangulaire de facture récente, de type bunker, aux murs de béton percés de minuscules fenêtres opaques. Il se dresse au cœur d’un vaste domaine arboré. Une imposante allée de peupliers mène à sa porte.
Sarah, qui reconnaît l’endroit, s’agite un peu :
— J’ai un ami enfermé là. Ils le traitent avec des électrochocs.
Le mot « électrochocs » m’emplit de frayeur. Est-ce que je me trouve à l’endroit désigné ? Entend-on administrer ici à Sarah une autre forme de thérapie que celle proposée par notre mère ? Je suis sur le point d’engager la voiture sous les hautes grilles d’entrée du domaine quand le doute s’empare de moi. Je change de cap, braque le volant dans une autre direction, pousse l’accélérateur à fond.
— Pourquoi rouler si rapidement ? fait remarquer Sarah.
— Je ne roule pas vite.
Sous mes bras, ma chemise est trempée.
Quinze minutes plus tard, nous parvenons sur les berges de la rivière des Prairies, qui coule sereinement entre les arbres. J’évite de m’y arrêter. Je crains de ne plus avoir le courage d’en repartir. Je suggère plutôt à Sarah que nous regagnions la maison.
Je reprends la direction de la clinique, et nous y parvenons beaucoup trop rapidement, il me semble. Alors que nous franchissons les hautes grilles en aluminium brossé du domaine, des pulsations effrénées battent à mes tempes. À peine sommes-nous engagés dans l’allée centrale que Sarah se braque :
— Mais qu’est-ce qu’on vient faire ici ?
Je n’arrive pas à formuler de réponse, et tandis que nous cheminons vers le pavillon central, Sarah comprend la raison de notre venue à cet endroit. L’effroyable réalité se dessine dans sa tête, qui maintenant s’effondre sur sa poitrine, comme ça, tchac, décapitée. Le silence qui suit broie les nerfs, il est insupportable.
Je gare la voiture à proximité du porche et prie Sarah de me suivre. Elle refuse tout net. Elle se met à hurler :
— Ne me touche pas ! Je te défends de me toucher ! Tu n’as pas le droit !
Je tente de la convaincre :
— Comprends-moi. J’agis pour ton bien !
Mais elle sanglote à chaudes larmes.
— Charles, je t’en supplie, ne m’abandonne pas ici !
J’essaie de la rassurer :
— Ici, on va prendre soin de toi !
Elle proteste :
— Qui t’a convaincu que j’ai besoin de traitements ?
— Notre mère.
Sarah pousse alors une plainte plus déchirante que toutes celles j’ai entendues à ce jour :
— Charles ! Crois-moi ! Elle ment ! Elle ment ! C’est sa faute si je me retrouve ici !
Je ne sais plus qui croire, ma mère ou ma sœur.
Lorsque je descends de la voiture, je commence à douter de la légitimité de mon geste. Et c’est la tête plongée dans un épais brouillard, en plein désarroi, que je gagne la portière de Sarah. J’ouvre, l’invite à descendre mais, au lieu de se laisser conduire, elle s’éjecte de la voiture, se jette sur moi comme une démente, martèle ma poitrine de ses poings.
— T’es plus mon frère ! Tu m’as menti ! Menti ! Comment peux-tu me trahir ainsi ? Ici c’est l’internement ! Salaud ! Salaud !
Dans la mêlée, nous éclatons tous deux en sanglots. Au terme d’un combat lugubre qui n’a rien d’élégant ni de fraternel, je parviens à saisir ses poignets et à l’immobiliser. À court d’arguments et en désespoir de cause, j’en suis réduit à proposer :
— Je jure de revenir te chercher dans une semaine, jour pour jour. Ça te va ?
Je relâche alors l’étreinte de ses poignets et lui tends une main ouverte :
— Promis, tape là-dedans !
Elle me crache dessus avant de prendre les jambes à son cou et de détaler sur l’immensité de la pelouse.
Je cours derrière elle, parviens à la rattraper, hors d’haleine. Son corps est mou et amorphe, il s’abandonne à moi. Je n’entends plus que son délire :
— Je suis sa chose. Et il faut maintenant jeter la chose. Parce qu’elle est sale. On veut la faire disparaître sous le tapis. Comme une merde. Mais une merde sous un tapis, ça finit toujours par puer.
Des agents de sécurité nous ont repérés et, les voyant venir vers nous, je presse Sarah :
— Je reviens te chercher dans une semaine, jour pour jour !
— Vas-tu cesser de mentir, salaud !
Quand elle disparaît, happée par les portes de verre, je prends conscience, et ça me tombe dessus comme une chape de plomb, que ma mère m’a menti. Sa véritable intention n’était pas de sauver Sarah mais de la mettre hors d’état de nuire en lui lessivant le cerveau. Comment a-t-elle pu abuser de ma bonne foi en m’enlisant dans son odieux mensonge ? Si elle m’avait annoncé que j’avais à commettre pareille abomination, j’aurais préféré crever. Je maudis ma mère de m’avoir dupé. J’imagine Sarah, sanglée, le crâne hérissé de ventouses, qui subit des électrochocs. Elle se débat, en proie à la démence : « Arrêtez ! Je vous dis que je ne suis pas folle ! » Mais on lui destine une décharge électrique qui fait raidir ses membres et rend ses yeux exorbités.
Cette vision m’accable. J’ai commis une faute, un crime pour lequel je dois m’infliger une peine. Je me mords la main si profondément qu’une traînée de sang gicle sur mon t-shirt blanc. Ces traces de sang s’imprimeront sur mon corps, me rappelleront l’ampleur de ma trahison. J’arrache mon t-shirt, le lance sur le gazon, puis reviens vers la Mustang, torse nu. Un assassin poursuivi par le feu du remords.