Je trouve dans la boîte aux lettres accrochée aux grilles de fer de Mount Pleasant un courrier émis à mon nom. Il émane de l’Actors Studio. Je crains à ce point d’essuyer un refus que j’hésite à décacheter l’enveloppe. Puis, en retenant mon souffle, j’entreprends la lecture du document officiel. Je manque de m’évanouir : ma candidature a été retenue, on m’invite à me présenter à la séance d’auditions qui se tiendra le 2 août prochain à Manhattan. Bien qu’il reste peu de temps pour m’y préparer, je ne porte plus à terre. Je gagne la maison dans un état d’euphorie. Le ciel peut maintenant me tomber sur la tête et le despote se déchaîner, je m’en balance.
Quand même, à peine rentré, c’est la douche froide. Je me heurte à ma mère qui, plantée devant la glace du hall d’entrée, exécute de savantes retouches à son maquillage. Depuis l’internement de Sarah, nous n’avons pas échangé une seule parole. Lancés dans une impitoyable guerre d’usure, nous nous affrontons par lourds silences interposés. Nous prévenons de cette façon un affrontement meurtrier, une sorte d’Armageddon, ce combat de l’Apocalypse qui oppose les forces du bien et du mal. Mon père s’est envolé pour Washington, où il négocie les termes d’une entente commerciale portant sur le bois d’œuvre. Ma mère a rayé de son vocabulaire le nom de Sarah, comme si notre sœur avait été aspirée par un des grands trous noirs du cosmos.
Lorsqu’elle m’aperçoit, c’est avec retenue, sans tempêter, que ma mère me rappelle la destruction des photos officielles de sa personne que j’ai envoyées valdinguer :
— Que tu le veuilles ou non, dit-elle, il te faut accepter que mon image survivra à ta colère. Elle perdurera.
Surgit à ce moment Victor. Il dévale l’escalier, pour annoncer, circonspect et le visage ravagé par l’incertitude, marchant sur des œufs :
— Euh… Sarah vient de téléphoner ! Ce n’est pas de ma faute. Je ne fais que transmettre l’information. Je… Je ne suis responsable de rien. Sarah s’est… échappée. Grâce à la complicité d’un infirmier qui agissait comme… comme… dealer.
Contre toute attente, notre mère poursuit sans broncher l’application de son mascara, elle lisse ses cils soyeux. Je m’attends à ce qu’elle s’étrangle bientôt, que sa rage explose en mille débordements mais, tout au contraire, elle range posément son bâton de mascara dans son sac à main et annonce, d’une voix aussi calme que déconcertante :
— C’est moi qui ai autorisé le congé de Sarah, prétend-elle. J’ai autre chose en tête pour elle.
Victor et moi savons qu’elle ment. Il s’agit sans doute d’une tactique de sa part pour éviter de perdre de sa superbe et prouver qu’elle exerce un contrôle absolu sur les événements. Nous sommes soufflés par l’ampleur de son orgueil et par son acharnement à tirer parti de la situation. Alors que nous montons l’escalier pour regagner nos chambres, elle ajoute :
— Ah oui ! J’oubliais ! Heureuse nouvelle. Sarah va bientôt se marier.
Je dois m’agripper à la main courante pour ne pas partir à la renverse. D’autant que notre mère poursuit de plus belle, nous informant que dans l’attente du grand jour, Sarah s’est réfugiée dans une commune hippie, du côté de La Prairie, à la limite du cercle des banlieues de la ville.
— Là où l’on prêche l’amour libre et le retour à la terre, dit-elle sur un ton sarcastique.
Mû par un esprit de provocation, je rétorque :
— Et l’amour des drogues dures ?
— Qu’est-ce que tu veux insinuer ? se braque notre mère.
— Tu ne peux ignorer que Sarah consomme de l’héroïne.
— Assez ! s’emporte-t-elle. Il n’y a jamais eu de drogué ici ! Tu te tais ! Tu te tais ! Il n’y a jamais eu de drogue dans ma maison ! Tu cesses de ternir ma réputation ! Tu m’entends, tu cesses tout de suite !
Une fois que j’ai regagné ma chambre, je me réjouis d’avoir fait péter les plombs à notre mère et doute de la véracité de ses affirmations au sujet du mariage de Sarah. Si seulement je pouvais interroger ma sœur. Je tire de ma poche de pantalon la lettre de l’Actors Studio, déjà à la recherche du mentor qui me préparera à mon audition.