Notre mère nous convoque, Victor et moi, à une rencontre qui s’annonce officielle. Le temps que nous nous laissions choir dans les moelleux fauteuils du salon d’apparat, elle nous prévient qu’elle tient à s’assurer que notre sœur ne revienne pas sur sa décision de prendre époux. À cette fin, Sarah est confrontée au dilemme suivant : elle se soumet au mariage, ou elle se voit confiée à un institut psychiatrique privé, qui diagnostiquera une schizophrénie à forte tendance suicidaire, sans possibilité de rémission. Elle y terminera ses jours. Notre mère plaide qu’il est de son devoir de veiller sur sa fille, de la protéger d’elle-même.
Mon frère et moi restons vissés à nos fauteuils. Cette domination sur notre sœur nous semble l’équivalent d’une condamnation à perpétuité. Sarah ne peut avoir consenti à un tel arrangement, et encore moins auprès d’un type qu’elle n’a pas elle-même choisi, mais nous jugeons préférable de ne pas manifester notre désaccord.
Notre mère s’empresse de souligner que Sarah hérite d’un bon parti. Le jeune homme tire ses origines d’une prestigieuse famille. Il doit se soumettre à la tutelle financière de son père à la suite de frasques répétées au sein de la haute société new-yorkaise. Pour continuer à bénéficier de la manne familiale, il a accepté de se marier, après avoir mis fin à sa fréquentation assidue des discothèques de la 54e Avenue et à sa consommation de poudre blanche.
— Cette union inespérée satisfait les deux familles, poursuit notre mère, qui verront disparaître de la sphère publique leurs rejetons récalcitrants. Le prétendant habite un village isolé, de style Early American, au creux d’une vallée des Appalaches, dans l’État du Vermont. Adepte de ce nouveau courant social qui prêche un retour à la terre, il exerce le métier de potier, élabore une technique d’émaillage japonaise appelée raku, propre à la fabrication de bols destinés à la cérémonie du thé. Et, puisqu’il faut appeler un chat un chat, il est un consommateur de marijuana, navrante habitude sans doute, mais qui ne sera pas sans déplaire à Sarah.
Une fois qu’ils seront mariés et que notre mère sera mise à l’abri de l’opprobre, tous deux pourront s’adonner à leurs frasques, consommer autant de joints qu’ils le désirent, sans écorcher la réputation de leurs parents. Notre père a donné son aval au projet. Il entend par ailleurs profiter de la prochaine interruption de la session parlementaire pour proposer à Sarah une croisière dans les Caraïbes, au cours de laquelle il projette de rétablir un climat de confiance et de sonder ses véritables intentions.
Je me dis que pour penser de la sorte, notre père ne doit pas être au fait de l’ampleur de la dépendance de Sarah aux drogues dures.
Quand notre mère termine son annonce, je sens éclater en elle un immense soulagement, comme si une tache disgracieuse jetée sur son impeccable tailleur s’effaçait, sans risque de résurgence.
Le carillon de la porte retentit à ce moment ; c’est Betty Shark. Elle s’amène en vue de l’élaboration d’une campagne de publicité qui promeut les politiques gouvernementales.
Victor et moi sommes à ce point outrés par l’acharnement de notre mère à faire disparaître Sarah que nous subtilisons sa Mustang. Bientôt lancé sur l’autoroute, j’enfonce l’accélérateur jusqu’à ce que la surchauffe du moteur provoque une traînée de fumée grise qui empeste le caoutchouc brûlé. Puis nous laissons échapper un long cri d’exaspération.