Dans le wagon du Canadien National qui m’emmène vers la capitale, je passe en revue les arguments que je servirai au Conseil national d’aide aux créateurs qui m’a accordé ma bourse d’études. Je me sens l’obligation morale de justifier l’abandon de mes cours à l’Actors Studio, tout comme je tiens à m’assurer de l’identité de la personne qui a intercédé en ma faveur.
À mon étonnement, lorsque je pose la question à l’agent qui gère mon dossier, je l’entends exprimer son indignation à l’effet que la partisanerie n’a pas sa place au sein de l’institution. Le soutien financier auquel j’ai eu droit m’a été accordé en fonction de mon talent, et du fait que peu d’artistes connaissent le privilège d’être admis dans une institution aussi prestigieuse que l’Actors Studio.
Je comprends que ma mère m’a une fois de plus menti. J’avais sous-estimé son ignominie.
Durant mon voyage de retour, fort de cette information, je me dis que cette année 1971 sera déterminante pour moi. Je retrouve peu à peu la foi en mon métier, qui m’animait à New York.
Dans les jours qui suivent, les quintes de toux qui m’accablaient s’apaisent, tout comme se dissipent mes cauchemars récurrents.
J’ai emménagé dans le studio il y a trois semaines et j’attends toujours l’arrivée de Sarah. Pourquoi tarde-t-elle à m’y rejoindre ? Elle s’était pourtant montrée enthousiaste à l’idée de venir habiter chez moi, consciente qu’il s’agissait là de sa planche de salut. Dans le but de la retrouver, je suis retourné à Mount Pleasant. Mais la domestique m’a informé que ma sœur ne résidait plus à cet endroit. Quant à mes parents, lors de mon passage, ils s’étaient envolés pour Singapour, pour prendre part à un sommet économique dont mon père est président d’honneur.
J’ai amorcé une première tournée des réalisateurs et des directeurs de théâtre, dans l’espoir de décrocher un second rôle ou une figuration. J’ai frappé aux portes de maisons de production, d’agences de publicité et de maisons de casting, mais la plupart du temps on m’a servi la phrase matraque : « Sorry. Don’t call us, we’ll call you. » Je persiste quand même dans mes démarches, dans l’espoir que la chance survienne enfin.
Au plus froid de l’hiver, je m’affaire à ranger dans la cuisinette un lot de vaisselle dépareillée, déniché au comptoir de l’Armée du Salut, quand la sonnette retentit. Des pas lourds gravissent l’escalier, laissant croire à une visite impromptue du propriétaire. Erreur : je découvre sur le palier Sarah, les joues rougies par le blizzard qui hurle dehors, plantée là comme une solitude. Pour unique bagage, le porte-documents au cuir rongé par l’usure qui appartenait à notre père à ses débuts professionnels. Sous un poncho péruvien écru que traverse une large bande latérale rouge flanquée de lamas, elle porte une robe en madras indien rouge lie-de-vin à l’ourlet blanchi par le calcium des rues. Ses cheveux, qu’elle avait rasés à Goa, repoussent par plaques inégales. Ils rappellent le pelage d’un chien errant dévoré par la teigne. Ça me fiche une claque.
Son visage est secoué de tics nerveux, elle a les yeux vitreux : elle vient probablement de consommer. J’ai l’impression de ne plus retrouver ma sœur tant son comportement est déroutant. Tout juste le temps de la saluer et elle me pousse, force son chemin dans la porte, se précipite en coup de vent dans la pièce, débitant un lot de récriminations qui défilent à la vitesse d’une rafale de mitrailleuse. Elle ne se montre pas tendre à mon égard :
— C’est toi qui m’as foutue dans la merde, alors tu vas m’en sortir ! Si notre mère a pu mettre la main sur mon adresse, c’est parce que tu lui as remis les cartes postales que je t’avais fait parvenir !
J’évite de répondre, l’invite plutôt à prendre place à table. Une fois affalée sur une chaise de la cuisinette, prenant sans doute conscience qu’elle s’est montrée injuste à mon égard, elle se confond en excuses, pétrie de regrets :
— Désolée ! J’ai une attitude de merde ! Tu ne mérites pas ça. Que veux-tu, Charles, je ne m’appartiens plus. Je ne sais plus qui je suis. J’ai plein de toiles d’araignée dans la tête. J’ai un coup de déprime. Aide-moi. Il me faut retourner à Goa. Je t’en supplie, fais quelque chose ! Il me faut retrouver mon passeport ! Et mon Neelam. Neelam. C’est un joli nom, hein ?
Je n’ai pas de solution immédiate à lui apporter, je lui réitère mon invitation à venir s’installer avec moi, le temps de retomber sur ses pattes. Elle accepte et, alors que je la conduis vers un divan sur lequel elle pourra dormir, elle s’emporte, fustige notre mère, qui vient de l’inscrire dans un collège de secrétariat privé tenu par des religieuses :
— Il n’en est pas question ! s’étrangle-t-elle. Sténodactylo, secrétaire, autant me tirer une balle dans la tête !
Elle étale le maigre contenu de son porte-documents sur le divan. Quelques effets de toilette : brosse à dents, dentifrice, peigne, fiole de parfum cheapo. Et la photo d’une dame, une Indienne au visage empreint de noblesse et le regard aimant, vêtue d’un sari aux couleurs chatoyantes. Sarah me la tend.
— Madame Khan, fait-elle. C’est cette femme qui m’a remise sur pied.
Et là, sans prévenir, comme si une main malicieuse venait d’appuyer sur le bouton démence, elle pique une colère à faire sauter le toit :
— Je n’ai rien à branler de notre mère ! Elle me sacrifie au profit de son ascension sociale, eh bien, crois-moi, elle n’est pas sortie de l’auberge ! Pour avoir honte, elle aura honte ! Je vais lui en donner pour son argent ! Attends un peu, je vais lui faire dresser les cheveux sur la tête !
Je lui accorde le temps de retrouver ses esprits, puis je l’informe que je dois malheureusement lui fausser compagnie, filer à une audition, en vue d’un rôle à la télé dans une comédie de situation. Elle comprend l’urgence du moment, opine du bonnet.
En fin d’après-midi, quand je reviens, alors que je gravis l’escalier, je suis dans un état d’exaltation, car j’ai le contrat en poche. J’entre dans le studio avec l’intention d’annoncer l’heureuse nouvelle à Sarah, mais elle n’est plus là. Je n’ai pas espoir de la voir revenir de sitôt, car elle a emporté le porte-documents et ses effets personnels.
Je reçois peu après un appel téléphonique de ma mère, qui s’est lancée à la poursuite de Sarah. Je n’entends pas lui offrir de réponse. Je prends plutôt un malin plaisir à l’informer de ma visite du Conseil national d’aide aux créateurs, où un fonctionnaire m’a assuré que personne n’avait intercédé en ma faveur pour l’obtention de ma bourse.
— Tu ne lui as tout de même pas révélé mon nom ? s’inquiète-t-elle.
Je vois là l’occasion de la faire sortir de ses gonds et je lui mens :
— Évidemment. À cette heure, tout le monde est au fait !
Puis je claque le combiné.
« Tiens, toi ! Maintenant, rame. Dépêtre-toi avec tes jeux de coulisses ! »