CHAPITRE 25

Lueur d’exaltation

Victor et moi marchons dans le tumulte de l’heure de pointe du centre-ville. Mon frère, le rouquin, vient à son tour de franchir le cap des dix-neuf ans. Il a pris du coffre, ses mollets deviennent plus massifs que les piliers du pont qui enjambe le fleuve.

Il m’apprend dans l’enthousiasme qu’un important changement survient dans sa vie : il s’apprête à faire le grand saut, il quittera bientôt la maison familiale. Il estime que notre père y brille par son absence, appelé à de fréquentes missions diplomatiques à l’étranger, tandis que notre mère poursuit sa quête de renommée en tenant les activités de financement de son parti. Depuis le départ de Sarah et le mien, la maison s’est délestée de son âme. Entendre l’écho de ses propres pas se répercuter dans la désolation des corridors le jette dans l’anxiété. Constante, la peur de déplaire à notre mère le tenaille. Elle n’éprouve pour lui que mépris, parce qu’il ne représente pas l’homme idéal, celui qui peut desservir ses intérêts.

Soudain jeté dans l’exaltation, Victor me confie, sous le sceau du secret, que depuis mon séjour à New York il y a quelques mois, il fréquente une fille, à qui il voue un amour incendiaire. Il ne voit qu’elle, et son visage le poursuit partout, à toute heure du jour, jusqu’au plus profond de ses rêves. Il compte faire sa vie auprès d’elle, sûr de parvenir à effacer l’univers de violence familiale dans lequel il a baigné. Il avoue ressentir une inextinguible soif de tendresse, qu’il veut prodiguer à ceux qu’il aime. Tous deux souhaitent mettre un enfant au monde.

Les yeux humides d’émotion, Victor jure qu’il caressera la tête de son bambin en lui répétant à quel point il est beau, unique, et indispensable à sa vie.

— Je tisserai avec lui des liens de confiance, je lui apprendrai l’estime de sa personne, et je ferai de lui un enfant heureux.

Il a l’absolue certitude qu’il agira en bon père.

Je ne doute pas de l’intensité et de la pureté de ses sentiments. Toutefois, dans son intérêt, je ne peux m’empêcher de le prévenir :

— Tu n’es pas un peu jeune pour devenir papa ?

— Comment ça ?

— Tu n’y es pas préparé.

— Si on attend d’être prêts, on n’a jamais d’enfants.

— Oui mais, financièrement ?

— J’ai décroché une job de serveur dans un restaurant. Et toi, tu veux des enfants ?

— Si je n’ai pas fait le bonheur de mes parents, je n’ai pas espoir d’en apporter à mes enfants.

— T’es pas un peu noir ?

— Réaliste, plutôt.

— C’est définitif ?

— Ouais.

— Pas de femme dans ta vie alors ?

— Un jour, peut-être. Si elle démontre des aptitudes pour le bonheur.

— Tu cogites trop.

— Et toi, pas assez.