J’ai terminé l’enregistrement d’une publicité de shampooing et quitte le studio quand une idée me vient à l’esprit : accorder à Sarah une autre chance. Je pourrais tenter de lui trouver un travail quelconque, à la mesure de ses capacités, une tâche rétribuée, qui lui apporterait une lueur d’espoir, lui procurerait un sentiment d’utilité. Elle pourrait de plus amasser l’argent requis pour payer les frais d’un avocat, qui l’aiderait à obtenir son passeport, et pour payer son voyage de retour vers Goa afin de reprendre son fils. Cette chance que je lui accorde sera la dernière.
J’ignore où elle se trouve. Je décide donc d’entreprendre l’exploration des rues et des impasses du Quartier latin. J’ai vu juste, car je la découvre accoudée au bar du Angel Dust, son alma mater, dans une ambiance crépusculaire de fin de civilisation. L’antique taverne rassemble des îlots de coussins poussiéreux, coincés entre des tables de bistro, ainsi que des chaises bancales et dépareillées qui ont vu passer le déluge. Des colonnes de son crachent une musique psychédélique, hypnotique, répétitive, ponctuée de solos de guitare tortueux et distortionnés. Sarah se trouve en compagnie d’une fille qui trahit une émouvante fragilité ; on croirait sa jumelle. Alors que je m’approche d’elles, je détecte dans l’air une fragrance d’huile de patchouli, ce parfum indien aux envoûtantes senteurs boisées, épicées et aromatiques.
Sarah ne s’étonne pas de me trouver devant elle. Elle plane sur une substance quelconque, m’offre une expression exagérément extatique. Elle ne semble pas garder le souvenir de notre dernière rencontre. Elle me propose, façon deal-maker maladroit qui en est à ses premières armes, l’achat de marijuana :
— Salut, man, mon frère que j’aime le plus au monde, toi le plus gentil des frères du monde. J’ai quelque chose pour toi. Tu veux du weed ? Pas cher ?
Je refuse, puis lui offre une bière pression, qu’elle s’empresse d’accepter.
— Tu savais que tu étais le plus gentil des frères chéris ?
Je lui fais part du projet que je nourris pour elle : un emploi de promeneuse de chiens, ceux de mes voisins.
— Ça t’intéresse ?
Elle élude dans l’instant ma proposition. Puis, adoptant un faux ton plaintif, elle débite, épuisée avant même d’avoir commencé :
— Tu sais, Charles, ne va pas croire que je suis fainéante, mais je crois que cette job n’est pas faite pour moi. Je sais que je n’y arriverai pas. Tu comprends, je ne les connais pas, ces chiens, moi. Et s’ils s’en prenaient à moi ?
J’insiste, l’informe avoir tout planifié dans les moindres détails. En effet, j’ai rédigé un document qui comporte le nom et l’adresse de chacun des propriétaires, ainsi que les tarifs, la fréquence et l’horaire des promenades de chaque bête, leur race, leurs particularités, leur tempérament et leurs caprices, ainsi que leurs noms, dont, entre autres Mao, Chopin, Mia, Castro, Bijou et Monaco.
Elle finit par accepter. Mais elle m’impose une condition :
— J’exige d’être payée à l’avance. On ne sait jamais. Les gens sont si malhonnêtes de nos jours.
Je m’oppose :
— Tu ne peux quand même pas être rémunérée avant d’avoir accompli la tâche.
Je lui répète, encore une fois, que cet apport d’argent servira à payer les frais d’avocat liés à l’obtention de son passeport, qui lui permettra de retrouver son fils.
À contrecœur, elle finit par se laisser convaincre.
Le premier matin, elle se présente à l’heure convenue, ce qui dénote quand même de la bonne volonté. Elle devrait logiquement promener les chiens par couple mais, sans doute dans le but de ménager sa peine, elle rassemble et traîne derrière elle toute la meute. L’inévitable finit par se produire, ça ne pouvait manquer : tandis qu’elle laisse les bêtes se soulager au pied d’un réverbère, les laisses s’entremêlent et se nouent, inextricablement.
En état de panique, Sarah me joint au téléphone :
— Charles, je crois que tu ne seras pas content du tout.
— Que veux-tu dire ?
— Les chiens.
— Quoi, les chiens ?
— J’ai dû les abandonner.
— À quel endroit ?
— Autour du réverbère.
— Quel réverbère ?
— Je ne me souviens plus.