CHAPITRE 30

Les méandres de la pitié

J’ai obtenu un rôle dans une production théâtrale. J’attendais désespérément que survienne cette chance, et c’est dans l’exaltation la plus totale que j’entame les soixante-douze représentations inscrites à mon contrat. La pièce prend l’affiche pour la durée de la saison estivale, dans une grange désaffectée aménagée en théâtre. Nous présentons une comédie destinée aux estivants de Hervey-Jonction, en rase campagne.

La salle est dépourvue de climatisation, tout le jour un soleil incandescent darde le toit de tôle ondulée. Pendant les séances de maquillage, nous suons au point que le fond de teint n’adhère pas à la peau, ce qui nous oblige à tartiner, double épaisseur. Qu’importe, nous serions prêts à payer de nos propres deniers pour connaître le bonheur de nous retrouver sur les planches.

Septembre venu, une fois mon contrat honoré, il y a encore un ciel pour moi, je décroche un rôle de figurant dans une opérette. J’y incarne un porteur éthiopien, en compagnie de trois autres figurants. Chacun vêtu d’un simple pagne, nous trimbalons la chaise à porteurs de la cantatrice. Il arrive que, soutenant une note aiguë, et sous l’effort, elle laisse échapper l’un de ses plantureux seins, qui bondit, tel un jack-in-the-box, hors de son corsage. Sans en faire de cas, elle s’en empare tout bonnement, lui fait réintégrer son bustier et l’y dépose, comme un bijou dans un coffret, et ce, sans escamoter une seule note. Alors là, vraiment, chapeau !

De nouveau lancé à la recherche de travail, je reviens un jour d’une audition pour une publicité de bière et suis au volant, stoppé au feu rouge face au square Saint-Louis, quand me parvient l’écho d’une voix fêlée que j’identifie dans l’instant : celle de Sarah. Elle semble invectiver un interlocuteur, le menacer, et elle n’y va pas par quatre chemins.

Je la repère bientôt sur ma droite, attablée à la terrasse d’un café. Agitée, le geste incisif et belliqueux, elle débat avec un jeune homme au profil de victime. Leurs voix se perdent un instant, couvertes par la sirène d’une ambulance qui surgit. Intrigué par le motif de sa rancœur, car je ne l’ai jamais vue tempêter de la sorte, sauf contre notre mère, je décide d’aller voir de plus près. Après m’être garé, je vais me dissimuler derrière l’escalier de bois qui grimpe à l’étage du café, d’où je peux en toute discrétion l’observer.

Le jeune homme tente désespérément de convaincre Sarah qu’il n’a plus un rond, mais elle reste inflexible, une vraie harpie. Elle s’emporte, menace, plaque une main agressive sur la table :

— La dernière fois, c’est moi qui ai payé pour nous deux ! Tu me crois complètement idiote ou quoi ! C’est ton tour !

— Je te jure que je n’ai pas un sou ! insiste piteusement la victime.

— Avance les derniers dollars que t’as en poche, et on arrivera à se payer un fix !

— Mais j’ai besoin de cet argent pour nourrir mon fils.

— Man ! Fuck le fils ! enrage-t-elle.

Avec le temps, j’ai assimilé son jargon : dose, shoot, héro, dope, dealer, buzz, et je m’interroge sur la signification du mot fix.

Soudain à court d’arguments, le jeune homme s’éjecte de sa chaise et détale, pour se fondre dans le flot de passants. Sarah ne fait ni une ni deux, déjà lançée à sa poursuite. Elle se fraie un chemin parmi les tables quand, stupéfaite, elle me découvre sur sa trajectoire. Elle stoppe net sa course. Elle est maigre comme un clou, elle a le visage décharné. On voit qu’elle n’a pas mangé depuis des jours. Peut-être est-elle affligée de poux car, comme lors de notre dernière rencontre, elle ne cesse de se gratter les épaules de ses doigts squelettiques.

Révolté par le chantage qu’elle vient d’exercer sur sa victime, qui n’est pas sans rappeler celui qu’exerce sur elle notre mère, je ne suis pas d’humeur à plaisanter. Question de la faire chier un peu, je lui lance :

— Merci pour les chiens empêtrés autour du réverbère !

Elle se fige, barricadée derrière ses larges lunettes de soleil.

Je lui demande ce que veut dire le mot fix. Pour toute réponse, elle ajuste nerveusement le bandeau de cuir qui ceint sa tête, puis les bretelles de son soutien-gorge, en évidence sous sa blouse indienne en coton quasi transparent. À la suite de quoi, semblant jouer sa dernière carte, elle m’adresse un sourire contraint et pathétique, métamorphosée en petite vendeuse d’allumettes désespérée.

Je reste insensible à la manœuvre, insiste lourdement :

— Je t’ai posé une question. C’est quoi un fix ?

— Charles, mon petit frère chéri que j’aime plus que tout au monde, ment-elle avec une mauvaise foi qui fait grincer des dents. Tu sais pourquoi j’ai crié après ce type. Parce que… Parce que… Parce que ses valeurs ne correspondaient plus aux miennes. Finie… Finie pour moi la société de consommation et ses valeurs… égoïstes. Depuis mon séjour à Goa, je crois davantage en l’être humain et je me nourris… d’authenticité.

Je rétorque :

— De fix surtout !

Elle se braque. Puis rend les armes, et c’est pitoyable :

— Bon, d’accord, je t’ai menti. Pardonne-moi, mon frère que j’aime le plus au monde. Toi le plus gentil.

Elle verse maintenant dans l’autoflagellation, pétrie de regrets :

— Je suis une menteuse. Pardonne-moi. Je ne mérite pas ta confiance. Comprends-moi, Charles, je n’ai pas le choix. Mentir est devenu l’unique moyen de me faire entendre. C’est notre mère qui m’a appris à mentir. Nous, ses enfants, nous sommes tous des menteurs.

— C’est faux. Parle pour toi.

— Comprends-moi, toi le plus gentil frère du monde. Je suis redevenue la « chose » de maman. Je lui appartiens. Elle exerce un contrôle absolu sur ma vie. Je me soumets au marchandage qu’elle m’impose, sinon, elle me l’a bien fait comprendre, c’est l’internement.

— De quel marchandage parles-tu ?

— Tant que je resterai confinée à l’appartement qu’elle met à ma disposition, elle ne me fera pas interner. Elle m’accorde également une somme d’argent mensuelle pour subsister. Que le strict minimum. Je suis en mode survie. Crois-moi, Charles. J’en suis réduite à cambrioler des églises. À voler des objets sacrés. Mais je n’en éprouve ni honte ni culpabilité. Car, au fond, c’est le ciel qui m’accorde cette manne. Mais même le ciel peut parfois se montrer injuste.

Elle rapporte qu’elle a dérobé un précieux crucifix qui provenait de l’époque médiévale. Mais au sortir de l’église il lui a échappé des mains et a glissé dans un caniveau.

— C’est toujours aux mêmes que ça arrive ! geint-elle, tapant rageusement du pied.

Je reviens quand même à la charge :

— C’est quoi un fix ?

— J’ignore de quoi tu veux parler.

L’idée me vient de négocier :

— Dis-moi ce que tu entends par fix et je t’offre une bière.

— Paie-moi d’abord un verre.

Excédé, je pète les plombs :

— Non. Vas-tu à la fin me dire ce qu’est un fix !

Cette fois elle cède. Accablée et honteuse, elle m’informe qu’elle utilise ce terme pour désigner le geste de se shooter de l’héro. Afin de s’épargner de trop nombreuses ecchymoses sur les avant-bras, elle se pique également à l’intérieur des lèvres.

— Où te procures-tu tes doses ?

— À l’occasion au Angel Dust.

— Tu viens de me dire que tu restais confinée à ton appartement, non ?

— Euh, pas toujours.

Elle réclame à ce moment sa bière, tout en se grattant l’épaule. Je m’impatiente :

— Vas-tu cesser de te frotter comme ça !

— C’est l’effet de la dope, pleurniche-t-elle.

Exaspéré, j’abandonne quelques dollars sur la table et m’apprête à partir quand elle me glisse, défaite :

— Qu’est-ce que je dois faire, Charles ? Je suis enceinte.

Cette fois j’explose :

— Comment ça, qu’est-ce que tu dois faire ? Tu penses que je vais croire une connerie pareille ! Si c’est pour obtenir encore une fois de l’argent, eh bien c’est non, aussi bien te le dire, la banque est fermée ! J’en ai ras le bol ! Va où tu veux ! Fais ce que tu veux ! Jette-toi du haut d’un building ou sous une voiture, je m’en balance ! Mais ne rate surtout pas ton coup !

Alors que je m’éloigne, je fulmine encore : « Non mais, quelqu’un, libérez-moi d’elle ! Elle va me rendre complètement dingue ! »