— Et si elle l’était, enceinte ? souligne Charlie.
— Mais non. Elle ne peut pas être enceinte.
— Comment peux-tu te montrer aussi catégorique ? En as-tu la certitude ?
— Oui.
— L’absolue certitude ?
— Non.
Le lendemain, ma mère refuse de me dire où loge Sarah. C’est par l’entremise d’une attachée politique du cabinet ministériel de mon père que je parviens à obtenir son numéro de téléphone.
Lorsque j’ai ma sœur au bout du fil, je m’empresse de la rassurer : elle peut compter sur moi pour se tirer d’affaire. Je suggère que nous consultions un médecin afin qu’il confirme son état.
— Tu crois que je t’ai menti ? Que j’ai tout inventé ? dit-elle.
— Est-ce que tu acceptes ma proposition ?
— Je vais y penser.
— Tu me fournis tout de suite une réponse.
— D’accord, finit-elle par abdiquer.
Elle sombre ensuite dans un abattement coupable, murmure qu’il est immoral de mettre au monde un petit être au sang bourré de chimique :
— Je suis indigne, s’accuse-t-elle.
Afin d’obtenir davantage d’informations sur l’avortement, je contacte une copine qui fréquente la faculté de médecine de l’université McGill. Elle m’apprend que les interruptions de grossesse, bien que depuis peu soustraites au Code criminel, font l’objet d’une sélection, soumis au jugement moralisateur du monde médical et hospitalier. Nombre de jeunes femmes mènent à terme une grossesse non désirée, tandis que d’autres subissent l’examen d’un comité thérapeutique, auprès duquel elles doivent vendre leur salade et rendre des comptes. Afin d’éviter cet humiliant processus, quelques-unes d’entre elles préfèrent consulter des cliniques privées américaines, dans l’État de New York. Elles ignorent les conditions sanitaires dans lesquelles se déroulera l’intervention et les coûts exorbitants qui s’y rattacheront. Ma copine me recommande plutôt de transiter par le Mouvement de libération des femmes qui, après confirmation de l’état de Sarah, lui facilitera l’accès à une clinique qui opère dans la semi-clandestinité. Elle me prévient cependant que des opposants au libre choix risquent de se braquer à la porte de la clinique, et qu’elle pourrait s’entendre crier : « L’enfer t’attend ! » ou : « Meurtrière d’enfants ! »
Je transmets ces informations à ma sœur qui, en dépit de son anxiété, accepte que nous consultions le Mouvement de libération des femmes.
Une fois que c’est chose faite, après confirmation de sa grossesse et l’évaluation de son état physique et psychique, Sarah en réclame l’interruption.
On m’interroge :
— Vous êtes son petit ami ?
— Non. Son frère.
— Vous l’accompagnerez à la clinique ?
— Oui.
Le moment venu, je vais récupérer Sarah à l’appartement où la confine notre mère. C’est la première fois que je m’aventure dans le quartier. Il ne paie pas de mine, se trouve si éloigné du centre-ville qu’il en décourage l’accès. Sarah a raison, elle pourrait hurler ici à tue-tête et s’envoyer toutes les doses qu’elle veut, personne n’aurait idée de s’en préoccuper. Elle loge à l’étage d’un duplex en briques rouges, coincé entre l’atelier d’un carrossier et un entrepôt de pneus usagés, Elvis Tire.
Un coup de sonnette et Sarah vient ouvrir, figée par l’angoisse. Parcourant l’appartement, je reconnais quelques meubles qui proviennent de la chambre à débarras du sous-sol de Mount Pleasant. Entre autres, le buffet-bar qui occupait le bureau de notre père à l’époque où il présidait sa firme comptable, avant qu’il n’entreprenne une carrière de politicien. Je m’étonne de découvrir à la cuisine le pichet en plastique rapporté de ce studio que ma mère m’avait prié de vider. Le reste du décor s’inspire du séjour en Inde de Sarah. Des abat-jour confectionnés à l’aide de papier laqué diffusent de pâles lueurs, et les murs s’ornent de posters de divinités hindoues version psychédélique, au bas desquels un texte informe du pouvoir qu’elles détiennent.
Sur le chemin de la clinique, Sarah ne se montre pas très loquace, tout au plus mentionne-t-elle à l’occasion éprouver une fringale : « Je mangerais bien un hot-dog », ou : « J’ai une envie de chocolat », et enfin : « Des croustilles, ce serait bon, non ? »
Je comprends qu’elle cherche à emplir l’immense vide qui se creuse en elle. Je juge bon de lui rappeler qu’elle s’apprête à subir une intervention chirurgicale, et qu’il serait peut-être préférable de rester à jeun. Pendant le trajet, elle palpe de façon inconsciente son ventre, qui commence à s’arrondir. Elle lui prodigue de tendres caresses.
La clinique occupe un modeste bungalow de banlieue dont rien ne trahit la présence, à l’exception d’un minuscule globe de verre marqué d’une croix rouge. Il faut vraiment chercher pour l’apercevoir. Quelques voitures sont garées à distance, dans la rue déserte ; soulagement, nul protestataire en vue. On m’a informé que le chirurgien qui pratiquerait l’opération, le docteur Morgentaler, est un pionnier du libre choix. C’est un Juif polonais qui a connu les cruautés des camps de concentration. Il s’est donné pour mission d’offrir aux femmes des interruptions de grossesse sécuritaires. Depuis, certains le considèrent comme un héros, d’autres comme l’incarnation de Satan.
Après une attente qui nous paraît interminable et au cours de laquelle nous feuilletons distraitement des magazines, vient le tour de Sarah. Je l’assure de mon soutien, lui souhaite bonne chance et la vois s’éloigner. Sa démarche est instable, en raison de ses talons rongés par l’usure.
Deux heures plus tard, bien qu’encore sonnée, elle a en partie récupéré. Cette fois, à la porte, nous nous heurtons à des protestataires déchaînés : « Tueuse d’enfants ! » « C’est un meurtre que tu portes sur la conscience ! » Ils ne viennent heureusement pas sur nous. Dans la voiture, Sarah me décrit dans un état d’hébétement l’intervention :
— Y’a une sorte d’aspirateur qui est venu me décoller l’intérieur. J’ai senti quelque chose qui s’arrachait à moi. Je ne peux pas dire que ç’a fait mal. Non, c’était pire. Parce que je n’ai rien vu.
Une fois que nous sommes arrivés chez elle, pendant qu’elle se douche, je rafraîchis les draps défaits et tirebouchonnés du lit, abaisse le store, allume la lampe de chevet. Je fouille le frigo et les armoires de la cuisine, découvre une seule et unique boîte de conserve, de la soupe poulet et nouilles, que je fais réchauffer. Assurément, Sarah consacre le peu d’argent que lui offre notre mère à l’achat de dope.
Elle sort de la douche, encore groggy, puis avale par petites gorgées le bol de soupe fumante. Pendant ce temps, je gagne l’épicerie pour lui acheter des denrées, en émettant le souhait qu’elle ne les vende pas pour se procurer des fixs.
Quand je la quitte, Sarah est allongée sur son lit. Je pose une main sur son front afin de la rassurer. Lorsque je viens pour l’en retirer, elle me prie de l’y maintenir :
— Elle est si chaude que ça m’empêche de penser.
Je laisse ma paume sur son front jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse.
Le lendemain, au téléphone, elle se montre plutôt optimiste :
— Ta soupe était la meilleure du monde, et toi, le plus gentil des gentils frères. Ça va mieux.
Elle éclate ensuite en sanglots :
— Je suis une vraie maman. Je te promets de redevenir une vraie maman. Neelam, c’est un joli nom, hein ? Hein ?
Elle jure, sur la tête de son fils et dans un flot de larmes, qu’elle arrivera à se désintoxiquer :
— Regarde-moi bien aller, Charles. Tu vas être fier de moi. Vous serez tous fiers de moi.